La balle de flipper et l’inculpation de Vladimir Poutine

Karim Khan, procureur de la CPI

Pierre Hazan

Chassé par les nouvelles technologies, le flipper est un jeu en voie de disparition. Il avait pourtant ses vertus. Le joueur devait imaginer comment les rebonds de la balle allaient provoquer de multiples effets. L’inculpation par la Cour pénale internationale (CPI) du président russe produit elle aussi ses effets comme au flipper, obligeant toutes les parties à réévaluer leur positionnement.

  • Pour le gouvernement russe, l’humiliation est rude. Jusqu’ici, seuls une poignée de rebelles africains ont été condamnés par la CPI. Certes, Vladimir Poutine n’est à ce stade qu’inculpé pour déportation illégale d’enfants, mais cette inculpation– même traitée par le mépris par les autorités russes – est une gifle. Moscou a annoncé l’ouverture d’une enquête contre le procureur et les juges de la CPI pour « la décision illégale » de poursuivre le chef d’Etat russe. L’ex-président, Dmitry Medvedev, désormais coutumier des formules explosives, a proposé de larguer un missile hypersonique sur la Cour de la Haye. Moins délirant et plus inquiétant, l’annonce faite par la Russie, selon quoi elle va déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie, qui peut se lire comme un bras d’honneur du nouvel inculpé aux juges de la CPI et par-delà, à l’occident. Notons que les médias russes sont restés discrets sur l’inculpation de Vladimir Poutine à l’égard de leur propre population, signe de l’embarras dans lequel ils se trouvent.
  • Pour la CPI, la guerre en Ukraine est – tragiquement – providentielle. Après vingt ans d’existence, la Cour n’avait condamné pour crimes de guerre que cinq rebelles africains, tout en coûtant des centaines de millions de dollars. Même ses plus fervents supporters pouvaient difficilement justifier une Cour, qui était perçue comme menant une politique de deux poids, deux mesures. L’inculpation de Vladimir Poutine remet la CPI au centre du jeu. Mais quel poids – autre que symbolique, même si cela compte aussi – faut-il attacher à l’inculpation du président d’un État membre permanent du Conseil de sécurité ? Cela se traduira-t-il par une dangereuse fuite en avant, ou au contraire, cela calmera-t-il les ardeurs guerrières du Kremlin ? Quid encore de la reconduction de l’accord russo-ukrainien sur l’exportation des céréales dans un mois et demi, dont dépendent les populations les plus pauvres de la planète ? Autant de questions qui restent ouvertes, de même que la question de savoir quels pays accepteront de recevoir sur leur sol Vladimir Poutine, outre la Chine.
  • Pour les diplomates occidentaux, derrière la satisfaction de façade affichée, cette inculpation complique la recherche d’une bien hypothétique solution politique. Les statuts de la CPI permettent une certaine flexibilité (articles 16 et 53) pour geler, voir même abandonner les poursuites contre Vladimir Poutine au nom « de l’intérêt des victimes » ou d’un éventuel processus de paix, mais ces articles sont difficiles à mettre en œuvre. D’où l’intérêt renouvelé aujourd’hui autour de la solution dite du « 38ème parallèle », qui – sans accord de paix – sépare la Corée du Nord de celle du Sud depuis 1948, et qui pourrait préfigurer une « solution sans solution » dans le conflit en Ukraine. Celle-ci prendrait la forme d’une guerre gelée ou de basse intensité sur une ligne de front stabilisée.
  • Pour l’Ukraine, l’inculpation de Vladimir Poutine est naturellement une excellente nouvelle, dans la mesure où elle contribue à délégitimer l’agression russe et à reconnaître les crimes commis. Le pouvoir et la société civile à Kyiv ne croyaient guère que la CPI allait intervenir si rapidement et, encore moins, qu’elle allait viser directement le chef d’Etat russe. C’est pourquoi le gouvernement ukrainien, appuyé par des ONG, a lancé une offensive diplomatico-juridique pour créer un tribunal spécial sur le crime d’agression. Vont-ils poursuivre cette voie-là ? Oleksandra Maviitchouk, dont l’organisation the Center for civil liberties fut lauréat du prix Nobel de la paix 2022, assure que la nécessité de poursuivre Vladimir Poutine pour le crime d’agression reste intacte. Mais on peut sérieusement s’interroger si l’appétit des gouvernements occidentaux de financer un tribunal spécial ad hoc anti-Poutine existe toujours après son inculpation par la CPI.
  • La Cour pénale internationale se trouve désormais devant un choix existentiel : soit, par cette inculpation, elle reste le bras juridique de l’OTAN, et à ce titre, son ambition de représenter la communauté internationale s’effondre. Soit le procureur choisit une stratégie pénale qui frappe aussi des dignitaires d’États occidentaux ou leurs alliés, qui se seraient rendus coupables de crimes internationaux. On se souvient que l’une des premières décisions de l’actuel procureur, Karim Khan, a été de « dépriorétiser» les poursuites contre les possibles crimes de guerre commis par l’armée américaine et la CIA en Afghanistan. Charge à lui de faire la démonstration que la juste internationale s’est dotée d’un procureur libre et impartial.

Un Tribunal contre le crime d’agression : un grand pas pour la justice internationale?

drapeaux rappelant les civils morts, sur la place Maidan, Kyiv, le 6.10.2022, Pierre Hazan

 

Pierre Hazan,

Comment ne pas comprendre la volonté des autorités ukrainiennes d’utiliser toutes les armes juridiques à leur disposition ? Face à une société qui subit une effroyable agression marquée par des crimes de guerre, la solidarité s’impose. Ceci clairement posé, faut-il suivre l’Ukraine et à sa suite, l’Union européenne, dans l’idée de créer un tribunal spécial sur le crime d’agression ? Ce serait assurément une formidable avancée du droit international et constituerait un précédent. Allons-nous enfin tendre vers le rêve kantien : la camisole du droit international viendrait-elle sanctionner les agresseurs et dissuader ceux qui seraient tenter de les imiter ?

Constatons tout d’abord qu’il est tout à fait concevable qu’un tel tribunal soit créé pour sanctionner les auteurs « du crime contre la paix », ainsi que l’agression fut qualifiée lors des procès de Nuremberg. L’angle mort de la justice internationale serait ainsi couvert, car l’agression est le crime des crimes dont tous les autres découlent,  crimes de guerre, crimes contre l’humanité, actes de génocide. Les autorités ukrainiennes ont évoqué deux voies possibles pour établir cette nouvelle institution judiciaire : le tribunal verrait le jour soit par un traité entre l’Ukraine et l’ONU (sous réserve d’un vote de l’Assemblée générale), soit par un traité entre l’Ukraine et l’Europe. Mais posons la question de fond : est-il judicieux d’inculper le chef de l’Etat russe ?

Un procès par contumace

Ce que recherche le gouvernement ukrainien, c’est la stigmatisation de Vladimir Poutine. On peut aisément comprendre la perspective ukrainienne alors que les bombes et les missiles continuent de s’abattre sur le pays. Kyiv reconnaît qu’il est quasi-impossible d’imaginer que le président russe soit assis un jour dans le box des accusés. Ce sera donc un procès in absentia. L’éventuel procès de Poutine vise donc à l’isoler encore davantage, considérant futile, sinon absurde, toute idée de négociation avec un tel interlocuteur. L’effet recherché par le gouvernement ukrainien est de contribuer à un changement de régime à Moscou, mais rien ne dit que l’inculpation de Poutine soit de nature à changer les rapports de force en Russie même.

Mais rappelons quelques précédents : le fait d’avoir transformé le président syrien, Bachar el Assad, en paria, l’a poussé dans une fuite en avant, ne le dissuadant nullement de continuer à utiliser des armes chimiques pourtant prohibées contre des populations civiles. Il ne s’agit pas ici de céder au chantage nucléaire brandie par les plus hauts responsables russes, dont l’ex-président Dimitri Medvedev, mais de peser les conséquences de nos actions. N’oublions pas non plus les paroles d’un médiateur en ex-Yougoslavie, soulignant que « des milliers de personnes seraient encore vivantes parce que des moralistes cherchaient une paix parfaite ». Rappelons aussi que Slobodan Milosevic participa aux accords de paix de Dayton en décembre 1995 et que sans lui, la guerre aurait continué encore, allongeant la liste des victimes. Certes, l’histoire ne repasse pas les plats, mais n’ignorons pas certains faits.

La France a désormais emboîté le pas au gouvernement ukrainien en soutenant l’idée de créer un tribunal sur le crime d’agression. Notons cependant l’embarras de Paris : à quelques heures d’intervalle, le président Macron affirme son intention de continuer à dialoguer avec Poutine, jugeant qu’il est « toujours possible » que Vladimir Poutine « revienne à la table des négociations », alors que parallèlement la diplomatie française fait savoir qu’elle soutient la création d’un tribunal qui vise justement criminaliser et à délégitimer Poutine et donc à l’exclure de toute négociation. L’ambiguïté est sans doute une vertu en diplomatie, mais avec certaines limites.

Le précédent irakien

Au-delà même du conflit russo-ukrainien, la résonance d’un tel tribunal constituerait un précédent. De fait, comment ne pas penser à l’intervention américaine en Irak ? Ne fut-elle pas, elle aussi, une agression basée sur un mensonge ? Le président Poutine prétend être intervenu eu Ukraine pour sauver les russophones d’un « génocide » imaginaire, comme le président George W. Bush prétendait sauver le monde de prétendues « armes de destruction massives » de Saddam Hussein. Or, s’il y a bien un point sur lequel s’entendent les trois grandes puissances (Chine, Etats-Unis et Russie), c’est leur opposition radicale à la justice internationale, lorsque celle-ci ne sert pas leurs intérêts ou risque de les menacer. Cette fois-ci, le chef de l’Etat russe pourrait se faire épingler. Si une digue saute contre l’agression et fait école, il faut s’en féliciter.

Rappelons cependant que le Congrès américain a voté une loi en 2002, le American Service-Members’ Protection Act qui protège les membres du gouvernement américain et l’armée américaine de toute poursuite par la CPI à laquelle les États-Unis n’adhèrent pas. Soulignons que l’une des premières décisions de l’actuel procureur de la CPI en 2021 fut de d’abandonner les enquêtes sur les éventuels crimes de guerre commis par les forces américaines en Afghanistan… D’où la question clef : un éventuel tribunal contre le crime d’agression commis par la Russie sera-t-il un outil d’émancipation ou ne fera-t-il que renforcer une justice à géométrie variable, et par là-même les inégalités dans la pratique du droit et de la justice internationale ? Et dans les pays du Sud, prêter encore davantage le flan à l’accusation d’un néo-impérialisme judiciaire occidental ?

Quand des industriels se sont mis au service d’un génocide

Pierre Hazan,

La société allemande Topf et Fils a contribué à l’efficacité des chambres à gaz et à la crémation de ses victimes, dans l’Allemagne nazie. Les anciens bâtiments de leur siège sont aujourd’hui le seul musée dans le pays consacré au rôle crucial de l’industrie privée dans l’Holocauste. Que motivait ses responsables ? Et comment ont-ils été jugés ?

 

Le département technique de Topf und Söhne, en juin 1940. Sous le nazisme, cette société allemande devient un maillon indispensable du meurtre de masse dans les camps d’extermination

 

Comment ne pas être encore surpris ? On a beau avoir lu des livres, regardé des films, la surprise demeure lorsque l’on est physiquement sur place. La beauté sereine de Weimar, les magnifiques parcs, la célèbre bibliothèque vert rococo de la fin du 17ème siècle, tout ici respire le calme et la sérénité sous les figures tutélaires de Goethe et de Schiller, dont les statues ornent la place principale. On en viendrait à s’assoupir, à se dire que c’est une petite cité tranquille restée à l’écart des grands mouvement historiques, à oublier que c’est ici qu’est née la démocratie allemande en 1919 après la Première guerre mondiale, ainsi que celle du mouvement artistique du Bauhaus, qui marqua l’architecture et le design dans le monde entier. On en viendrait surtout à oublier le nazisme, à oublier combien Hitler aimait l’hôtel Elephant et comment, dès 1933, il ouvrit le camp de concentration de Buchenwald à quatre kilomètres d’ici, en direction de la ville d’Erfurt, une vingtaine de kilomètres plus loin.

Justement, à Erfurt, une autre surprise, encore plus vertigineuse attend le visiteur. Il tombe sur un bâtiment grisâtre de trois étages où est inscrit sur la façade « Toujours ravi d’être à votre service ». Une formule de politesse qu’utilisait la société Topf et Fils (Topf und Söhne). Créée à la fin du 19èmesiècle, Topf et Fils était devenue dans l’entre-deux guerres, le leader mondial de l’incinération. Avec le nazisme, la société devient l’un des maillons indispensables dans l’extermination industrielle d’êtres humains. Pourtant, à quelques rares exceptions près, l’impunité prévaudra pour les industriels qui participèrent à la Solution finale.

LE SEUL MUSÉE SUR LE RÔLE DES INDUSTRIELS DANS L’HOLOCAUSTE

En 1942, les SS sont confrontés à des problèmes techniques à Auschwitz et dans les autres camps d’extermination. Des « problèmes techniques » qui glacent le sang : l’exécution et l’élimination de milliers de cadavres doivent se dérouler sans interruption, à bon marché, en économisant le combustible. Mais comment faire ? C’est alors que la société Topf une Söhne, déjà active au camp de Buchenwald, se propose pour mettre au point des fours et une technique d’aération pour incinérer hommes, femmes et enfants qui viennent d’être assassinés dans les chambres à gaz. La société fournit en outre des fours mobiles aux SS…

Rüdiger Bender est historien. Il préside le groupe de soutien qui a transformé le bâtiment de Topf et Fils en musée, en 2011, imposant la nécessité d’assumer le passé contre tous ceux qui ne voulaient pas « noircir » la réputation de la ville. Un musée exceptionnel, car il est le seul d’Allemagne à témoigner du rôle crucial de l’industrie et l’économie privée dans le génocide perpétré par les nazis.

Après s’être plongé dans les archives de Topf et Fils, Bender avoue qu’il reste interloqué devant des patrons, des ingénieurs et des techniciens qui n’étaient ni ouvertement antisémites, ni idéologiquement nazis, mais qui ont été volontairement les indispensables collaborateurs d’une politique d’extermination. « Les archives montrent une dramatique normalité », dit-il. « Les deux frères Topf avaient des amis juifs, même s’ils ont rejoint en 1933 le parti nazi. Ils ont même protégé leur comptable d’origine juive en dépit des risques. Ils ont engagé des sociaux-démocrates, des communistes, des syndicalistes. Certains de leurs employés avaient été emprisonnés un temps à Buchenwald par les nazis. Et pourtant, les frères Topf ont été les techniciens de la Solution finale. »

COMPÉTITION ENTRE INGÉNIEURS

A écouter Bender, il reste un mystère sur les motivations de la société Topf und Söhne. Tenant son chapeau de feutre à la main, il fait les questions et les réponses lui-même, comme s’il s’interrogeait encore : « L’argent ? Non, les SS étaient notoirement mauvais payeurs et le travail dans les camps ne représentait que 2% de leur chiffre d’affaires. L’idéologie ? Non, les Topf n’ont jamais été vraiment nazis. » En fouillant les archives, Bender pense avoir peut-être trouvé une piste, aussi aberrante soit-elle : la compétition pour l’excellence entre deux ingénieurs qui se détestaient cordialement, Kurt Prüfer et Fritz Sander, chacun s’acharnant à démontrer sa supériorité sur l’autre.

« Sander a même travaillé durant ses loisirs pour perfectionner le système de ventilation des chambres à gaz. Son idée était d’utiliser les cadavres comme combustible, mais les SS n’étaient pas intéressés, car ils étaient déjà satisfaits », explique Bender. Prüfer, qui avait finalisé le système des fours et de l’aération des chambres à gaz, estimait que son savoir n’était pas suffisamment reconnu. Ses courriers attestent de ses demandes d’augmentation de salaire. Il menace même de démissionner avant d’obtenir partiellement satisfaction, soit une augmentation de 5.6 % de son salaire (24 Reichsmark) et un unique bonus pour la nouvelle conception des fours crématoires dans les camps de concentration, dont Auschwitz.

Cette apparente normalité se retrouve dans la trajectoire de l’un des techniciens, Heinrich Messing. Messing est communiste. Les nazis l’arrêtent en 1933. Prisonnier politique, il est enfermé pendant six mois au camp de Buchenwald. Libéré, il est embauché par Topf et Fils. En 1944, Messing se rend à Auschwitz. Les SS sont satisfaits de son travail : il a permis d’augmenter considérablement le rythme d’élimination des cadavres. Après-guerre, Messing est décoré pour antifascisme et son nom figure sur le monument aux victimes du nazisme…

JUSTICE À L’EST ET À L’OUEST

Lorsque le nazisme est finalement vaincu, une commission soviétique et polonaise établit une liste de cinquante personnes « directement responsables » pour les crimes commis à Auschwitz. Tous sont de hauts responsables SS à l’exception de l’ingénieur Prüfer. Prüfer et Sander sont arrêtés en 1946 par les Soviétiques. Ils sont interrogés à Berlin. Sander meurt peu de temps après. Prüfer et deux autres ingénieurs de Topf und Söhne sont jugés à Moscou, en février 1948. Prüfer nie avoir été au courant de la politique d’extermination jusqu’à sa visite de travail à Auschwitz en 1943. Il est condamné à 25 ans de prison et meurt en 1952. L’un des frères Topf, Ludwig, se suicide le 30 mai 1945, s’indignant dans sa lettre d’adieu que des poursuites aient été lancées contre lui… Ernest Wolfgang Topf est interrogé par les Américains, mais maintient que l’équipement qu’il a livré dans les camps de la mort est standard. Après deux ou trois semaines, il est relâché. Plus tard, il comparaît devant un tribunal civil allemand dans le cadre de la dénazification. Il n’est pas inquiété, car il n’a joué aucun rôle dans le parti nazi. Le procureur de Wiesbaden ouvre cependant une enquête pour « complicité de crime », liée au rôle de sa société dans la Solution finale. Mais en 1951, l’enquête est abandonnée.

Lors des procès de Nuremberg, trois sociétés ont été poursuivies par les tribunaux militaires interalliés, dont les responsables de IG Farben qui a fourni le gaz Zyklon B, ainsi que les sociétés Frick et Krupp. Une vingtaine de responsables de IG Farben ont été accusés de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’utilisation d’une main d’œuvre forcée. Les peines infligées furent dérisoires. La plus lourde peine s’est montée à huit ans de prison. La plupart des accusés ont été acquittés ou condamnés à des peines très légères. Les procès de Nuremberg auraient dû se poursuivre pour viser des industriels qui furent indispensables aux crimes du nazisme. Mais guerre froide oblige, l’heure n’était plus à la justice, mais à l’affrontement entre l’Est et l’Ouest.

cc. justice info.net

Apartheid en Israël : comment faire le buzz et manquer sa cible

Pierre Hazan,

L’organisation Amnesty International vient de publier un rapport de près de 300 pages sur Israël avec force documentation. Le titre accroche le lecteur : « L’apartheid israélien contre les Palestiniens, un système cruel de domination et un crime contre l’humanité ». Sans surprise, les journaux en ont abondamment parlé. Et comme un rituel toujours recommencé, le rapport a déclenché les réactions attendues. Amnesty international qui avait disparu des médias au profit de Human Rights Watch a fait le buzz. Les militants de la cause palestinienne ont obtenu la confirmation de ce qu’ils disaient depuis des années, amalgamant lsraël à l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. Et l’Etat hébreu a dénoncé l’antisémitisme, y voyant un traitement particulier. Pourquoi Amnesty International ne parlerait-il pas aussi de l’apartheid chinois à l’égard des Ouïgours, de l’apartheid birman à l’égard des Rohingyas, de l’apartheid à l’égard des Kurdes…

Ironique phénomène : la charge du mot « apartheid » est telle qu’elle donne la visibilité à un rapport, mais qu’elle fait écran à son contenu. Or son contenu méritait intérêt. En particulier les discriminations institutionnelles dont sont victimes les Palestiniens qu’ils vivent non seulement en Cisjordanie et à Gaza, mais aussi à l’intérieur de l’Etat hébreu avec la loi  fondamentale de 2018 qui souligne le caractère exclusivement juif du pays. C’est ce qu’affirmait encore en 2019, le Premier Ministre israélien, Benjamin Netanyahu, lorsqu’il expliquait : « Israel n’est pas l’Etat de tous ses citoyens, (…) mais seulement celui du peuple juif ».

Ce rapport vient s’ajouter à une longue liste de rapports déjà existants, témoignant des violations avérées du droit international et des droits de l’homme commises par les autorités israéliennes, que ce soit la politique de colonisation, la judaïsation de Jérusalem  – dont l’expulsion de familles palestiniennes du quartier de Sheik Jarrah est le dernier exemple -, la captation des terres, et, last but not least, le système de contrôle et les discriminations dont sont victimes les Palestiniens, y compris en Israël même.

Le rapport d’Amnesty international devient cependant plus problématique dans ses conclusions. Il propose la libre-circulation des personnes et des biens entre Israël et Gaza et Israël et la Cisjordanie, « sauf pour des individus spécifiques (« named individuals », en anglais) au nom de la sécurité ». Le rapport fait mine d’ignorer que le Hamas au pouvoir à Gaza et d’autres groupes radicaux cherchent la destruction de « l’entité sioniste » et ne se privent pas d’envoyer des roquettes sur des populations civiles. Comment Amnesty International imagine une libre-circulation dans ces conditions ? La lecture des recommandations d’Amnesty International donne l’impression que l’Etat hébreu est entourée de voisins amicaux, et devrait se comporter avec le Hamas à Gaza, comme la Suisse avec la France ou l’Allemagne. Cette vision faussement technicienne des droits de l’homme, qui veut faire abstraction du contexte en niant l’évidence, offre une critique facile du rapport.

De même, une autre recommandation porte sur le droit au retour. Amnesty International suggère à l’Etat hébreu d’accueillir les Palestiniens chassés lors de la Nakba afin qu’ils puissent revenir vivre en Israël ainsi que leurs enfants (p. 276 du rapport). La diaspora palestinienne se chiffre autour de cinq millions de personnes. Il est irréaliste de croire que le retour de ceux qui le désirent pourrait survenir sans violence, à moins d’imaginer la fin de l’Etat d’Israël remplacé par la création d’un Etat binational. C’est la conséquence logique de cette recommandation, mais Amnesty International se garde bien d’affirmer ouvertement sa vision politique de la solution du conflit. C’est cette vision qui sous-tend en réalité tout le rapport. Pourquoi l’organisation fait-elle semblant de rester dans le seul domaine des droits de l’homme ? Il y a là une forme d’hypocrisie à dissimuler sa vision politique. L’idée d’un Etat binational n’est pas nouvelle et elle est effectivement une option étant donné la poursuite de la colonisation. Elle suppose cependant au préalable qu’Israéliens et Palestiniens renoncent chacun à leur droit à l’autodétermination…

Amnesty recommande dans la foulée que les Palestiniens partis en 1948 devraient être indemnisés. C’est effectivement un principe de droit international qui est justifié. Mais Amnesty International ne parle pas du million de juifs qui ont dû quitter le monde arabe. Quid de cette inégalité de traitement ? Ne devraient-ils pas aussi être indemnisés ? La critique de l’Etat hébreu comme de n’importe quel Etat est aussi naturel que légitime. Mais en voulant à la fois, faire le buzz, dénoncer de réelles discriminations, et en catimini se faire l’avocat d’un Etat binational sans l’assumer, le rapport d’Amnesty International a en partie manqué sa cible.

 

 

 

 

Attentats du 13 novembre : la dérive de la famille Clain

Pierre Hazan,

Ce fut au palais de justice de Paris ce jeudi 16 décembre le récit de l’itinéraire vertigineux de la famille Clain racontée par une mère et l’une de ses filles. L’histoire d’une famille catholique établie dans une petite ville normande qui se convertit à l’Islam radical jusqu’à l’un de ses membres revendique depuis Raqqa les attentats du 13 novembre 2015.

En vidéo, depuis sa cellule, apparaît Anne-Diana Clain : 46 ans, de longs cheveux blonds et bouclés, attentive, elle répond posément aux questions. Elle explique sa soif d’absolu et de spiritualité qui l’a conduit d’abord à trouver le curé de la petite ville normande d’Alençon, « mais ses réponses ne m’ont pas satisfaites ». Elle se convertit alors à l’Islam, la foi de son mari. Ses deux jeunes frères, Fabian et Jean-Michel la suivent, puis leur mère, leur épouse, leurs enfants… Les voilà partis pour Toulouse, « car on voulait vivre entre musulmans ». Sa mère épouse – apparemment brièvement – le père de Mohammed Merah. Ce dernier assassine froidement en 2012, un instituteur et trois enfants d’une école juive et des militaires français à Toulouse.

Dans ce monde qui vit en vase clos dans le quartier de Mistral, Anne Diane ne parle pas l’arabe, « mais je crois aveuglement ce qu’on me disait ». Elle comprend que « l’Islam est une religion de combat et qui dit combat dit batailles ». Ses deux frères vont à Bruxelles, puis huit mois avant la proclamation de l’état islamique rejoignent l’organisation à Raqqa en Syrie avec tout le clan familial : « Mes frères, mes belles-sœurs, tous les enfants de mes frères, ma petite sœur avec sa famille, ma fille Jennifer et ses enfants, ma fille Fanny… toute la famille quoi ». Jean-Michel se bat, puis il rappe sur les ondes de la radio salafiste appelant « à tuer des Français ». Dans la foulée des attentats contre Charlie-Hebdo et l’Hyper-Casher, il chante : « Il faut taper la France, il est temps de l’humilier, on veut de la souffrance et des morts par milliers ». Fabian, plus charismatique que Jean-Michel, devient le porte-parole de l’EI pour la France. Il diffuse les vidéos de décapitation, du pilote jordanien brûlé vif dans une cage, d’autres exécutions… Le lendemain des tueries du 13 novembre qui font 130 morts et 400 blessés, il revendique « l’attaque bénie contre la France croisée ».

“Les chevaliers des médias”

Entretemps, Anne-Diana essaie de les rejoindre à Raqqa avec son mari et quatre de leurs enfants. Mais faute de papier, ils n’y arriveront jamais. Arrêtée en Turquie, renvoyée en France, Anne-Diana purge une peine de neuf ans de prison pour « association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme ». De son parcours, elle dit aujourd’hui l’effroyable gâchis. En prison, elle « a réfléchi » avec un imam, des éducateurs et des psychologues. Elle reconnait « avoir de la difficulté à faire face à tout le mal que mes frères ont fait ». Aujourd’hui, elle avoue « avoir gâché la vie de ses enfants » : « Ils n’ont pas choisi. Nous, on a choisi de vivre cette guerre, on a fait des choix ». Ses deux frères ont finalement été tués dans une frappe ciblée. Le leader de Daesh, el-Bagdadi les a célébrés comme « des chevaliers des médias ». Comme leur corps n’a jamais été retrouvés, ils sont toujours poursuivis dans le cadre de l’enquête sur les attentats du 13 novembre. Sa fille Fanny et ses enfants croupissent dans une prison kurde… Le président du tribunal lui demande si elle a des nouvelles de son père, militaire de carrière. C’est le seul instant qui prête à sourire dans la dérive sectaire de la famille Clain : « Non, pensez, avec trois enfants terroristes… »

Apparaît ensuite Jennifer, 30 ans, cinq enfants, dont le dernier est né en Syrie. Jennifer est incarcérée dans une autre prison française, à Bauvais, en attente de jugement. Elle raconte la vie à Raqqa, les exécutions en pleine ville retransmis sur des écrans géants, la foule qui applaudit… Elle prend ses distances avec les chefs de Daesh, non à cause des attentats qu’elle approuve, mais « parce qu’ils étaient corrompus ». La vidéo du pilote jordanien supplicié ? Elle la voit, comme toutes les autres vidéos diffusées par son oncle. « Je trouvais ça normal. Il avait largué des bombes incendiaires. C’était la loi du talion ». Aujourd’hui, elle dit qu’elle « avait oublié de penser par elle-même », ajoutant : « sans doute, une manière de me protéger ». Son mari a été condamné à mort par un tribunal irakien. Lorsqu’une partie civile lui demande à quoi ressemble l’idéologie de Daesh, elle réfléchit un instant avant de répondre « au régime nazi, même si je ne le voyais pas comme ça à l’époque ». Elle ne croit pas que ses oncles, Fabian et Jean-Michel, ont joué un rôle dans la préparation des attentats du 13 novembre. « Sinon, ils auraient été fiers ». Elle ajoute encore : « On est coupables de ce qu’on a fait ou de ce qu’on a voulu ».

France-Algérie: Macron aura-t-il le courage de créer une Commission vérité ?

60 ans après le massacre d’Algériens manifestant à Paris, le 17 octobre 1961, pour l’indépendance de leur pays, le président français est à nouveau attendu au rendez-vous de la mémoire. Emmanuel Macron a multiplié les initiatives symboliques visant à affronter le passé très sensible et douloureux de la guerre d’Algérie. Mais il n’a jusqu’ici jamais activé la judicieuse proposition de créer une commission vérité et mémoire.

La France a toujours mal à sa mémoire algérienne. Pendant des décennies, et en dépit de l’évidence, la France a vécu avec l’histoire officielle « d’opérations de maintien de l’ordre », bien que cette guerre ait fait un demi-million de morts entre 1954 et 1962, dont 25.000 soldats français, et obligé un million et demi de « pieds-noirs » – des Français vivant en Algérie, parfois depuis des générations – à prendre le chemin de la métropole.

En 2000, le général Aussaresses se vantait encore d’avoir torturé et tué de ses mains « 24 suspects algériens ». En 2005, un alinéa – finalement abrogé – de la loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » soulignait les soi-disant « aspects positifs de la colonisation ».

Depuis, le discours et les esprits ont heureusement évolué, y compris grâce au président Nicolas Sarkozy pourtant rétif à la repentance. En 2007 à Constantine, celui-ci a reconnu que « le système colonial était injuste par nature et qu’il ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation », tout en prenant garde de rappeler « les souffrances, les douleurs et les peines de part et d’autre ». Le 17 octobre 2012, son successeur François Hollande a rendu hommage aux Algériens tués à Paris 51 ans plus tôt, alors qu’ils manifestaient pacifiquement pour l’indépendance de leur pays.

Gestes symboliques et rapport Stora

Mais c’est Emmanuel Macron qui s’est senti le plus libre pour affronter cette page de l’histoire de son pays. Premier président français né après l’indépendance algérienne, il a multiplié les initiatives pour affronter l’héritage si longtemps passé sous silence de cette guerre. En campagne électorale lors d’une visite à Alger en 2017, il dénonce la colonisation comme « un crime contre l’humanité », au grand dam d’une partie des rapatriés et de l’extrême-droite. En septembre 2018, le président Macron affirme venu le « le temps de la vérité » sur la mort de Maurice Audin, qui, dit-il, fut « exécuté ou torturé à mort » par des militaires français, pour son engagement en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Le 20 septembre dernier, il « demande pardon » aux harkis – ces Algériens qui avaient combattu aux côtés de l’armée française – pour « l’abandon de la France » et annonce, « avant la fin de l’année », un projet de loi « de reconnaissance et de réparation ».

Surtout, le 24 juillet 2020, il demande à l’historien Benjamin Stora de faire des propositions « pour apaiser » les mémoires sur la guerre d’Algérie et la colonisation française de ce territoire (à partir de 1830). Dans son rapport remis en janvier 2021 au président français, Stora a donc proposé, entre autres mesures, la création d’une « Commission vérité et mémoire ». Cette commission, qui serait formée de « différentes personnalités engagées dans le dialogue franco-algérien » pourrait formuler des recommandations, suggérait Stora, notamment sur les commémorations, la restitution d’archives, l’enseignement de l’histoire de cette guerre, la création d’un musée, la tenue de colloques…

Pourtant, les mois ont passé et, à ce jour, l’Elysée n’a pas donné suite à ce projet.

Contexte national et réaction algérienne

Le discours enflammé contre l’Islam du polémiste d’extrême droite et dont la famille est originaire d’Algérie, Eric Zemmour (15% d’intentions de vote dans les sondages sans être un candidat déclaré), le procès des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la décapitation en 2020 de l’instituteur Samuel Paty par un djihadiste, et les élections en point de mire au printemps prochain, ont transformé en champ de mines politique les suites à donner au rapport Stora.

D’autant plus que la réaction en Algérie a été formidablement critique à l’égard de ce rapport. Depuis des décennies, l’Algérie réclame « des excuses » de la part de l’ancienne puissance coloniale. Elle n’a donc pas apprécié que Stora ait exprimé ses doutes sur le fait qu’« un nouveau discours d’excuses officielles suffira à apaiser les mémoires blessées », privilégiant la nécessité « de poursuivre la connaissance de ce que fut le système colonial ».  L’historien algérien Nourredine Amara a accusé Stora de « révisionnisme » dans « son inventaire à la Prévert » qui « trie, sélectionne, nivelle et hiérarchise l’histoire ». Amara rejette « cette opération de pacification des mémoires » qui se traduirait, selon lui, par « une sorte de morale autoritaire », préférant un conflit des mémoires plus productif. La réaction du président français fut cinglante, dénonçant « le système politico-militaire (en Algérie) qui s’est construit depuis l’indépendance en 1962 sur cette rente mémorielle »

Les attentes restent radicalement différentes d’un côté et de l’autre de la Méditerranée. En Algérie, des actes de contrition de la France et la restitution des archives sont attendus, alors que le gouvernement Macron, dans la France multiculturelle d’aujourd’hui, souhaite pacifier les différentes mémoires concurrentes, celles des fils et petit-fils d’immigrés algériens, de harkis, de rapatriés, de soldats… De fait, une Commission vérité et mémoire sur la guerre d’Algérie n’aurait jamais autant de raison d’exister qu’aujourd’hui alors que l’extrême-droite surenchérit dans le discours nationaliste, limité aux racines chrétiennes de la France et à rhétorique anti-Islam. Cela demanderait un véritable courage politique de créer une telle Commission pour être à la hauteur des enjeux actuels : en assumant le passé algérien de la France, contribuer à redéfinir de manière inclusive l’identité français pour le 21ème siècle.

Pierre Hazan, pour JusticeInfo.net (en Creative Commons)

Il y a 10 ans, la Conférence d’Aïeté, étape clef de la paix au Pays basque

Dix ans déjà.

De la conférence d’Aieté, j’en garde des souvenirs forts.

D’abord, j’ai aimé l’inversion des symboles. Ce 17 octobre 2011, le processus de paix a pris possession de ce qui fut la résidence d’été du général Franco à San Sebastian. Ce jour-là, c’est ici que s’est jouée l’une des étapes clef dans la fin du conflit basque dans la demeure même du caudillo qui fut largement responsable du conflit basque qui se poursuivit bien longtemps après sa mort.

Ce jour d’octobre 2011, avec mes amis et collègues du Groupe international de contact (GIC), je me trouve en compagnie de la quasi-totalité de la société civile basque : syndicalistes, hommes d’église, représentants du patronat, des partis politiques (à l’exception du Parti populaire) et de nombreuses associations. Sur les causes et les responsabilités du conflit, sur l’avenir même du Pays basque, chacun a sa lecture et ses opinions et ne se prive pas de les dire. Cependant, sur un point, mais un point essentiel, tous se rejoignent : après des décennies de violence, un millier de mort, des milliers de blessés, sans parler des blessures psychologiques, du climat de peur et d’intimidation qui ont imprégné cette société, il est temps que les armes se taisent.

C’est le message de la société civile basque, un message que nous – les membres du Groupe international de contact – avions fait nôtre depuis longtemps : un appel à l’ETA de renoncer de manière irrévocable à la lutte armée – sans pour autant renoncer à son objectif d’autodétermination – et au gouvernement espagnol de répondre positivement. C’était le sens du mandat que nous avions négocié avec des acteurs politiques et sociaux du Pays basque : une normalisation politique incluant la légalisation de tous les partis qui renoncent à la violence, l’ajustement de la politique pénitentiaire (comme le rapprochement du Pays basque des 700 prisonniers de l’ETA, dont 140 détenus en France), et l’ouverture d’un dialogue multipartite. Ce fut le sens de la Déclaration d’Aieté portée par de hautes personnalités, dont l’ex-Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.

Je me souviens des féroces critiques de l’ex-Premier Ministre Aznar à notre encontre, affirmant qu’avec cette conférence, nous établissions « une équivalence morale entre terroristes et démocrates ». Critique infondée : nous n’étions pas là pour donner des gages de légitimité à quiconque, mais pour apporter une modeste contribution visant à mettre fin à un conflit sanglant. Cela dérangeait le récit qui voulait que la lutte antiterroriste ait seule mis fin au conflit. La vérité était plus complexe, car c’était aussi la société basque, y compris dans ses composantes nationalistes, qui voulait tourner la page de la violence. Il fallait ritualiser par un acte fort cette volonté d’appeler à la fin de la lutte armée. Ce fut le sens de la conférence d’Aieté d’incarner cette volonté. Avec les autres membres du GIC et le soutien de l’association basque Lokarri, j’ai eu le privilège d’accompagner le processus de paix jusqu’à cette étape décisive dans l’ex-résidence du général Franco.

La suite est connue : le 20 octobre 2011, l’ETA annonçait renoncer à la lutte armée, puis annonçait sa dissolution en mai 2018 par un communiqué au Centre pour le Dialogue humanitaire, mettant fin au dernier conflit armé en Europe occidentale.

 

 

 

 

 

 

DU BON USAGE DE L’AMNISTIE DANS LES PROCESSUS DE PAIX

Pierre Hazan,

Selon les Nations unies et la Cour pénale internationale, l’amnistie est – en théorie – interdite pour les auteurs de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Dans la pratique, la réalité est beaucoup plus nuancée. L’amnistie est et restera une composante souvent nécessaire des accords de paix.

Le sanctuaire de Yasukuni au cœur de la crise diplomatique entre Tokyo et Séoul

Dessin de deux pilotes militaires japonais. Exposition dans le parc du sanctuaire de Yasukuni, juillet 2019, crédit PH

 

Pierre Hazan,

Jusqu’à quel point le passé de l’occupation japonaise en Corée peut-il empoisonner les relations entre Tokyo et Séoul ? Incarnation d’un passé qui ne passe pas, le sanctuaire de Yasukuni est redevenu depuis le 15 août l’épicentre symbolique d’une crise diplomatique, économique et stratégique.

Jamais les relations n’ont été aussi exécrables entre ces deux alliés des États-Unis dans cette partie du monde terriblement volatile, déstabilisée par les programmes nucléaires de Pyongyang et les revendications territoriales de la Chine et de la Russie.Le 15 août dernier, soixante-quatorzième anniversaire de la capitulation, le Premier ministre japonais Shinzo Abe a envoyé son bras droit au sanctuaire de Yasukuni afin de donner en son nom une offrande rituelle pour le repos de l’âme des guerriers morts pour l’Empereur, y compris quatorze criminels de guerre condamnés et exécutés après les procès de Tokyo en 1946 et exécutés. De quoi provoquer l’ire de Seoul et de Pékin, qui ont aussitôt dénoncé le militarisme et le négationnisme nippon.

Le sanctuaire de Yasukuni à Tokyo. Les nostalgiques de la toute puissance impériale vénèrent ce lieu où repose l’âme des guerriers morts, pourtant créé comme un symbole de réconciliation à la fin du XIXe siècle. © Pierre Hazan

 

Dans la mégapole de Tokyo, le sanctuaire de Yasukuni se trouve au milieu d’un parc de 93.000 mètres carrés, l’un des rares poumons verts de cette ville tentaculaire. Ce sanctuaire paisible de tradition shintô est un lieu de pèlerinage pour commémorer l’âme des guerriers japonais morts en combattant pour l’Empereur. C’est ce qui choque la Corée et les autres sociétés qui ont souffert de la brutalité de l’occupation japonaise : un millier de criminels de guerre, jugés après la Deuxième guerre mondiale, sont aussi honorés ici.

Lorsque je me suis rendu au sanctuaire un dimanche d’été sous une pluie fine, des centaines de Japonais plutôt âgés venaient s’y promener. Certains regardaient sur la scène du théâtre Nô des démonstrations d’arts martiaux. D’autres commentaient les tactiques d’adolescents, dont certains bien en chair, s’affrontant au combat de sumo en bordure du parc. D’autres encore se recueillaient devant le temple shintô et offraient quelques pièces de monnaie comme le veut la coutume. Faisaient-ils une simple promenade dominicale ou étaient-ils venus vénèrer l’esprit des criminels de guerre, parmi lesquels des leaders militaires et politiques exécutés pour avoir lancé l’attaque contre Pearl Harbour et s’être allié avec l’Allemagne nazie ? La première hypothèse est la plus probable. Le 15 août au Japon, date de sa reddition inconditionnelle, il n’y avait d’ailleurs que des militants d’extrême-droite et quelques nostalgiques à défiler en uniforme de l’armée impériale et sous le drapeau du Japon militariste vaincu en 1945.

Honneurs aux criminels de guerre

Les soldats qui se sont sacrifiés pour la mère patrie sont devenus des déités (ou semi-dieux) dont le musée de Yasukuni conserve la mémoire. © PH

Il n’empêche. Aujourd’hui, le sanctuaire de Yasukuni incarne le militarisme nippon. Comme l’explique le professeur d’histoire diplomatique Higurashi Yoshinobu dans Nippon.com, Nagayoshi Matsudaira (1915–2005), le prêtre en charge du sanctuaire était officier supérieur durant la Deuxième guerre mondiale. Son beau-père était vice-amiral de la flotte et a été fusillé comme criminel de guerre par les autorités néerlandaises. Matsudaira a toujours dénoncé les procès de Tokyo comme une justice de vainqueurs. C’est pour cela qu’à peine nommé en 1978 à la tête du sanctuaire, il décide d’y honorer les criminels de guerre de classe A (les leaders militaires et politiques condamnés pour « crime contre la paix »), au grand dam des pays ayant subi l’occupation par les troupes de l’Empire du Soleil levant. Auparavant, un millier d’autres criminels de guerre de classe B et C (condamnés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité) y avaient déjà été honorés entre 1958 et 1969.

Par la suite, un musée a été construit qui jouxte le sanctuaire de Yasukuni. Le musée raconte sur un ton nationaliste l’histoire nippone. L’attaque de Pearl Harbour est justifiée : les États-Unis ont pris des sanctions économiques contre le Japon, et celui-ci pour échapper à l’asphyxie a attaqué les États-Unis… Rien sur les massacres de Nankin et sur les crimes commis en Corée, en Chine ou ailleurs par l’armée impériale.

D’abord un symbole de réconciliation

Extraordinaire renversement des symboles : le sanctuaire de Yasukuni avait été créé comme le symbole de la réconciliation entre Japonais en 1869, soit l’année qui suivit la restauration de l’ère Meiji (1868-1912) lorsque les partisans de l’Empereur l’emportèrent sur ceux du Shogun. Selon la tradition shintô, le sanctuaire était un lieu de pèlerinage pour commémorer l’âme des guerriers morts, indifféremment du camp pour lequel ils avaient choisi de combattre. Le chercheur Ryosuke Kondo, spécialiste de l’espace public, souligne que le sanctuaire fut longtemps le symbole de réconciliation intra-japonaise, mais aussi de la modernisation du Japon, important les techniques occidentales et accueillant vers la fin du XIXe siècle à Yasukuni des cirques français et des courses de chevaux aux côtés des lutteurs de sumo. C’est ici que fut construit l’un des premiers jardins modernes, qui maria l’esthétique traditionnelle du style lac-promenade avec des caractéristiques occidentales telles que les fontaines et les pelouses.

Mais voilà, c’est ce lieu d’apparence si paisible et symbole de réconciliation et d’ouverture à l’Occident à la fin du XIXe et au début du XXe siècle qui incarne désormais un Japon nationaliste, au point d’être le catalyseur de la crise diplomatique actuelle entre le Japon et ses voisins coréens et chinois. D’autant que Shinzo Abe ne cache pas sa volonté d’abroger l’article 9 de la Constitution, votée en 1947 sous occupation américaine et qui affirme que « le Japon renonce à la guerre » et ne peut « maintenir de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre ». Pour l’heure, le Premier ministre n’a pas obtenu une majorité des deux-tiers des députés pour permettre au Japon de se doter d’une véritable armée.

Indemniser les travailleurs forcés de Corée

La crise nippo-coréenne survient dans le contexte d’un contentieux historique chargé, car un tribunal coréen a jugé en 2018 que les compagnies japonaises devaient indemniser les travailleurs forcés lorsque leur pays était sous occupation japonaise entre 1910 et 1945. Une décision judiciaire qui ouvre à nouveau le débat sur les crimes de guerre commis par les Japonais, y compris l’utilisation de milliers d’esclaves sexuelles, dossier que les deux gouvernements avaient pourtant fermé. Il est vrai que le gouvernement japonais n’a jamais fait d’acte de contrition aussi formel que l’Allemagne fédérale, même si ces derniers mois, le tout nouvel Empereur a exprimé « ses profonds remords ».

 

 

 

 

 

Guantanamo: plongée au coeur d’un Frankenstein judiciaire

Pierre Hazan,

Détenus torturés, avocats espionnés, dossiers d’accusation caviardés (y compris pour les juges), publicité des débats sous le contrôle de la CIA : une analyse parue dans les Cahiers de la justice dresse un portrait monstrueux de la machine judiciaire qui fonctionne depuis 2001 pour les prisonniers de l’enclave américaine à Cuba.

Comment juger les auteurs d’actes terroristes ? Le 10 janvier, s’est ouvert à Bruxelles le procès de Medhi Nemmouche, auteur présumé de l’attaque contre le musée juif de Bruxelles qui, en 2014, fit quatre morts. Le procès se déroule dans le respect des règles traditionnelles du droit pénal belge, et donc du principe fondamental de l’équilibre entre les droits de l’accusation et de la défense. A contrario, les détenus emprisonnés par les autorités américaines à Guantanamo pour « terrorisme » connaissent une justice bien différente, où les droits élémentaires de la défense sont violés.

C’est ce qui ressort des conclusions de l’article écrit conjointement par Mitch Robinson, qui fut jusqu’à récemment l’un des avocats de la défense dans le procès (toujours en cours) à Guantanamo des auteurs de l’attentat du 11-Septembre, et par Sharon Weill, maître de conférence à SciencesPo Paris, qui a interviewé de nombreux protagonistes travaillant dans cette justice d’exception.

780 DÉTENUS, UN NOMBRE INFIME DE PROCÈS

L’analyse est sobre, le ton de l’article méticuleux, mais la lecture de Plongée au cœur des procès pénaux de Guantanamo, paru dans les Cahiers de la justice du deuxième semestre 2018, n’en est que plus renversante. On aurait imaginé que les auteurs des attentats les plus spectaculaires jamais exécutés, ceux du 11 septembre 2001 qui firent quelques 3000 morts aux Etats-Unis, donnent lieu à un procès à la fois public et exemplaire. Il n’en est rien. On découvre, à la place, le fonctionnement quasi-secret d’une justice militaire qui tente de maintenir l’apparence d’un fonctionnement normal, alors que rien ne l’est. À la lecture de cet article, on voit émerger une monstruosité judiciaire, où les détenus sont torturés, les avocats espionnés, les dossiers d’accusation caviardés, y compris pour les juges, au nom d’une définition extensive du secret défense.

Première surprise : sur les 780 suspects emprisonnés à Guantanamo, une infime minorité est passée en justice. A ce jour, seuls huit procès ont été menés à terme, et quatre autres – comprenant cinq accusés en lien avec les attentats du 11-Septembre – sont encore en cours. Autre étrangeté, la CIA a le pouvoir d’interrompre la rediffusion du procès au public présent (une cloison vitrée le sépare du prétoire) à l’insu même du juge (!), notent les auteurs de l’article.

TORTURE ACCEPTABLE ET PREUVES SECRET-DÉFENSE

Abordant la question de l’extorsion des aveux par la torture, en théorie formellement interdite dans un état démocratique et jugée irrecevable comme preuve, Weill et Robinson soulignent que cela ne semble guère poser de problème à Guantanamo.

Ainsi, l’administration Bush a estimé que les aveux par la torture sont recevables si « les circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite en faisait un élément fiable doté d’une valeur de probité suffisante » et que cela servait « les intérêts de la justice ». L’administration Obama a limité – un peu – cette disposition en 2009, puisqu’elle a interdit les aveux « obtenus sous la torture » mais accepte « ceux dérivés de la torture », ce qui fait dire à Weill et Robinson que « la différence [d’approche entre les deux administrations] n’est que marginale ». L’administration Trump n’est jusqu’ici pas intervenue sur ce point.

Les avocats de la défense sont eux-mêmes sous contrôle. Ainsi, expliquent les auteurs de l’article, ce n’est qu’au terme d’un parcours du combattant que les avocats peuvent espérer une habilitation de sécurité, laquelle leur donnera enfin accès à leur client et leur permettra d’examiner les documents essentiels. Mais les avocats, qui résident aux Etats-Unis (ils doivent aussi obligatoirement être de nationalité américaine), ne peuvent s’entretenir qu’exceptionnellement avec leur client et sont eux-mêmes soumis à surveillance. Même les juges, donc a fortiori les avocats de la défense, n’ont pas accès à toutes les pièces à conviction jugées « secret défense ». « Les accusés ne sont pas autorisés à se trouver dans la salle d’audience lorsque les débats portent sur des éléments de preuve classés secret défense, même s’ils concernent les tortures qu’ils ont eux-mêmes endurées », relèvent Sharon Weill et Mitch Robinson.

UNE CONTRADICTION INTENABLE

Au terme de cette plongée, les deux auteurs concluent que les autorités ont enfanté une créature judiciaire monstrueuse, un « Frankenstein qui a pris le contrôle sur tout le reste ». Leur analyse met en évidence la contradiction fondamentale qui se joue à Guantanamo : d’un côté, la guerre impitoyable que mène l’appareil sécuritaire américain à travers ses prisons secrètes dans de nombreux pays et l’utilisation de la torture par la CIA et, de l’autre, le souci de démontrer la supériorité du système politique des Etats-Unis face à des groupes terroristes, par l’organisation de procès selon les règles d’un Etat de droit. Cette contradiction entre les moyens utilisés et la noblesse du but s’avère intenable. In fine, il en ressort l’image de procédures judiciaires totalement dévoyées, irréconciliables avec les idéaux de la démocratie américaine et aboutissant à la conclusion inverse de celle qui était recherchée.