Brexit et maintenant?

C’est un grand Raus qu’une petite mais nette majorité d’Anglais a prononcé. Raus de l’Europe, Raus les étrangers, Raus les Ecossais et les Irlandais du Nord. Le paradoxe étant que finalement le prix fort de cet emballement identitaire sera payé par le Royaume Uni plus encore que par l’Europe. Royaume qui risque fort de se trouver amputé tant de l’Irlande du Nord que de l’Ecosse. On se réjouit déjà des prochaines batailles référendaires, lorsque les partisans du Brexit auront à vanter les avantages de l’Union… avec le Royaume d’Angleterre… Quelques enseignements de ce vote – auquel toutefois il fallait s’attendre.

Comme toute chose, la démocratie a besoin de règles

Tout doit pouvoir être discuté, mais le martèlement durant des mois de slogans de peur et de haine – de la peur (de pertes économiques) par les partisans du IN et de la haine (de l'autre) par les partisans du OUT – a réduit des enjeux forcément complexes à des actes de foi ultra-simplistes. Quand le dénigrement, l’à-peu-près, le mensonge ne connaissent plus de limites, quand les pires pitreries et affabulations sont possibles, les réflexes remplacent la réflexion, la mise en scène la discussion. La démocratie ne supporte pas n’importe quelle forme de débat ; un débat démocratique doit se faire sur la base de valeurs, de faits, d’alternatives. Sinon les mots finissent par devenir des balles, la haine par tuer, et le meurtre d’une députée engagée aux côtés de réfugiés restera le symbole de cette campagne délétère.

Cesser de laisser le champ libre aux détracteurs

Critiquées, insultées, dénigrées, traînées dans la boue depuis plus de 20 ans (depuis, en fait, le vote français sur le traité de Maastricht), les instances européennes n’ont jamais vraiment réagi. Du moins pas avec la vigueur et la pédagogie nécessaires. Elles ont laissé dire, laissé croire, laissé se consolider les pires légendes et oublier les bienfaits que l’UE a apportés (notamment les investissements massifs dans les régions périphériques). Cette passivité est à la fois irresponsable et une forme de mépris. Quand des critiques émergent, le silence les accrédite, et aujourd’hui l’UE est devenue le bouc émissaire de tout ce qui fait mal ou ne va pas. Les Etats membres y ont puissamment contribué en lui mettant systématiquement la faute, spécialement pour des décisions qu’ils avaient approuvées, mais qui se révèlent électoralement inconfortables à appliquer…

Répondre aux attentes du milieu populaire

Sur tout le continent, le socle du vote identitaire, populiste voire d’extrême-droite est aujourd’hui constitué par le milieu populaire. Une sourde colère monte, un sentiment d’être abandonné et incompris, une exaspération qui pourrait tout balayer, une perte impressionnante de crédit des «décideurs». Cette ambiance a atteint des dimensions de rejet voire de haine de la classe dirigeante conventionnelle, de sa langue de bois technocratique et de son impuissance. C’est que le milieu populaire a effectivement été trahi, subissant de plein fouet la montée des inégalités, la précarité et la fin du modèle des 30 Glorieuses qui lui a fait croire durant quelques décennies à un automatisme d’égalité des chances et de progrès social. En lieu et place, il trouve le ghetto social et de vastes zones sinistrées. Facteur aggravant : la fin de ce modèle a coïncidé avec une dérégulation et un mouvement de globalisation sans précédent. L’accompagnement social du grand marché a été plus que timide. Mais à qui la faute ? Largement aux Etats membres, responsables des positions prises au sein de l’UE. La «fracture sociale» n’est pas que matérielle, elle est surtout culturelle, au sens de l’absence de discours partagé, de valeurs auxquelles se rattacher. Un travail patient de dialogue, d’écoute, de prise en compte des attentes, fait d’humilité et d’action, de vérité et de réalisations concrètes est ici le seul chemin possible. La liberté de circulation des marchandises, des humains et des capitaux doit s’accompagner de règles, faute de quoi elle alimente une compétition à armes inégales qui met en péril des régions, des métiers, des catégories sociales entières. Enfin,  les peuples ont besoin de savoir où conduit le chemin de la destinée collective. Sans récit mobilisateur, on ne leur laisse que le choix entre le repli sur soi ou la révolte.

Voir dans la construction européenne la constitution progressive d’une nation

Les Etats européens d’aujourd’hui sont le résultat de l’histoire. Certains se sont constitués au Moyen Age, comme la France, l’Espagne ou l’Angleterre. D’autres, comme l’Italie ou l’Allemagne, ont pris forme au 19e siècle. Enfin, certains n’ont acquis leur souveraineté que fort récemment, comme la Macédoine ou le Kossovo. Tous sont voués à évoluer. L’Europe a été pensée comme leur point de convergence ; la construire, ce n’est pas abandonner sa souveraineté, mais reconnaître que l’exercer en commun apporte un gain majeur en termes de capacité d’action. Le projet européen ne se limite aucunement à un libre marché ; la réduire à cela en serait plutôt la caricature. Au cœur du projet européen se trouve l’organisation du vivre ensemble, le partage et le renforcement d’une identité européenne commune. Cette dynamique est destinée à déboucher tôt ou tard sur un Etat de plein droit, répondant par là à la critique du déficit démocratique. Et c’est un Anglais, Churchill, en 1946, au sortir de la 2e guerre mondiale et de ses 50 millions de morts, qui a été le plus loin sur cette voie, dans son discours de Zurich appelant les peuples et les régions du continent à se constituer en Etats-Unis d’Europe[1]. Sans construction d’une nation européenne, sur la base de valeurs partagées et d’une vision pour le monde, le projet européen restera peu mobilisateur, ne créera pas d’identité à partager.

Pour agir sur le monde il faut une taille critique

Le vote anglais témoigne d’une grande méconnaissance de comment sont structurés d’autres ensembles de la dimension de l’Europe et en quoi cela leur permet de peser sur le monde. Il existe en effet d’autres Etats de dimension continentale. Ils sont multiculturels, fédéralistes, décentralisés, démocratiques : l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Australie, le Canada, les Etats-Unis ; la moitié des Etats des USA pratiquent des éléments de démocratie directe. A part les indépendantistes québécois et qui ont toujours perdu les votes décisifs, aucun sous-ensemble de ces Etats n’a la moindre velléité de les quitter. L’union c’est la force… Un des porte-paroles suisses du courant populiste anti-européen, le conseiller d’Etat valaisan Freysinger exultait après le Brexit : «Les mastodontes sont morts», en parlant de l’UE. Est-il aussi prêt à demander le démantèlement des Etats-Unis, du Brésil ou de l’Inde, voire de la Chine et de la Russie (qu’il admire tant) ? ou des multinationales à qui la division du monde en poussière d’Etats laisserait définitivement le champ libre ? Quand, comme l’ont exprimé certains partisans du Brexit, on ressent l’Europe comme une prison, on n’a pas compris grand chose à l’état du monde.

Indispensable : Sortir de l’ambiguïté

L’UE est au milieu du gué, et maintenant au pied du mur… Dotée de certains attributs d’un Etat (passeport, contrôle – limité – des frontières extérieures, parlement élu, monnaie, drapeau, etc.) elle n’en est pourtant pas un. Ce côté inachevé est sa plus grande fragilité, et elle est restée bien trop longtemps dans l’ambiguïté, perdant sur tous les plans. Cet équilibrisme n’est plus tenable. Ce sera soit moins d’Europe, soit davantage. Sachant que s’il ne devait rester de l’Europe qu’un vaste espace de libre échange, sans aucun pouvoir régulatoire, les catégories fragilisées seraient exposées encore bien davantage à une compétition inégale ! Si le coup de tonnerre du Brexit fait que l‘UE prenne enfin ses responsabilités politiques, il n’aura pas été inutile. Mais il n’y aura pas de deuxième chance et au Brexit succèdera alors l’Exit – de l’Europe comme projet politique.

 

 

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.