La balle de flipper et l’inculpation de Vladimir Poutine

Karim Khan, procureur de la CPI

Pierre Hazan

Chassé par les nouvelles technologies, le flipper est un jeu en voie de disparition. Il avait pourtant ses vertus. Le joueur devait imaginer comment les rebonds de la balle allaient provoquer de multiples effets. L’inculpation par la Cour pénale internationale (CPI) du président russe produit elle aussi ses effets comme au flipper, obligeant toutes les parties à réévaluer leur positionnement.

  • Pour le gouvernement russe, l’humiliation est rude. Jusqu’ici, seuls une poignée de rebelles africains ont été condamnés par la CPI. Certes, Vladimir Poutine n’est à ce stade qu’inculpé pour déportation illégale d’enfants, mais cette inculpation– même traitée par le mépris par les autorités russes – est une gifle. Moscou a annoncé l’ouverture d’une enquête contre le procureur et les juges de la CPI pour « la décision illégale » de poursuivre le chef d’Etat russe. L’ex-président, Dmitry Medvedev, désormais coutumier des formules explosives, a proposé de larguer un missile hypersonique sur la Cour de la Haye. Moins délirant et plus inquiétant, l’annonce faite par la Russie, selon quoi elle va déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie, qui peut se lire comme un bras d’honneur du nouvel inculpé aux juges de la CPI et par-delà, à l’occident. Notons que les médias russes sont restés discrets sur l’inculpation de Vladimir Poutine à l’égard de leur propre population, signe de l’embarras dans lequel ils se trouvent.
  • Pour la CPI, la guerre en Ukraine est – tragiquement – providentielle. Après vingt ans d’existence, la Cour n’avait condamné pour crimes de guerre que cinq rebelles africains, tout en coûtant des centaines de millions de dollars. Même ses plus fervents supporters pouvaient difficilement justifier une Cour, qui était perçue comme menant une politique de deux poids, deux mesures. L’inculpation de Vladimir Poutine remet la CPI au centre du jeu. Mais quel poids – autre que symbolique, même si cela compte aussi – faut-il attacher à l’inculpation du président d’un État membre permanent du Conseil de sécurité ? Cela se traduira-t-il par une dangereuse fuite en avant, ou au contraire, cela calmera-t-il les ardeurs guerrières du Kremlin ? Quid encore de la reconduction de l’accord russo-ukrainien sur l’exportation des céréales dans un mois et demi, dont dépendent les populations les plus pauvres de la planète ? Autant de questions qui restent ouvertes, de même que la question de savoir quels pays accepteront de recevoir sur leur sol Vladimir Poutine, outre la Chine.
  • Pour les diplomates occidentaux, derrière la satisfaction de façade affichée, cette inculpation complique la recherche d’une bien hypothétique solution politique. Les statuts de la CPI permettent une certaine flexibilité (articles 16 et 53) pour geler, voir même abandonner les poursuites contre Vladimir Poutine au nom « de l’intérêt des victimes » ou d’un éventuel processus de paix, mais ces articles sont difficiles à mettre en œuvre. D’où l’intérêt renouvelé aujourd’hui autour de la solution dite du « 38ème parallèle », qui – sans accord de paix – sépare la Corée du Nord de celle du Sud depuis 1948, et qui pourrait préfigurer une « solution sans solution » dans le conflit en Ukraine. Celle-ci prendrait la forme d’une guerre gelée ou de basse intensité sur une ligne de front stabilisée.
  • Pour l’Ukraine, l’inculpation de Vladimir Poutine est naturellement une excellente nouvelle, dans la mesure où elle contribue à délégitimer l’agression russe et à reconnaître les crimes commis. Le pouvoir et la société civile à Kyiv ne croyaient guère que la CPI allait intervenir si rapidement et, encore moins, qu’elle allait viser directement le chef d’Etat russe. C’est pourquoi le gouvernement ukrainien, appuyé par des ONG, a lancé une offensive diplomatico-juridique pour créer un tribunal spécial sur le crime d’agression. Vont-ils poursuivre cette voie-là ? Oleksandra Maviitchouk, dont l’organisation the Center for civil liberties fut lauréat du prix Nobel de la paix 2022, assure que la nécessité de poursuivre Vladimir Poutine pour le crime d’agression reste intacte. Mais on peut sérieusement s’interroger si l’appétit des gouvernements occidentaux de financer un tribunal spécial ad hoc anti-Poutine existe toujours après son inculpation par la CPI.
  • La Cour pénale internationale se trouve désormais devant un choix existentiel : soit, par cette inculpation, elle reste le bras juridique de l’OTAN, et à ce titre, son ambition de représenter la communauté internationale s’effondre. Soit le procureur choisit une stratégie pénale qui frappe aussi des dignitaires d’États occidentaux ou leurs alliés, qui se seraient rendus coupables de crimes internationaux. On se souvient que l’une des premières décisions de l’actuel procureur, Karim Khan, a été de « dépriorétiser» les poursuites contre les possibles crimes de guerre commis par l’armée américaine et la CIA en Afghanistan. Charge à lui de faire la démonstration que la juste internationale s’est dotée d’un procureur libre et impartial.

Pierre Hazan

Pierre Hazan est conseiller senior en matière de justice de transition auprès du Centre pour le Dialogue Humanitaire, une organisation spécialisée dans la médiation des conflits armés. Il a couvert de nombreux conflits comme journaliste avant de se spécialiser sur les questions de justice dans les sociétés divisées. Il a été chercheur à la Faculté de droit de Harvard et a travaillé au Haut Commissariat aux droits de l’homme. Pierre Hazan est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la justice pénale internationale.

6 réponses à “La balle de flipper et l’inculpation de Vladimir Poutine

  1. La justice, ce n’est pas de condamner dans chaque camp pour des raisons politiques.
    Poutine a tout une série de crimes de guerre à son actif comme personne d’autres.

    Le CPI n’a pas d’avenir. Le monde se divise entre démocraties qui respectent assez bien le droit international, même si les US ne reconnaissent pas la CPI, et les pays autoritaires ne font plus semblant de respecter le droit, ils considèrent que c’est une ingérence occidentale.
    Les valeurs humanitaire sont vu pour beaucoup comme des valeurs occidentales et non comme des valeurs absolues.

    Le CPI n’a jamais osé regarder ce qui se passe en Chine et ose pour Poutine. Lui le tsar, chatouillé par des petits juges, c’est vu comme une humiliation pour sa grandeur. Et derrière ça, c’est la puissance de la Russie versus Chine, qui est mis en doute. C’est la raison de l’énervement.

    Les défenseurs des droits de l’homme sont très critiques contre les occidentaux parce qu’ils sont écoutés et très partial ailleurs parce que leur influence est proche de zéro.
    Le contexte mondiale se détériore, même l’Inde semble basculer vers un nationalisme autoritaire.
    Donc dans ce contexte, quid du CPI ?

  2. Cette CPI est ridicule et contribue à décrédibiliser complétement la notion de justice internationale.

    Une autre chose parfaitement ridicule est cette nouvelle tendance consistant à présenter la politique internationale comme un affrontement entre les gentilles démocraties libérales comme les USA et les pays de l’OTAN, qui auraient le droit de violer le droit international (pour la bonne cause) et d’exterminer des peuples entiers sous les bombes comme on l’a fait en Yougoslavie, en Irak, en Libye etc., et les méchantes “autocraties” comme la Russie et la Chine, qui ne commettent pas ces crimes mais sont impardonnables car elles sont l’adversaire du camp du bien, démocratique, que nous sommes.

    C’est évidemment absurde et d’une arrogance insupportable. C’est à cause de cette attitude puante de condescendance bien-pensante que Macron a été honteusement chassé d’Afrique, où la France avait beaucoup d’influence.

    Si la Suisse continue à suivre cette ligne hypocrite, alors la Suisse est foutue.

    Il faut oublier définitivement cette narration absurde et revenir à la seule politique internationale honnête, réaliste et possible. Celle qui consiste à respecter la souveraineté des états, à ne jamais donner de leçons, à parler avec tout le monde et surtout à se contenter de défendre ses propres intérêts, en l’occurence les intérêts de la Suisse.

  3. Monsieur Azan,
    Un plaisir de vous lire. Vous dites «La Cour pénale internationale se trouve désormais devant un choix existentiel: soit, par cette inculpation, elle reste le bras juridique de l’OTAN, et à ce titre, son ambition de représenter la communauté internationale s’effondre. Soit le procureur choisit une stratégie pénale qui frappe aussi des dignitaires d’États occidentaux ou leurs alliés, qui se seraient rendus coupables de crimes internationaux». Le nœud du problème ne réside-t-il pas dans l’expression «communauté internationale», concept néo-colonialiste puisque seules les dites grandes puissances occidentales ont voix au chapitre ? Les pays occidentaux ne voient-ils pas ou ne veulent-ils pas voir que la nouvelle communauté internationale est en train de devenir multipolaire ?

  4. Disons que la bande de l’otan en emporte le vent s’effiloche en lambeaux, du coup, ils nous dansent une tarentelle médiatique pour occulter la réalité sur le terrain. Une info bien recouverte fait état d’un centre de commandement ukrainien au nord de Kiev totalement caramélisé, selon certains canaux, plus de 300 morts, dont des hauts gradés de l’otan à la retraite et d’autres attachés militaires provenant de plusieurs pays engagés dans le conflit coté ukrainien. Il s’agirait d’un bunker souterrain touché par des missiles russes le 12 mars passé. Aucune confirmation côté officiel, mais de nombreux indices font penser qu’il s’est réellement passé quelque chose de décisif lors de cette attaque russe en coordination avec leurs services de renseignement. Au vu des censures, articles ou postes rayés du web, le doute gonfle de jour en jour dans un silence sifflant. Sur le front, nous nous retrouvons face à la même stratégie pratiquée par les armées soviétiques lors de la bataille de Stalingrad, par souci d’honneur les troupes ukrainiennes s’agglutinent autour de Bakhmout et se font laminées face à un dispositif plutôt robuste du côté russe.

    Le problème se situe au niveau de l’orgueil, “l’occident” pensait renouveler un nouvel exploit type Libye, Irak, cette fois face à un gros nounours quelque peu espiègle et plutôt bourru la tournure des événements semblent s’éloigner du happy-end. Mauvais pour l’égo du camp du bien face à l’axe du mal, le mal vaincrait la blanche colombe couverte de bave de crapaud ?

    Ne pas oublier qu’en 44, les américains avaient attendus que la Russie écrase la Wehrmacht avant de venir ramasser médailles et boutons de jarretelles, on parle de quelques milliers de GI’s tombés alors que les russes avaient perdus des millions de soldats contre le moustachu largement équipé par les usines Ford. Aurions-nous une guerre de retard sur cet ennemi pas très catholique ?

    Je prétends qu’il y a comme une odeur de piège dans scénario vite ficelé, peut-être une vielle vengeance entre teutons et saxons à peine déguisés en réformés ?

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