Economie verte : «There is no Alternative» – Et si c’était vrai?

Et si la célèbre phrase de Margaret Thatcher[EL1] , qu’elle appliquait au libre marché : «There is no Alternative», était vraie pour l’économie verte ?

 

Depuis plus de 50 ans, depuis Cousteau, Bombard ou Rachel Carson[EL2], pionniers dans les années 1960 de la dénonciation des crimes contre la nature, nous savons que nous surexploitons les océans, fragilisons les sols, abattons les forêts tropicales, sapons la biodiversité, favorisons la désertification, propageons sur la planète entière un modèle de consumérisme inégalitaire qui nous conduit droit dans le mur, aux plans écologiques, économiques et sociaux. Qui est vraiment heureux et s’épanouit par la fuite en avant dans un matérialisme sans fin, une fois ses besoins de base satisfaits ?

 

Une fuite en avant absurde

A la critique de cette course absurde, qui conduit certains maintenant à vouloir coloniser la Planète Mars, s’ajoute la certitude scientifique qu’à force de puiser dans les ressources non renouvelables (sauf à l’échelle géologique), et à ne pas respecter les capacités de renouvellement de celles qui le sont – les effectifs de poisson, le bois, l’eau, entre autres – les limites sont atteintes. De nombreux scientifiques considèrent que les dommages sont d’ores et déjà irréversibles, dans le contexte d’une population croissante, à l’image du chercheur suédois Rockström[EL3] , qui en 2009 avait identifié «neuf frontières planétaires» en passe d’être franchies. A savoir le changement climatique, les atteintes à la biodiversité, l’acidification des océans, l’affaiblissement de la couche d’ozone, les cycles du phosphore et de l’azote, l’utilisation de l’eau douce, les pertes de sols, la charge atmosphérique en aérosols et la pollution chimique : http://www.wbcsd.org/work-program/capacity-building/sdmi/src.aspx.

 

Fin 2015, la 21e conférence des parties de la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques tenue à Paris (COP 21) aboutissait à un accord fixant l’objectif de contenir «l’évolution de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C» (art. 2, alinéa 1, lettre a). La Convention elle-même demande depuis 1994 (!) «de stabiliser (…) les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra d’atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s’adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas menacée et que le développement économique puisse se poursuivre de manière durable».

 

Un peu plus tôt, en septembre 2015, par l’adoption de l’Agenda 2030 et des 17 Objectifs de développement durable, l’Assemblée générale des Nations Unies proclama à la face du monde la liste des enjeux prioritaires: www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/. Parmi eux, le n° 12, Etablir des modes de consommation et de production durables, reprend la formulation du Plan d’action adopté 13 ans auparavant par le Sommet mondial du développement durable de Johannesburg : Des «changements fondamentaux dans la façon dont les sociétés produisent et consomment sont indispensables» (§ 14).

 

On sait ce qu’on doit faire mais ne le fait pas

Le diagnostic est là, les objectifs sont posés, mieux : validés par la communauté internationale et les Etats qui la composent. On sait ce qu’on doit faire, on s’y est engagé mais on ne le fait pas. Pour notre pays, l’Office fédéral de la statistique souligne que notre empreinte écologique, c’est-à-dire notre consommation de ressources, dépasse de plus de 3 fois ce à quoi nous avons droit www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/21/03/01.htm. Autrement dit, nous vivons sur le dos d’autrui et des générations futures, accumulant une dette écologique croissante. Le Réseau Empreinte Ecologique Globale/ Global Footprint Network www.footprintnetwork.org/ fondé et animé par le Bâlois établi en Californie Mathis Wackernagel, établit chaque année le jour où l’humanité commence à vivre à crédit. Et chaque année, ce jour arrive plus tôt, et si nous ne changeons pas de cap de manière forte et incisive, il nous faudra d’ici 2025 une 2e Planète www.footprintnetwork.org/fr/index.php/GFN/page/earth_overshoot_day/ .

 

Effectivement, il n’y a aucune alternative à passer d’une économie linéaire, prédatrice, conçue sur le modèle «Je prends dans la nature, je produis, je consomme, je jette» et fondée sur le présupposé que les capacités des systèmes naturels à nous fournir en ressources et à digérer nos rejets sont illimitées, à une économie en boucles. La nature fonctionne en boucles depuis la nuit des temps, et on ne peut nier qu’elle est une forme d’économie, même constitue la base de toute économie humaine. Elle nous fournit l’eau, le sol, l’air, le climat, les ressources vivantes et minérales qui nous permettent d’exister. Elle travaille pour nous et, par son travail, accumule du capital – le capital-nature. Nous n’aurions pas la moindre chance de gagner une guerre que nous lui déclarerions. Pourtant c’est bien ce que nous faisons…

 

L’initiative pour une économie verte est exactement ce qu’il nous faut

L’initiative pour une économie verte demande exactement cela : inscrire nos activités économiques dans les capacités de charge de la planète. Nous savons le faire, les bonnes pratiques existent, toutes les branches et tous les types d’activité ont développé les savoir-faire propres à une économie de la durabilité ; il s’agit maitenant de généraliser ce qui a fait ses preuves. L’économie circulaire : tout déchet est une ressource au mauvais endroit, alors servons-nous en. L’économie de la fonctionnalité : vivre de la réparabilité et non de l’obsolescence, alors faisons-le. L’écologie industrielle : agencer sur le territoire les activités économiques en sorte que les déchets de l’une puissent servir de ressources à l’autre, alors appliquons-le. De l’agroécologie à la maison positive, une multitude de solutions s'offrent à nous.

 

Une campagne qui valorise l’irresponsabilité

Une campagne d’une virulence incroyable est déclenchée par les partisans du court-termisme et de l’économie prédatrice, pour contrer l’indispensable passage à l’économie verte : pas maintenant, sans contraintes, il faut que la mutation soit incolore, inodore, indolore… Comme si les mutations économiques pouvaient prendre place sans effort, sans difficultés, sans douleur. Et s’y refuser, c’est s’exposer à des difficultés infiniment plus grandes, se condamner à des efforts bien plus conséquents. Une évidence ! Et pourtant, cette campagne nie le potentiel d’innovation, nie la capacité d’adaptation, nie les possibilités de la technique – toutes choses pourtant évoquées à tout propos en d’autres circonstances, exalte la loi du moindre effort et l’avachissement de l’humanité dans un consumérisme délétère et sans âme. Pathétique. Mensonger. Ridicule. Sauf qu’ici, c’est un ridicule qui tue.

 

L’option pour l’économie durable devrait, selon les adversaires de l’initiative, reposer sur la seule initiative du consommateur, et seulement pour ceux qui sont prêts à «changer leur mode de vie», perspective horrible et inconcevable pour d’aucuns, qui préfèrent sans doute attendre que la catastrophe écologique les y oblige. C’est oublier que les externalités ne sont largement pas intégrées dans les prix, que le bon marché est souvent mauvais environnementalement et socialement – autant d’incitatifs au dumping écologique et social de la part tant du consommateur que du producteur. C’est oublier que l’économie durable n’est pas une option pour quelques happy few ou individualistes invétérés, mais une exigence de la survie collective, et si l’on veut que les bonnes pratiques de la durabilité deviennent le standard de tous, ce sont bien les conditions cadre qu’il faut changer.

 

Il est temps de placer l’économie dans un cadre d’intérêt général

Face au déchaînement des lobbies du court terme, rappelons-nous de tous les débats de ces dernières années sur les dérapages d’une finance incontrôlée, sur les paradis fiscaux, sur l’explosion des inégalités, sur les polluants ou le tabac, sur la nécessité de placer l’humain, le sens des choses, l’emploi, la qualité au cœur d’une économie enfin mise au service de la société humaine… Partout on retrouve le même clivage, entre intérêts lucratifs de certains secteurs et intérêt général. Allons-nous vraiment sacrifier ce dernier, alors que nous avons l’occasion d’orienter collectivement les choses dans la bonne direction?

 

C’est bien le moment de faire le parallèle entre ces critiques largement partagées et la nécessité de mettre en place, localement et globalement, les solutions permettant une vie digne sur cette Planète. 35 ans pour se mettre en règle face à la Terre, pour cesser de gaspiller à tort et à travers, c’est ce que l’initiative demande. La seule chose qu’on puisse lui reprocher, c’est que 35 ans c’est probablement déjà bien long.

 

Durant 20 ans, les climatosceptiques ont empêché toute action efficace en matière climatique, et avec chaque jour qui passe, le enjeux deviennent plus complexes, plus coûteux, plus difficiles à traiter. On peut déjà prédire que les générations futures accuseront ces obscurantistes irresponsables de crime contre l’humanité. La démocratie suisse est magnifique et souvent enviée. Mais elle a un talon d’Achille redoutable : avec un nombre suffisant de millions il est possible, par une propagande bien faite, de modifier la perception normale qu’a le citoyen de ses intérêts, d’acheter sa voix. Alors soyons nombreux à ne pas nous laisser acheter.


 [EL1]photo

 [EL2]renvois informatiques

 [EL3]renvois

 

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.