Burka-Burkini un débat piégé mais il est trop tard pour ne pas le mener

Burka, Burkini, chacun-e y va de son commentaire, voire de son interdit. Dans les partis politiques, le débat est lancé; des conseillers d’Etat et non des moindres s’y sont mis. L’on s’enflamme sur des principes pas toujours réfléchis jusqu’au bout, alors même que les seules porteuses de Burkas aperçues en Suisse sont des touristes de passage et quelques converties particulièrement fortes en surenchère; quant aux Burkinis, on les cherche également à la loupe, ou plutôt à la longue vue…

Burka : inconscience ou provocation ?

Mais même si les porteuses de ces vêtements restent en nombre très limité, on ne peut pas refuser d’argumenter. Car le débat public porte sur l’intégration, sur le droit à la différence, sur l’Islam, comporte sa part de fantasme et de nervosité. Il est en effet piégé – mais ce n’est pas en l’évitant qu’on avancera. Alors cherchons à y voir plus clair, la question étant de savoir en quoi nous sommes concernés. Il me semble qu’il y a trois points d’achoppement.

1) Dans toute société, il y a des codes vestimentaires. Nous nous attendons à un certain habillement lors de cérémonies, au restaurant, chez des amis, au travail, à la plage, dans la nature, selon les situations, fonctions, métiers… Ces codes se sont nettement assouplis au cours du XXe siècle, mais ils existent. L’apparition de toute nouvelle tenue rompant le consensus fait débat. Ce fut le cas voici 70 ans du bikini. C’est le cas aujourd’hui du Burkini et de la Burka.

2) Porter en Europe de son propre chef le masque intégral appelé Burka ne peut que manifester une acception particulièrement rigoureuse de sa foi, alors que cette tenue n’est aucunement une exigence de la religion. C’est bien plutôt sa prise d’otage par un concept patriarcal, qui impose aux femmes de se cacher afin d’épargner aux hommes tout effort comportemental… Alors, inconscience ou provocation?

3) Choisir ici librement une tenue qu'ailleurs de nombreuses femmes n'ont pas la liberté de ne pas porter peut parfaitement être perçu par des femmes musulmanes comme une menace, une injonction peu rassurante: voici ce que tu devrais porter si tu étais une vraie croyante, rentre à la maison et va te rhabiller !

Règlementer les consciences ou leurs effets sur autrui ?

Malgré cela, une interdiction de la Burka sur un argument d’ordre religieux ou général me semble contraire à la liberté individuelle et nous mettrait au niveau précisément des pays où le libre choix de son vêtement est entravé pour des motifs de ce type. Pour le législateur – qui n’a pas la même perspective que l’individu, qui peut se contenter d'aimer ou de ne pas aimer quelque chose – ce qui est en jeu est moins la Burka en elle-même que ses conséquences sur la vie en société. Qui postule d'avoir un contact normal dans l’espace public, de converser en regardant les personnes dans les yeux, d'assurer une conduite automobile sans danger, de ne pas entraver artificiellement ses possibilités de se mouvoir, d'avoir des relations sereines entre les diverses catégories de la population et en l'occurrence entre femmes et hommes, de savoir à qui on a affaire…

On ne régit pas les consciences, on régit les effets sur autrui de certains choix, en l’occurrence vestimentaires. De même qu’on interdit de se masquer lors de défilés ou d’événements sportifs (les hooligans et les casseurs s’encagoulant comme les braqueurs de banques des bandes dessinées), de même il est légitime d’exiger que chaque personne participe à la vie sociale à visage découvert. Ce n’est ainsi pas la Burka spécifiquement qui est en cause – bien que le message politique qu’elle véhicule soit des plus problématiques, mais les différentes façons de se cacher aux yeux des autres.

Le Burkini : une relation brouillée au corps

Maintenant que dire du Burkini ? En Occident, durant toute l’Antiquité et au début du Moyen Age, la relation au corps était largement décrispée et fonctionnelle. Puis peu à peu on a commencé à se couvrir, à craindre le contact du soleil, de l’air, même de l’eau, à édicter maintes ordonnances sur qui avait le droit – ou le devoir – de porter tel ou tel tissu, vêtement, ornement. Etre bronzé était craint, car stigmatisait la personne comme de condition modeste, devant travailler dehors. A la cour de Louis XIV, on ne se lavait guère, préférant le saupoudrage régulier de diverses substances odorantes…

Durant l’ère victorienne, impossible de paraître en public autrement que couvert de la tête aux pieds – corset pour les dames, costume 3 pièces pour les messieurs, couvre-chef pour tous… Même les explorateurs de l’Amazonie s’y rendaient en tenue de ville. Puis, durant tout le XXe siècle, l’Occident a réappris à exposer le corps au soleil, à l’eau, à la vie, à la vue, sans qu'il n'en résulte de désordre social particulier.

Fait culturel, que tout cela. En quoi le fait que des personnes ne suivent pas cette tendance est-il problématique? A la piscine, à juste titre un vêtement spécifique de natation est exigé. On n’entre pas dans l’eau avec l'habit qu'on a porté dans la rue. Mais si cette règle d’hygiène est respectée, peut-on être davantage critique face à un Burkini, que, par exemple, à des seins nus? Ni l'une ni l'autre de ces tenues n'est ni ne sera en quoi que ce soit imposée à quiconque.

Bien sûr, il est regrettable que d’aucunes croient devoir couvrir leur corps ainsi, alors même qu'aux bains une tenue minimaliste pour les femmes comme pour les hommes est reconnue très largement comme appropriée aux activités qui s'y déroulent ; il n'y a rien d’honteux à la porter en ces lieux, et on a envie de le leur dire haut et fort… Mais en 1930 encore, il pouvait être punissable pour un homme de faire trempette en slip de bain. Voici une génération à peine, des femmes en régions rurales, traditionnellement patriarcales de Grèce, Sicile ou Espagne n’allaient que de noir vêtues et s’avançaient dans la mer toutes habillées. Très inconfortable certainement, mais c’était ainsi. Puis les mœurs ont évolué  – heureusement.

La lettre ou l’esprit ?

Aux JO de Rio, qui n’a pas vu ces sportives de pays musulmans admises au sein des sélections nationales à condition de respecter de strictes règles vestimentaires ? Espérons que ce début d’ouverture permette de trouver, peu à peu, dans cette région du monde aussi, une relation moins stressée au corps humain, et spécifiquement au corps féminin.

Et si l’on mettait nos énergies, plutôt que de se focaliser sur ces deux habits en effet peu engageants, pour agir à la source: à travailler à comment partager des valeurs, comment vivre ensemble, comment objectiver le rapport au corps – et comment mettre dans toute religion la priorité sur l’esprit plutôt que sur la lettre ? Il est temps de se rappeler que les devoirs essentiels de tout croyant ne sont pas le suivi jusqu’à l’absurde d’une liste d’obligations tout à fait périphériques et en l’occurrence instrumentalisées, mais l’amour du prochain et le respect de la Création. Tout le reste n’est que parodie, voire usurpation.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.