Et où en est votre immunité cognitive ?

CAVEAT : si vous n’avez pas l’intention de lire ce texte jusqu’au bout ni de vous remettre en question, lisez autre chose …

Nous vivons une époque mouvementée, pleine d’incertitudes qui nous pèsent. Cela concerne toutes les populations, et n’épargne ni les dirigeants, ni les scientifiques, ni les journalistes. Certains parmi nous disposent pourtant d’une immunité cognitive, acquise plutôt qu’innée d’ailleurs. Décryptons à la lumière de l’actualité covidienne ce phénomène, voyons comment renforcer notre immunité cognitive, et un petit test à la fin.

Pourquoi une immunité cognitive ?

Cette crise pandémique a mis en évidence des émergences inquiétantes : fake news, théories du complot, campagnes de dénigrement, attaques personnelles, clivages dans la société, accaparation et monopolisation par certains milieux de valeurs pourtant communes (la « science », la « vérité », la « solidarité » etc.), développement d’un langage jugeant (« corona-sceptiques », « anti-vax », « complotistes »).

On parle de terrain miné cognitif, car les biais psychologiques, ou biais cognitifs, si caractéristiques des environnements VUCA, sont légion. Et inévitables. Même pour moi. Et pour vous. Et pour nos dirigeants. Malheureusement, notre cerveau n’est évolutivement pas adapté aux changements rapides que notre civilisation a connu durant les temps modernes : il est par nature défaillant dans ce monde complexe. Personne ne naît immunisé cognitivement. Personne ne reçoit de certificat cognitif par nomination ou élection.

Comment s’expriment ces défaillances ?

En premier lieu, nous n’aimons pas l’incertitude. Le fait de ne pas savoir ce qui va se passer génère de l’anxiété. Cela conduit les gens à préférer recevoir un choc électrique maintenant, plutôt que rester dans le doute qu’ils pourraient en recevoir un à un moment indéterminé. Ce phénomène s’appelle intolérance à l’incertitude, une sorte d’allergie psychologique, causée par divers processus psychologiques complexes.

Cette intolérance à l’incertitude génère typiquement des comportements de contrôle ou d’évitement.

Contrôle : on cherche à se rassurer en multipliant la recherche d’information, le recours aux experts, ou en (s’)inventant des histoires crédibles (dont les théories du complot peuvent faire partie).

Evitement : on met en place des mécanismes, le plus souvent inconscients, de filtres de la réalité. Le biais de confirmation : on ne sélectionne que les informations qui confirment ce que je sais ou crois déjà. Effet tunnel : on s’abstient de regarder ailleurs, pour ne pas être mis face à de nouvelles informations qui pourraient accroitre l’ambiguïté, la complexité ou l’incertitude, ou se mettre en dissonance cognitive.

Cela conduit à des comportements irrationnels, tel que prendre un important risque certain, plutôt que prendre un moindre risque incertain. Cela s’appelle l’aversion au risque pour les gains et attirance au risque pour les pertes, selon les travaux de D. Kahneman.

Utiliser l’incertitude ?

Constat : l’incertitude a un impact sur les décisions à prendre. On peut la subir inconsciemment, ou on peut l’utiliser en conscience. L’incertitude, quand elle est combinée à la curiosité et à des ancres de certitude, est source d’innovation.

Et suivant de quel côté de la Force vous vous positionnez, il est possible d’utiliser l’incertitude à dessein, en faisant du « design décisionnel », en utilisant également des techniques de Nudge (incitations douces) : il suffit de semer de l’incertitude, et de proposer ensuite une solution rapide, simple, et facile d’accès, qui lève l’incertitude et donc l’anxiété qui lui est liée : cela soulage. Émerge d’ailleurs un nouveau concept, celui de « weaponizing uncertainty », soit l’utilisation de l’incertitude comme arme. Troublant, n’est-ce pas ?

Quelques réflexions tirés de l’actualité covidienne

L’intolérance à l’incertitude est intéressante à observer. On peut ici se poser la question en quoi un tel mécanisme contribuerait à un certain engouement pour des mesures recommandées par les autorités telles que la vaccination ou le certificat covid. En effet, choisir de ne pas se faire vacciner maintient un haut degré d’incertitude pour sa propre vie : je ne sais pas si je tomberai malade, si je ferai une forme grave, si j’en mourrai, si je propagerai le virus, si je pourrai voyager, si j’aurai d’autres inconvénients etc. Tant de questions ouvertes, cela peut être anxiogène.

On peut même se demander en quoi les décisions et mesures confuses de nos autorités, appelées « assouplissements », qui compliquent nos vies plus qu’elles ne les simplifient, contribuent, par intention ou par inadvertance, à nourrir cette intolérance à l’incertitude. En particulier, les incertitudes autour de l’utilisation qui sera faite du certificat covid (« utilisation pas plus longtemps que nécessaire ») semblent ainsi contribuer à rendre la vaccination attractive, car la vaccination devient une alternative qui réduit l’anxiété. L’hypothèse que cela pourrait être délibéré de la part de nos autorités est un procès d’intention que je ne ferai pas.

Cette aversion au risque pour les gains et préférence au risque pour les pertes peut conduire à des réflexions surprenantes. Ainsi, le leitmotiv politique d’ « éviter les morts évitables », pourrait signifier : être certains de sauver les personnes à risque, plutôt qu’être dans le doute de pouvoir sauver tout le monde. Ou, pour parler d’autre thèmes soumis prochainement à votation populaire : être certain que notre agriculture continue à polluer les sols et les eaux, plutôt que prendre le risque d’une agriculture, inconnue, qui soit plus respectueuse de nos conditions de vie.

Est-ce que les résultats des votations seraient alors une mesure directe de l’intolérance à l’incertitude de la population ?

L’entraînement de base individuel

Quelles sont les facteurs qui prédisposent à plus d’immunité cognitive individuelle ?

  • Certainement et en premier lieu, une grande culture générale. Lisez, lisez, lisez. Pas ce que les algorithmes des réseaux sociaux vous proposent, mais ce que vous choisissez vous-même. Soyez à l’écoute de ce que votre réseau lit et regarde, flânez dans les librairies, participez à des événements culturels hors de votre zone de préférence.
  • Adonnez-vous à la contemplation. Développer votre curiosité. Emerveillez-vous. Promenez-vous dans les bois, méditez, pratiquez un art, ennuyez-vous. Méditer en groupe sans contrôler la séance et sans connaître à l’avance la durée de la période de médiation est un excellent exercice tout simple.
  • Changez vos routines: musclez votre tolérance à l’incertitude. Découvrez un nouveau restaurant, changez de route pour rentrer à la maison, asseyez-vous ailleurs à la table de repas ou de conférence.
  • Travaillez vos peurs. Imaginez-vous régulièrement vos pires fantasmes, jusqu’au bout. Regardez vos fantômes et démons droit dans les yeux.

L’entraînement avancé collectif

C’est simple, mais ce n’est pas facile.

  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. Quel que soit son propre degré d’expertise, de qualification, de responsabilité, nous en savons beaucoup moins que ce nous croyons;
  • S’entourer de personnes qui ne pensent PAS comme vous : grande diversité dans la constitution des groupes de travail. Fuir les flatteurs de toute sorte ;
  • Mettre officiellement en place un système de pensée divergente : un fou du roi, une Red Team, un avocat du diable. Cette fonction sera légitimée et protégée de toute forme de pression, de violence, d’influence ;
  • Chercher les déviants, les exceptions, les avis minoritaires : s’intéresser à toute bribe d’information, tout signal faible qui est contraire à ce qu’on pensait être vrai jusqu’à aujourd’hui, tout ce qui apparaît nouveau, inattendu, surprenant, saugrenu. Mettre en place une veille thématique avec cette mission explicite ;
  • Nourrir et soigner la sécurité psychologique au sein des équipes ; suspendre toute forme de jugement ;
  • Se préparer mentalement à devoir reconnaître publiquement ses erreurs, à présenter des excuses. Car le monde est méchant et à besoin de cohérence, de certitudes et de sécurité : on vous jugera pour vous adapter continuellement ;
  • Travailler votre communication ;
  • Créer des espaces de méta-réflexions avec vos équipes : développer un langage qui permette de partager sur les biais cognitifs, apprenez à identifier les présupposés ;
  • Entraînez-vous sans relâche : rigueur et discipline ;
  • Prendre soi-même une posture de grande humilité. Très grande. (sic)

Test individuel

Si vous avez réussi à lire ce long article jusqu’au bout, bravo ! C’est signe que vous avez pris le temps et êtes prêt à vous remettre en question. Vous avez gagné 2 points d’immunité cognitive, continuez !

 

Remerciements à Christopher Cordey pour l’inspiration du titre et diverses réflexions sur ce thème.

 

Pour aller plus loin

  • Ariely, Dan, et Christophe Rosson. C’est (vraiment ?) moi qui décide. Flammarion, 2012.
  • Fields, Jonathan. Uncertainty : Turning Fear and Doubt into Fuel for Brilliance. New York: Portfolio/Penguin, 2011
  • Kahneman, Daniel. Système 1, système 2: les deux vitesses de la pensée. Flammarion, 2012

COVID-19: il faut qu’on arrête…

… il faut qu’on arrête de faire “comme si”.

 

L’autre jour, je donnais cours à la Haute Ecole Bernoise, dans le CAS “Innovation-/Change-Manager”. Et la directive était – “bien sûr” – avec le masque. Et en plus, en formation hybride avec quelques participant-e-s qui suivaient le cours à distance. Je vous passe la construction technique pour que cela fonctionne à peu prêt…

 

Trois minutes

Trois minutes. Après trois minutes de mon introduction, j’étais à bout de souffle. A bout de souffle, le masque collé, la chaleur de mon haleine remontant sur le haut de mon visage. Face à vingt autres personnes masquées dont je n’entrapercevais que les yeux.

Trois minutes. Et je me suis dis que ça n’allait pas aller. Pas comme ça.

Je m’estime capable de beaucoup d’adaptation. Mais là ce n’est plus possible. Qu’est-ce qui m’agace tant?

C’est que nous faisons “comme si”.

 

Comme si

Comme si porter un masque en continu n’avait aucun impact délétère sur la santé.

Comme si porter un masque ne gênait pas la communication interpersonnelle (personnellement, les mimiques de mon visage sont déterminantes dans mon rôle de formateur et coach).

Comme si l’humain n’interagissait, ne communiquait, n’apprenait qu’avec des yeux et un cerveau: sans le nez, sans la bouche, sans la peau, sans les tripes.

Comme si le temps perdu à régler des problèmes techniques à répétition n’avait aucune conséquence.

Comme si le stress de ne jamais être sûr que ça va fonctionner nous laissait indifférent.

Comme si le climat anxiogène entretenu n’influençait pas notre moral.

Comme si ne plus se toucher, ne plus s’embrasser, était un détail de nos interactions sociales dont on peut se passer sans encombre.

Comme si quand quelqu’un tousse, c’était normal de sursauter.

Comme si les changements continuels à court terme ne nous fatiguaient pas.

Comme si le contrôle social – regard sombre si vous n’avez pas mis le masque avant de monter dans le train – devait nous laisser de marbre.

Comme s’il était normal de considérer en tout temps que les étrangers à proximité immédiate – c’est 1.5 mètre, pour rappel – sont potentiellement des dangers mortels.

Comme si nous pouvions fournir les mêmes prestations et services qu’avant, avec la même qualité qu’avant, avec la même efficacité qu’avant. Et avec le même sourire qu’avant, bien sûr.

Comme si, avec un masque, le digital, et plus tard un miracle – pardon, un vaccin – la société pouvait tourner “comme avant”.

 

Je ne sais pas vous, mais moi c’est non

Non je n’y arrive pas. Je n’arrive pas être aussi performant qu’avant, ni en quantité, ni en qualité.

Je suis plus lent.

J’ai plus de peine à me concentrer.

Je suis par moment moins présent à mes client/es.

Je dois m’astreindre à utiliser, et à apprendre à utiliser, ce que je considère comme des gadgets technologiques et énergivores.

J’ai des soucis, je m’inquiète, pas tant pour une éventuelle maladie, que pour ce qu’il advient de notre vivre en commun.

J’aimerais ralentir, mais je dois aller vite et faire beaucoup, pour “rattraper” le chiffre d’affaire perdu au premier semestre.

Je me sens pris dans un engrenage dont il semble impossible de s’échapper.

Nous nous sommes construit une auto-illusion, un narratif trompeur, un mensonge collectif, tout ça pour “relancer l’économie”. Et je n’ai plus envie d’en être.

 

J’aimerais dire “arrêtons-nous deux secondes pour réfléchir ensemble”

mais je risque qu’on me considère comme anti-masque

ou anti-vaccin

ou complotiste

ou d’extrême quelque chose.

J’aimerais obtenir des réponses sensées à de vraies questions que j’ai

Sur la dangerosité effective

Sur le masque

Sur le pourquoi tout pour le COVID et rien contre le tabac (ou autre problème de santé publique).

Mais j’ai peur de passer pour désobéissant

ou illoyal

ou dangereux

ou cinglé.

 

Nous sacrifions notre résilience, et empirons les choses

Sous prétexte de nous faire du bien, ou du moins aux personnes à risque à qui on n’a pas demandé l’avis, nous sommes en train de nous faire du mal.

De refuser le débat démocratique.

De refuser d’abandonner ce qui est déjà mort, ou le sera dans un avenir très proche – l’industrie aéronautique, le tourisme de masse, le bétonnage de nos campagnes.

De subir des choix de société imposés par on ne sait exactement qui, ni pourquoi.

Nous nous empêchons de tirer les vraies leçons de ce que nous vivons depuis bientôt une année. D’imaginer autre chose. De nous préparer autrement que par une vaine répétition vaguement améliorée du passé.

 

Pourquoi j’écris tout cela, dans un blog sur la complexité?

Parce que nous sommes, avec la COVID-19, en plein coeur de la tempête VUCA. Nous sommes dépassés, intellectuellement, émotionnellement, psychologiquement.

Et lorsque nous n’y prenons pas garde, ce sont les vieux réflexes qui prennent, sous la conduite de la peur, le dessus.

Les comportements qu’on pouvait observer auparavant dans certains projets particulièrement complexes, s’observent maintenant dans les médias, la politique, nos comportements, à large échelle.

Et cela ne concerne plus seulement l’argent de quelques investisseurs, ou l’organisation de quelque entreprise, mais nous tous, notre société, nos proches, nos voisins, nos amis, tous les autres et le reste du vivant sur cette planète.

 

Je rêve

qu’on se donne une trêve

qu’on ralentisse

que nous nous mettions ensemble pour partager, faire le deuil, célébrer

pour imaginer, construire.

S’il vous plaît, ne me pincez pas…

 

“Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade.”

Jiddu Krishnamurti


Suite aux nombreux commentaires, permettez-moi quelques précisions et compléments (lundi 21.9.2020, 19h30) :

  • Respectons les directives et recommandations des autorités.
  • Cet article est un témoignage, une réflexion. Il n’appelle pas à être d’accord ou pas d’accord. Chacun son chemin.
  • Cet article ne concerne pas le masque, mais comment nous, comme société, vivons cette expérience particulière. (Personnellement je porte le masque là où il est obligatoire, voire souhaité par mon vis-à-vis).
  • Cet article soulève des questions et ne prétend aucunement connaître des réponses. A ce titre, il ne s’agit pas d’une opinion.
  • Je ne répondrai pas aux commentaires agressifs envers ma personne (qui êtes-vous pour me juger ? que savez-vous de moi ?), ni aux commentaires anonymes.
  • D’où je parle : je suis biochimiste, titulaire d’un Doctorat en sciences naturelles effectué à l’Ecole de Pharmacie de Lausanne. Je suis également ingénieur en environnement. Je suis chargé de cours à l’Université de Lausanne, dans le Master Politique et Management Publics, et dans le Master en Fondements et Pratiques de la Durabilité. J’ai beaucoup travaillé dans la santé publique, notamment comme responsable du Programme national tabac à l’OFSP. Je suis également officier supérieur de l’armée suisse (colonel des troupes sanitaires), engagé volontairement durant 6 semaines auprès de la cellule de renseignement sanitaire du Commandement des opérations de l’Armée. Pour le reste, mon profil LinkedIn vous informera.
  • Respectons les directives et recommandations des autorités.

Le déni: une posture politique assumée?

Au café du coin (maintenant que c’est de nouveau possible), nous nous moquons de Bolsonaro et de son arrogance envers la pandémie, nous nous inquiétons des menaces de mort contre les scientifiques, nous rions (une fois de plus) de Trump qui déclarait à Tulsa que «Quand on fait ce volume de dépistage, on trouve plus (…) de cas. Alors j’ai dit: ‘Ralentissez le dépistage’», ou de ses recommandations d’utiliser l’eau de Javel.

Serions-nous meilleurs?

Pas sûr. Nous avons eu début mars le Conseiller d’Etat Philippe Leuba et son dafalgan. Et depuis, me direz-vous, la science a fait des progrès, nous avons plus de connaissances, nous sommes devenus plus malins.

Et bien non, ce matin, nous entendons, non sans un étonnement teinté d’effroi, qu’aujourd’hui même, des “parlementaires bourgeois” critiquent les propos du chef de la Task Force COVID-19 émis durant le week-end.

Et avec quels arguments?

  • “En pleine crise, il faut parler d’une seule voix. Le temps des critiques viendra bien assez tôt”;
  • “Dans l’incertitude, on a droit au silence, c’est la règle de tout scientifique”;
  • “Le Conseil fédéral appréhende la crise dans sa globalité, et pas seulement d’un point de vue épidémiologique, contrairement aux scientifiques”.

Particularité de toutes ces voix: elles sont “proches des milieux économiques”.

Des arguments, ou plutôt des slogans?

Ces arguments paraissent a priori sensés. Néanmoins, considérons les points suivants:

  • La prémisse de ces arguments est que la position du Conseil fédéral, qui soutient une relance plutôt rapide de l’économie, semble plaire plus aux milieux de l’économie qu’aux scientifiques, et donc que sa remise en question serait perçue comme gênante;
  • Qui a la position la plus intéressée? Les parlementaires proches de l’économie, ou les scientifiques?
  • “Parler d’une seule voix” ne fait du sens que lorsqu’il y a consentement de toutes les parties; cela ne signifie nullement “être obéissant à une décision imbécile”. Rappelons que de nombreuses catastrophes (dont l’explosion de la navette Challenger) ont été le fruit d’un refus d’entendre des avis minoritaires parfaitement pertinents;
  • Il semble y avoir confusion entre “critique” et “avis qualifié”;
  • La confiance du Conseil fédéral ne sera probablement pas (encore) impactée par l’avis du président de la Task Force, par contre elle pourrait l’être s’il y donne une réponse inadéquate;
  • Les scientifiques font le métier de chercher des choses qu’ils ne connaissent pas encore, et pour cela de prendre le risque de ne rien trouver et de se tromper; et bien sûr qu’ils communiquent aussi sur l’incertitude, d’ailleurs ce mot est un concept statistique;
  • La globalité, oui bien sûr, quand on a le temps pour cela. Dans une crise, il y a des priorités: que les pompiers éteignent le feu qui menace directement des vies humaines, sauver les meubles vient bien après. Et il ne viendrait à l’esprit de personne de mettre les intérêts matériels avant les intérêts des vivants.

Les dogmes (économiques) en échec dans un monde VUCA?

A entendre ces propos, l’économie semble ne pas aimer l’ambiguïté, qui rend impossible une compréhension unique des faits, et elle ne semble pas aimer non plus l’incertitude, qui rend le monde imprédictible. Faudrait-il donc, en réaction, les taire, les mettre sous le tapis, s’offusquer, attaquer les avis divergents, tuer les porteurs de mauvaises nouvelles?

Les choses qui ne se comptent pas, qui ne se monétisent pas, qui ne se prouvent pas, qui ne se rentabilisent pas (rapidement), qui ne se comprennent pas, qui ne se planifient pas, bref, qui ne se maîtrisent pas, devraient-elles disparaître des radars, parce que la pensée ordinaire (selon François Dupuy) de nos dirigeant-e-s n’est pas à la hauteur du monde VUCA?

Ou alors ces mêmes dirigeant-e-s ne devraient-ils pas se sentir appelé-e-s à développer une pensée élaborée, une “pensée complexe” au sens d’Edgar Morin, capable d’intégrer plutôt que rejeter, explorer plutôt que combattre, reconnaître plutôt que nier?

Le déni: souvent fonctionnel

A la base, le déni est un mécanisme de protection psychologique lorsque nous sommes confronté-e-s à une situation pour laquelle nous n’avons pas encore de réponse adaptée. Ce mécanisme est parfaitement fonctionnel dans de nombreuses situations et dans un premier temps.

Sauf qu’ici, comme dans les problématiques climatiques et énergétiques, le déni devient très délétère, car il conduit à ne rien changer, à continuer à faire ce qu’on connaît, ce qui est familier et confortable, soit prioriser systématiquement les intérêts d’un système économique tout en négligeant les impacts sanitaires, sociaux, environnementaux, climatiques. Étonnamment, ce sont les mêmes acteurs, qui ont habituellement le mot “innovation” sur les lèvres du matin au soir, qui en ce moment s’engagent avec force pour que, surtout, rien ne change, que tout soit “comme avant”, et “rapidement”, s’il vous plaît.

Pourtant le déni est une étape indispensable pour faire le deuil de ce qui est déjà mort: le monde d’avant, techno-industriel, accro aux énergies fossiles, destructeur du vivant. Plus vite le déni est passé, plus vite le deuil se fait, et plus vite nous sommes aptes à reconstruire quelque chose de nouveau et donc innover. Alors à qui sert cette illusion entretenue par ces voix?

Le déni des dirigeant-e-s, ou le courage de regarder la réalité en face?

Je veux bien que nous autres, simples citoyen-ne-s, au café du coin, nous soyons dans le déni, mais pas nos dirigeant-e-s. J’attends de ces personnes qui ont choisi de prendre une responsabilité, au niveau économique, politique, sociétale, qu’elles répondent, justement, aux circonstances extraordinaires.

Non pas avec des invectives et des injonctions, en donnant des leçons, médicales ou scientifiques, alors qu’il n’apparait pas qu’elles soient qualifiées pour le faire. Non pas en balayant les réalités dérangeantes sous le tapis, en les combattant, les minimisant ou pis encore en maltraitant les scientifiques et lanceurs d’alerte.

Nous vous payons (ce sont les employé-e-s qui, par leur travail, paient le salaire des dirigeant-e-s) pour cela, nous votons pour vous pour cela, car pour les problèmes ordinaires, nous arrivons nous débrouiller assez bien sans vous.

L’incertitude, l’ambigüité, les mauvaises nouvelles, quand on est un-e dirigeant-e qui se respecte, cela se regarde en face. Cela s’intègre plutôt que se rejette. La plus-value managériale est bien là, dans ce courage indispensable.

Pour ma part, dans un monde qui va vers toujours plus de cataclysmes, je soutiendrai des hommes et des femmes qui seront doté-e-s de sagesse: qui sauront montrer courage et humilité, qui sauront dire à un président de task force “oh, comme c’est intéressant, dites-m’en plus”, qui s’engageront pour la résilience et la transformation, qui oseront des actes sans avoir réponse à tout à l’avance. Et vous?

Et vous, êtes-vous à l’aise avec votre non-savoir?

Nous sommes dans une société savante – du moins, c’est l’image qu’elle se donne d’elle-même. Or nous avons entendu durant cette période de pandémie plusieurs fois nos autorités déclarer “on ne sait pas”, “les scientifiques ne savent pas”, “on ne peut pas savoir”. Aveu d’incompétence, ou alors y-a-t-il plus d’inconnues que nous voulons bien croire? Et dans un tel cas, dans un monde où les mythologies de l’intelligence artificielle et du big data nous font croire que tout pourrait se calculer, comment faire quand on ne sait pas?

L’intelligence ce n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas. Jean Piaget

Voici les stratégies à disposition pour exercer cette intelligence. Commençons par un peu de vocabulaire.

Qu’est-ce que le non-savoir?

Le Larousse nous donne les définitions suivantes:

  • Incertitude: caractère de ce qui n’est pas établi avec exactitude, connu avec certitude;
  • Ignorance: fait de ne pas savoir quelque chose, de ne pas être au courant de quelque chose ; défaut de connaissances ou manque d’expérience portant sur un domaine donné;
  • Inconnue: élément d’une situation, d’une question qui n’est pas connu, sur lequel les informations sont insuffisantes.

Quels sont les types d’incertitude?

  • Il y a d’abord les choses que nous savons que nous savons, le connu (en anglais “known knows”);
  • Ensuite les choses que nous savons que nous ne savons pas, les inconnues connues (en anglais “known unknows”);
  • Et, particulièrement importantes dans cette pandémie, les choses que nous ne savons même pas que ne ne savons pas, les inconnues inconnues (en anglais “unknown unknows”, abrégées “unk unks”). Nous sommes non seulement ignorants, mais en plus ignorants sur notre degré d’ignorance.

Notre addiction à la connaissance

Tout comme moi, vous aurez certainement remarqué que nous avons une forme d’addiction au savoir, à la connaissance, à l’information. Les journalistes demandent si on a des “preuves scientifiques” avant d’entreprendre telle ou telle démarche, on exige des dirigeant.e.s qu’ils.elles s’appuient sur des “faits” pour “décider” (j’y reviendrai), on nous parle de “evidence-based” medicine, ou management. Nous avons l’a priori que la réponse “je ne sais pas” serait d’abord un aveu d’incompétence. Nous n’aimons pas l’incertitude.

Nous avons perdu de vue – et cela devrait nous redonner une chiquenaude d’humilité – que dans la vie, nous en savons immensément moins que ce que nous prétendons. Pis, nous nous sentons rassuré.e.s de “savoir” – ou du moins d’avoir une réponse qui nous paraît cohérente, même si elle est fausse: c’est la base du fonctionnement des théories du complot, car ne pas savoir, ne pas avoir de réponse, est anxiogène.

Dans la crise, dans le monde VUCA qui est le nôtre, le “je ne sais pas” des expert.e.s, du Conseil fédéral, est ce que j’appelle de “l’ignorance qualifiée”. La première démarche est déjà de suspendre tout jugement, et de considérer un “je ne sais pas” comme une réponse compétente et honnête, surtout si elle est désagréable à entendre. Et avec cela, de soutenir cette incertitude, de prendre conscience du stress, de la peur que ce non-savoir génère, et d’accueillir ces émotions inconfortables – qui se transforment malheureusement trop souvent en agressivité vers le porteur de la mauvaise nouvelle. Agir dans le non-savoir a ainsi non seulement une dimension “technique” si l’on peut dire, mais aussi une importante composante émotionnelle, individuelle comme collective, que j’ai abordé ailleurs.

Comment gérons-nous les inconnues connaissables?

Nous avons plusieurs stratégies pour cela, dont les explications s’appuient sur le modèle Cynefin de Dave Snowden que j’ai présenté ailleurs.

  1. La première est de se remémorer. C’est ce que nous faisions à l’école. Cela présuppose que le savoir est existant, et que mon cerveau doit simplement aller le rechercher. “Sense – categorize – respond” selon Cynefin, dans une situation simple ou triviale.
  2. La deuxième est d’analyser. Dans une situation compliquée, on sait ce qu’on ne sait pas. En appliquant la logique, l’analyse, parfois avec le soutien de machines, il est possible de générer de la connaissance. Cela présuppose non seulement que les données et informations utiles sont disponibles, mais que les formules pour le calcul des relations entre ces informations le sont aussi. Une variante de cette manière de faire est le recours aux expert.e.s. “Sense – analyze – respond” selon Cynefin. C’est ici ou notre civilisation cartésienne logique, “rationnelle”, se sent à la maison. Dans le monde de la déduction, qui n’est pas celui de la décision. En effet, quand tous les faits sont disponibles, que reste-t-il encore à “décider”?

    cynefin
    https://scrumsaguenay.ca/2015/08/17/pourquoi-comment-quoi-comment-etre-agile/

Nous l’avons bien vu pendant la catastrophe du COVID: les informations manquent, le savoir n’est pas disponible. Nous trouvons cela, individuellement comme collectivement, très, très inconfortable: cela nous énerve, nous sortons notre vocabulaire de tous les noms d’oiseaux pour les scientifiques, le Conseil fédéral, la politique…

Nous constatons que c’est nouveau, que le savoir du passé n’est pas d’une grande utilité, que les expert.e.s ne le sont pas vraiment, que l’analyse, pourtant amplement tentée ad nauseum avec force modèles mathématiques, statistiques et courbes épidémiologiques, est lamentablement en échec.

Ne serait-ce pas le moment de mettre en oeuvre la citation de Piaget, d’être intelligent par l’action plutôt que par la réflexion?

Les stratégies lorsque l’analyse et l’expertise sont en échec

Lorsque le non-savoir résiste même aux expert.e.s, même avec l’aide de machines, il s’agit de l’explorer non plus mentalement (l’analyse), mais expérimentalement (l’action).

3. La troisième démarche est d’expérimenter à petite échelle. “Probe – sense – respond” selon Cynefin. Cela signifie fonctionner en cycles itératifs, tels qu’au cœur des approches agiles. Pour les problématiques complexes dans lesquelles il y a du temps pour apprendre avant d’agir plus largement.

4. La quatrième démarche, qui est celle de la gestion de la pandémie, est la gestion de crise appliquée à une situation chaotique, du moins au début. L’analyse est en échec, pas de temps pour faire des expériences en condition de laboratoire, il ne reste donc plus qu’à agir dans l’incertitude, “act – sense – respond” selon Cynefin. C’est exactement ce qu’a fait et communiqué le Conseil fédéral: une expérience (car on ne l’a jamais fait auparavant) à grande échelle.

Mesdames, Messieurs, c’est ICI, et seulement quand on ne peut pas savoir, que réellement on décide. Par opposition à l’indécision, souvent induite par la tétanie “par manque d’informations, de données, de preuves”. L’enjeu managérial est double:

  • décider clairement (présuppose de connaître sa destination, ses objectifs) et à temps;
  • et surtout apprendre continuellement pour pouvoir ajuster et s’adapter.

Et oui, comme les observateurs (les médias, le public, la politique, les actionnaires) sont aux aguets avec les lunettes du mode compliqué qu’on nous enseigne depuis l’école, il vous sera reproché a posteriori (on est toujours plus intelligent après), de ne pas avoir su, d’avoir été dans la contradiction, bref, vous serez incompris.e.s, critiqué.e.s, quoi que vous fassiez et expliquiez. N’est-ce d’ailleurs justement pas pour ce type de situation que vous avez choisi de prendre une fonction à responsabilité? Le grand moment de leadership de votre carrière, c’est maintenant…

Quelles compétences essentielles pour traverser les autres catastrophes qui nous attendent?

Entre éventuelle deuxième vague pandémique, récession économique, crise sociale, canicule et autres catastrophes climatiques et environnementales en cours et à venir, comme ces phénomènes, du moins à notre échelle temporelle, sont nouveaux et peu prédictibles quant aux moments et intensités de leur survenance, quelles sont les capacités dont nous aurons toujours plus besoin?

Ce n’est pas plus ni mieux d’analyse, car

  • le futur paraît toujours moins être une simple extrapolation du passé: sauf violenter gravement les lois de l’univers, la croissance en mode “toujours plus vite et toujours plus gros” des dernières décennies est en train de s’inscrire dans les livres d’histoire;
  • l’incertitude est toujours plus la règle, la connaissance “à temps” l’exception (l’analyse est lente);
  • la complexité (le nombre de données et de leurs interconnections) augmente sans cesse;
  • l’analyse ne permet que partiellement de se préparer aux surprises;
  • l’analyse évacue la dimension centrale du management dans l’incertitude: la gestion des émotions.

La clé est dans la capacité, individuelle et collective, à

  • savoir observer en suspendant le jugement;
  • décider à temps, en intégrant l’intuition;
  • savoir observer les conséquences des décisions;
  • savoir apprendre continuellement.

Une culture apprenante, concrètement?

Il ne s’agit donc plus d’analyser, ensuite agir, ensuite apprendre pour la prochaine fois (les fameuses “After action reviews”), dans une séquence linéaire, mais d’apprendre:

  • qualitativement: quels sont les savoirs nécessaires, les questions déterminantes;
  • rapidement et continuellement: au fur et à mesure de l’action, non plus uniquement “après”;
  • systématiquement: non plus aléatoirement, et de manière à transformer continuellement les pratiques, aussi managériales.

Les bonnes questions à vous poser pour votre organisation peuvent être:

  • quelle place est donnée au non-savoir chez nous? Est-il permis de dire honnêtement “je ne sais pas”?
  • quels styles de leadership sont-ils soutenant pour un monde incertain?
  • quelle culture d’équipe, d’entreprise est-elle nécessaire pour explorer l’incertitude et savoir s’adapter?
  • comment faire de nos vulnérabilités, de notre non-maîtrise, de notre ignorance, des ressources pour se transformer et s’adapter?
  • parlons-nous de résilience, savons-nous ce qui la mine ou au contraire la renforce?

 

Et si, à titre personnel, vous aviez le choix entre être victime, “à l’insu de votre plein gré”, de l’effet Dunning-Kruger, ou alors basculer d’une pensée ordinaire à une pensée élaborée?

 

Pour aller plus loin: