Un Tribunal contre le crime d’agression : un grand pas pour la justice internationale?

drapeaux rappelant les civils morts, sur la place Maidan, Kyiv, le 6.10.2022, Pierre Hazan

 

Pierre Hazan,

Comment ne pas comprendre la volonté des autorités ukrainiennes d’utiliser toutes les armes juridiques à leur disposition ? Face à une société qui subit une effroyable agression marquée par des crimes de guerre, la solidarité s’impose. Ceci clairement posé, faut-il suivre l’Ukraine et à sa suite, l’Union européenne, dans l’idée de créer un tribunal spécial sur le crime d’agression ? Ce serait assurément une formidable avancée du droit international et constituerait un précédent. Allons-nous enfin tendre vers le rêve kantien : la camisole du droit international viendrait-elle sanctionner les agresseurs et dissuader ceux qui seraient tenter de les imiter ?

Constatons tout d’abord qu’il est tout à fait concevable qu’un tel tribunal soit créé pour sanctionner les auteurs « du crime contre la paix », ainsi que l’agression fut qualifiée lors des procès de Nuremberg. L’angle mort de la justice internationale serait ainsi couvert, car l’agression est le crime des crimes dont tous les autres découlent,  crimes de guerre, crimes contre l’humanité, actes de génocide. Les autorités ukrainiennes ont évoqué deux voies possibles pour établir cette nouvelle institution judiciaire : le tribunal verrait le jour soit par un traité entre l’Ukraine et l’ONU (sous réserve d’un vote de l’Assemblée générale), soit par un traité entre l’Ukraine et l’Europe. Mais posons la question de fond : est-il judicieux d’inculper le chef de l’Etat russe ?

Un procès par contumace

Ce que recherche le gouvernement ukrainien, c’est la stigmatisation de Vladimir Poutine. On peut aisément comprendre la perspective ukrainienne alors que les bombes et les missiles continuent de s’abattre sur le pays. Kyiv reconnaît qu’il est quasi-impossible d’imaginer que le président russe soit assis un jour dans le box des accusés. Ce sera donc un procès in absentia. L’éventuel procès de Poutine vise donc à l’isoler encore davantage, considérant futile, sinon absurde, toute idée de négociation avec un tel interlocuteur. L’effet recherché par le gouvernement ukrainien est de contribuer à un changement de régime à Moscou, mais rien ne dit que l’inculpation de Poutine soit de nature à changer les rapports de force en Russie même.

Mais rappelons quelques précédents : le fait d’avoir transformé le président syrien, Bachar el Assad, en paria, l’a poussé dans une fuite en avant, ne le dissuadant nullement de continuer à utiliser des armes chimiques pourtant prohibées contre des populations civiles. Il ne s’agit pas ici de céder au chantage nucléaire brandie par les plus hauts responsables russes, dont l’ex-président Dimitri Medvedev, mais de peser les conséquences de nos actions. N’oublions pas non plus les paroles d’un médiateur en ex-Yougoslavie, soulignant que « des milliers de personnes seraient encore vivantes parce que des moralistes cherchaient une paix parfaite ». Rappelons aussi que Slobodan Milosevic participa aux accords de paix de Dayton en décembre 1995 et que sans lui, la guerre aurait continué encore, allongeant la liste des victimes. Certes, l’histoire ne repasse pas les plats, mais n’ignorons pas certains faits.

La France a désormais emboîté le pas au gouvernement ukrainien en soutenant l’idée de créer un tribunal sur le crime d’agression. Notons cependant l’embarras de Paris : à quelques heures d’intervalle, le président Macron affirme son intention de continuer à dialoguer avec Poutine, jugeant qu’il est « toujours possible » que Vladimir Poutine « revienne à la table des négociations », alors que parallèlement la diplomatie française fait savoir qu’elle soutient la création d’un tribunal qui vise justement criminaliser et à délégitimer Poutine et donc à l’exclure de toute négociation. L’ambiguïté est sans doute une vertu en diplomatie, mais avec certaines limites.

Le précédent irakien

Au-delà même du conflit russo-ukrainien, la résonance d’un tel tribunal constituerait un précédent. De fait, comment ne pas penser à l’intervention américaine en Irak ? Ne fut-elle pas, elle aussi, une agression basée sur un mensonge ? Le président Poutine prétend être intervenu eu Ukraine pour sauver les russophones d’un « génocide » imaginaire, comme le président George W. Bush prétendait sauver le monde de prétendues « armes de destruction massives » de Saddam Hussein. Or, s’il y a bien un point sur lequel s’entendent les trois grandes puissances (Chine, Etats-Unis et Russie), c’est leur opposition radicale à la justice internationale, lorsque celle-ci ne sert pas leurs intérêts ou risque de les menacer. Cette fois-ci, le chef de l’Etat russe pourrait se faire épingler. Si une digue saute contre l’agression et fait école, il faut s’en féliciter.

Rappelons cependant que le Congrès américain a voté une loi en 2002, le American Service-Members’ Protection Act qui protège les membres du gouvernement américain et l’armée américaine de toute poursuite par la CPI à laquelle les États-Unis n’adhèrent pas. Soulignons que l’une des premières décisions de l’actuel procureur de la CPI en 2021 fut de d’abandonner les enquêtes sur les éventuels crimes de guerre commis par les forces américaines en Afghanistan… D’où la question clef : un éventuel tribunal contre le crime d’agression commis par la Russie sera-t-il un outil d’émancipation ou ne fera-t-il que renforcer une justice à géométrie variable, et par là-même les inégalités dans la pratique du droit et de la justice internationale ? Et dans les pays du Sud, prêter encore davantage le flan à l’accusation d’un néo-impérialisme judiciaire occidental ?

Pierre Hazan

Pierre Hazan est conseiller senior en matière de justice de transition auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire, une organisation spécialisée dans la médiation des conflits armés. Il a couvert de nombreux conflits comme journaliste avant de se spécialiser sur les questions de justice dans les sociétés divisées. Il a été chercheur à la Faculté de droit de Harvard et a travaillé au Haut Commissariat aux droits de l’homme. Pierre Hazan est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la justice pénale internationale.