Au café du coin (maintenant que c’est de nouveau possible), nous nous moquons de Bolsonaro et de son arrogance envers la pandémie, nous nous inquiétons des menaces de mort contre les scientifiques, nous rions (une fois de plus) de Trump qui déclarait à Tulsa que «Quand on fait ce volume de dépistage, on trouve plus (…) de cas. Alors j’ai dit: ‘Ralentissez le dépistage’», ou de ses recommandations d’utiliser l’eau de Javel.
Serions-nous meilleurs?
Pas sûr. Nous avons eu début mars le Conseiller d’Etat Philippe Leuba et son dafalgan. Et depuis, me direz-vous, la science a fait des progrès, nous avons plus de connaissances, nous sommes devenus plus malins.
Et bien non, ce matin, nous entendons, non sans un étonnement teinté d’effroi, qu’aujourd’hui même, des “parlementaires bourgeois” critiquent les propos du chef de la Task Force COVID-19 émis durant le week-end.
Et avec quels arguments?
- “En pleine crise, il faut parler d’une seule voix. Le temps des critiques viendra bien assez tôt”;
- “Dans l’incertitude, on a droit au silence, c’est la règle de tout scientifique”;
- “Le Conseil fédéral appréhende la crise dans sa globalité, et pas seulement d’un point de vue épidémiologique, contrairement aux scientifiques”.
Particularité de toutes ces voix: elles sont “proches des milieux économiques”.
Des arguments, ou plutôt des slogans?
Ces arguments paraissent a priori sensés. Néanmoins, considérons les points suivants:
- La prémisse de ces arguments est que la position du Conseil fédéral, qui soutient une relance plutôt rapide de l’économie, semble plaire plus aux milieux de l’économie qu’aux scientifiques, et donc que sa remise en question serait perçue comme gênante;
- Qui a la position la plus intéressée? Les parlementaires proches de l’économie, ou les scientifiques?
- “Parler d’une seule voix” ne fait du sens que lorsqu’il y a consentement de toutes les parties; cela ne signifie nullement “être obéissant à une décision imbécile”. Rappelons que de nombreuses catastrophes (dont l’explosion de la navette Challenger) ont été le fruit d’un refus d’entendre des avis minoritaires parfaitement pertinents;
- Il semble y avoir confusion entre “critique” et “avis qualifié”;
- La confiance du Conseil fédéral ne sera probablement pas (encore) impactée par l’avis du président de la Task Force, par contre elle pourrait l’être s’il y donne une réponse inadéquate;
- Les scientifiques font le métier de chercher des choses qu’ils ne connaissent pas encore, et pour cela de prendre le risque de ne rien trouver et de se tromper; et bien sûr qu’ils communiquent aussi sur l’incertitude, d’ailleurs ce mot est un concept statistique;
- La globalité, oui bien sûr, quand on a le temps pour cela. Dans une crise, il y a des priorités: que les pompiers éteignent le feu qui menace directement des vies humaines, sauver les meubles vient bien après. Et il ne viendrait à l’esprit de personne de mettre les intérêts matériels avant les intérêts des vivants.
Les dogmes (économiques) en échec dans un monde VUCA?
A entendre ces propos, l’économie semble ne pas aimer l’ambiguïté, qui rend impossible une compréhension unique des faits, et elle ne semble pas aimer non plus l’incertitude, qui rend le monde imprédictible. Faudrait-il donc, en réaction, les taire, les mettre sous le tapis, s’offusquer, attaquer les avis divergents, tuer les porteurs de mauvaises nouvelles?
Les choses qui ne se comptent pas, qui ne se monétisent pas, qui ne se prouvent pas, qui ne se rentabilisent pas (rapidement), qui ne se comprennent pas, qui ne se planifient pas, bref, qui ne se maîtrisent pas, devraient-elles disparaître des radars, parce que la pensée ordinaire (selon François Dupuy) de nos dirigeant-e-s n’est pas à la hauteur du monde VUCA?
Ou alors ces mêmes dirigeant-e-s ne devraient-ils pas se sentir appelé-e-s à développer une pensée élaborée, une “pensée complexe” au sens d’Edgar Morin, capable d’intégrer plutôt que rejeter, explorer plutôt que combattre, reconnaître plutôt que nier?
Le déni: souvent fonctionnel
A la base, le déni est un mécanisme de protection psychologique lorsque nous sommes confronté-e-s à une situation pour laquelle nous n’avons pas encore de réponse adaptée. Ce mécanisme est parfaitement fonctionnel dans de nombreuses situations et dans un premier temps.
Sauf qu’ici, comme dans les problématiques climatiques et énergétiques, le déni devient très délétère, car il conduit à ne rien changer, à continuer à faire ce qu’on connaît, ce qui est familier et confortable, soit prioriser systématiquement les intérêts d’un système économique tout en négligeant les impacts sanitaires, sociaux, environnementaux, climatiques. Étonnamment, ce sont les mêmes acteurs, qui ont habituellement le mot “innovation” sur les lèvres du matin au soir, qui en ce moment s’engagent avec force pour que, surtout, rien ne change, que tout soit “comme avant”, et “rapidement”, s’il vous plaît.
Pourtant le déni est une étape indispensable pour faire le deuil de ce qui est déjà mort: le monde d’avant, techno-industriel, accro aux énergies fossiles, destructeur du vivant. Plus vite le déni est passé, plus vite le deuil se fait, et plus vite nous sommes aptes à reconstruire quelque chose de nouveau et donc innover. Alors à qui sert cette illusion entretenue par ces voix?
Le déni des dirigeant-e-s, ou le courage de regarder la réalité en face?
Je veux bien que nous autres, simples citoyen-ne-s, au café du coin, nous soyons dans le déni, mais pas nos dirigeant-e-s. J’attends de ces personnes qui ont choisi de prendre une responsabilité, au niveau économique, politique, sociétale, qu’elles répondent, justement, aux circonstances extraordinaires.
Non pas avec des invectives et des injonctions, en donnant des leçons, médicales ou scientifiques, alors qu’il n’apparait pas qu’elles soient qualifiées pour le faire. Non pas en balayant les réalités dérangeantes sous le tapis, en les combattant, les minimisant ou pis encore en maltraitant les scientifiques et lanceurs d’alerte.
Nous vous payons (ce sont les employé-e-s qui, par leur travail, paient le salaire des dirigeant-e-s) pour cela, nous votons pour vous pour cela, car pour les problèmes ordinaires, nous arrivons nous débrouiller assez bien sans vous.
L’incertitude, l’ambigüité, les mauvaises nouvelles, quand on est un-e dirigeant-e qui se respecte, cela se regarde en face. Cela s’intègre plutôt que se rejette. La plus-value managériale est bien là, dans ce courage indispensable.
Pour ma part, dans un monde qui va vers toujours plus de cataclysmes, je soutiendrai des hommes et des femmes qui seront doté-e-s de sagesse: qui sauront montrer courage et humilité, qui sauront dire à un président de task force “oh, comme c’est intéressant, dites-m’en plus”, qui s’engageront pour la résilience et la transformation, qui oseront des actes sans avoir réponse à tout à l’avance. Et vous?
La photo est super, cher Philippe.
bravo, le temps a besoin de rebelles (au moins pseudos) et non de trolls qui polluent ses blogs 🙂
Monsieur bonjour
Je trouve interessant cet enoncé: si je peux me permettre:
“Le deni une étape indispensable pour faire le deuil de ce qui est déjà mort”
La formulation est à mon avis un peu rapide… et l'”économie psychique de tout sujet ‘singulière’,
De ce fait, je ne pense pas que le deni soit un ‘passage obligé’ pour tous…
Du point de vue du developpement psychique, le déni est lié au clivage, & le sujet se clive car les angoisses qui émergent de la représentation (idée, événement) sont pas supportables et gérables par/pour lui-même
Dans le monde économique, on peut penser qu’il est assez insupportable d’envisager une position interne autre que constamment ‘en progression’ & si tel est le cas dans la durée, peut être en seront ns réduits au sort du nénuphar d’Albert Jaccard,
Merci Monsieur d’avoir remis en question une généralisation de ma part. Je conviens que le deuil peut se faire sans forcément passer par le déni.
Depuis des années on nous donne du « volontarisme », des idées qui changement le monde ou du «story telling»
Certain blogueurs le disent clairement comme celui de Gregory Staehli : «L’humain est porté par ce qu’il se raconte. L’humain est fait de fables. Le récit qui emporte l’adhésion du nombre forge la grille de lecture de notre monde.» (https://blogs.letemps.ch/gregory-staehli/2020/06/17/grillesdelecture/)
Rappelez-vous les slogans de Mai 68 «Sous les pavés la plage», «Soyez réalistes, demandez l’impossible» ou le célèbre «I have a dream» de Martin Luther King et bien d’autres.
Rarement une civilisation aura autant été idéaliste, aura autant voulu croire, aura dépensé autant d’énergie à évacuer le réel.
Et vous vous étonnez que le déni soit si répandu …
Je ne m’étonne pas, je m’offusque. Il semble que c’est notre stupidité qui nous perdra…
Le déni de réalité n’est-il que le fait des décideurs désignés? Non évidemment. Nous avons tous des réalités qu’il nous est plus difficile de percevoir car aucun esprit ou notre mémoire n’est pas neutre, mais lorsque cela empêche manifestement la cohérence, cela relève de la psychiatrie. Dis-moi ce que tu ne veux pas voir et je te dirai qui tu es. Cependant, la fin du dogme reconnu comme tel, c’est la fin des marqueurs. Avouer ses dogmes est aussi important pour clarifier le débat que de reconnaître ses conflits d’intérêt. La foi comme la confiance continuent d’exister, mais le dogme a disparu. Dans la mondialisation, les décisions et évolutions importantes sont souvent déterminée au-dessus des nations, mais les conflits d’intérêt sont cachés. A ce titre, le témoignage du pr. Raoult devant la commission d’enquête COVID est éclairant. Le citoyen est appelé à évoluer dans un magma d’apparences, de tromperies et de flatteries. Plus que jamais, le débat direct, mais balisé (comme dans ces blogs) et la formation de têtes bien faites, c’est-à-dire apte à la critique par la cohérence et l’humilité, est devenu indispensable.
Malheureusement, il est douteux que la majorité des citoyens n’y soit jamais apte. Alors comment?
Comment? Je ne sais trop. Essayons chacun à notre niveau…
comment? Lisons, cultivons-nous