Du bon usage des expert.e.s

Alors que le Parlement, dans la session qui s’ouvre, traitera de la question du rôle de la Swiss National COVID-19 Science Task Force, voici un rappel des bonnes pratiques dans l’usage de celles et ceux qui sont appelés “experts”.

(pour faciliter la lecture, il est renoncé au langage épicène; le choix de la forme masculine est arbitraire – ou pas…).

 

Experts de quoi?

Indiquons ici que certaines formes de conseil en entreprise (les “consultants”) sont des postures d’experts. Et que nous ne distinguons pas entre experts internes ou externes à une organisation.

Pourquoi ces guillemets autour de “experts” me demanderez-vous? Posons la question: experts de quoi?

Le Larousse définit l’adjectif “expert” comme suit: “Qui connaît très bien quelque chose par la pratique”.

Première remarque: selon cette définition, il s’agit donc d’une compétence plutôt empirique qu’académique. On pourrait néanmoins argumenter et accepter que la réflexion intellectuelle est aussi une pratique.

De quoi est-on expert: du problème ou de la solution?

Si l’expertise est liée à l’action, cela signifie qu’on est en mesure d’amener, peut-être mieux que d’autres, des solutions aux situations problématiques. Avoir une solution pertinente doit forcément signifier que le problème est bien compris – ou alors qu’on a beaucoup de chance. Cela nous mène à la question suivante.

Experts à quel moment?

Par définition, on n’est donc expert que de quelque chose qu’on a déjà fait, déjà pensé. On ne peut donc pas être expert de quelque chose qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais fait. Les experts ainsi ne peuvent disposer que d’une expertise sur le passé.

Ce point est déterminant: l’expertise n’est applicable que dans un cas de figure qui ressemble à des problèmes déjà rencontrés dans le passé. Et elle ne l’est donc pas dans un cas de figure d’un nouveau problème émergent, telle la crise COVID-19.

Dit à l’emporte-pièce: dans une crise nouvelle, il ne peut donc y avoir de quelconques experts, des “sachants”. Il ne peut y avoir que des aventuriers, des pionniers, en train de construire leur expertise par leur pratique émergente. Dans une telle situation, nous sommes toutes et tous des débutants, des apprenants. Le mot expert est donc complétement abusif et génère de faux espoirs quand la réponse honnête aux questions qu’on se pose est: “personne ne sait”.

Experts pour quels types de problèmes?

Comme présenté précédemment, le modèle Cynefin de Dave Snowden distingue entre les situations compliquées et les situations complexes. Distinguer, cela signifie comprendre que “complexe” n’est pas le superlatif de “compliqué”, et qu’en conséquence, on ne gère pas la complexité en faisant plus d’efforts en mode compliqué.

Une situation complexe ou chaotique se caractérise notamment pas sa grande imprédictibilité, par l’impossibilité de comprendre complètement et correctement (“unk unks”), par l’impossibilité d’avoir une vue d’ensemble. Par l’échec de toute tentative logique et analytique: ces systèmes ne révèlent leur dynamique, leur sens qu’en les pratiquant, en les explorant. En apprenant continuellement (pratiques émergentes).

Si une situation complexe ou chaotique nous dépasse, ce n’est pas un signe d’incompétence: c’est intrinsèquement vrai. Et cela concerne chacune et chacun de nous, indépendamment de notre QI, de notre CV, de notre âge, de nos titres, de notre fonction et classe de salaire.

Le premier constat qu’il s’agit donc de faire est un aveu d’impuissance et de dépassement, une posture d’humilité fondamentale: on sait très peu, on comprend très peu, et il n’y a aucune garantie qu’on comprendra un jour et qu’on agira correctement. Et pour pouvoir cela, il y a lieu de reconnaître que des émotions comme la peur sont naturellement au rendez-vous: il s’agira de l’apprivoiser et en faire notre amie.

Limites de l’expertise

Résumons. L’expertise du passé n’est pas une garantie de solutions pertinentes dans un problème complexe nouveau. Jamais.

Première conséquence: descendre les experts de leur piédestal (sur lequel nous les avons nous-mêmes mis).

Deuxième conséquence: engager les experts pour aider à comprendre le problème. Uniquement.

Troisième conséquence: ne PAS engager les experts pour élaborer des solutions, car leur contribution peut réduire la créativité et péjorer la qualité des prévisions.

Quatrième conséquence: cadrer leur mandat. Quel est leur rôle, quel n’est pas leur rôle. Ainsi, rappelons que la liberté (p.ex. de s’exprimer publiquement) est indissociable de la responsabilité. Quand on n’a pas de comptes à rendre, démocratiquement par la légitimation que donne une élection, juridiquement, par les exigences du droit, cela ne saurait donner toutes les libertés.

Le piège de l’arrogance

Etre expert est devenu dans notre société une sorte de statut social: c’est très valorisé, aussi bien dans les entreprises que dans l’opinion publique. “Savoir, c’est le pouvoir”. Car nous aimons comprendre, nous aimons croire que nous sommes en maîtrise, ou que du moins certains le sont. Parce qu’admettre que même les experts sont dépassés, c’est anxiogène. Nous aimons avoir des réponses.

Admettre que les experts ne savent pas non plus, c’est inacceptable. Et pourtant vrai. Il s’agit donc collectivement de trouver d’autres pistes d’une part pour nous rassurer (gérer la peur) et d’autre part pour élaborer des solutions.

Comment s’y prendre alors?

Une fois que les experts ont apporté leur contribution, les clés sont ailleurs:

  • Impératif: veiller à créer une culture de sécurité psychologique dans vos équipes.
  • Constituer un groupe de grande diversité, avec des profils très diversifiés. Très. Une professeure d’épidémiologie est très proche d’un professeur d’économie. Et très éloignée d’une infirmière à domicile et d’un livreur de pizza. Mobiliser les troublions, les stagiaires, les nouveaux-venus, les voisins, vos concurrents. Car la crise n’est pas le moment pour la compétition, mais pour apprendre et grandir ensemble, pour la solidarité.
  • Faciliter le travail avec les approches d’intelligence collective. Avec la pensée systémique.
  • Se mettre, individuellement et collectivement, en posture d’accepter les pertes. Pas seulement humaines comme dans le cas présent de la crise COVID-19. Mais surtout la perte des connaissances, savoirs et croyances qui ne sont plus vraies, ou plus utiles. Pertes d’amour-propre aussi, parfois. Savoir mourir à un passé qui n’est plus utile, pour laisser émerger le nouveau.
  • Veiller à créer une culture de sécurité psychologique. (on ne le redira jamais assez: c’est LA clé).

En résumé

  • Si c’est une situation compliquée: trouver et mandater des experts ; leur demander des solutions.
  • Si c’est une situation complexe ou chaotique, une crise : trouver et mandater des experts. Leur demander leur éclairage sur le problème. Puis les mettre en attente pour d’éventuelles sollicitations sur demande, et vous mettre, vous et vos équipes adhoc, au travail.

 

Terminons par ce bref texte du Capitaine Sully Sullenberger (traduction libre):

“Durant les moments de crise, il s’agir d’être capable de se calmer soi-même, afin de pouvoir se concentrer sur la tâche en cours.

Cela exige une discipline mentale incroyable qui, comme toute autre compétence, vient de l’exposition et de la pratique. Cela a à voir avec prêter attention, être curieux, apprendre de l’expérience et comprendre comment s’améliorer.

Le calme émerge de la confiance. La confiance prend racine dans la réalité.

Et finalement, c’est de là que vient l’espoir. Il ne vient pas d’une pensée magique. Il vient des compétences actuelles basées des expériences dans le monde réel.

Le déni: une posture politique assumée?

Au café du coin (maintenant que c’est de nouveau possible), nous nous moquons de Bolsonaro et de son arrogance envers la pandémie, nous nous inquiétons des menaces de mort contre les scientifiques, nous rions (une fois de plus) de Trump qui déclarait à Tulsa que «Quand on fait ce volume de dépistage, on trouve plus (…) de cas. Alors j’ai dit: ‘Ralentissez le dépistage’», ou de ses recommandations d’utiliser l’eau de Javel.

Serions-nous meilleurs?

Pas sûr. Nous avons eu début mars le Conseiller d’Etat Philippe Leuba et son dafalgan. Et depuis, me direz-vous, la science a fait des progrès, nous avons plus de connaissances, nous sommes devenus plus malins.

Et bien non, ce matin, nous entendons, non sans un étonnement teinté d’effroi, qu’aujourd’hui même, des “parlementaires bourgeois” critiquent les propos du chef de la Task Force COVID-19 émis durant le week-end.

Et avec quels arguments?

  • “En pleine crise, il faut parler d’une seule voix. Le temps des critiques viendra bien assez tôt”;
  • “Dans l’incertitude, on a droit au silence, c’est la règle de tout scientifique”;
  • “Le Conseil fédéral appréhende la crise dans sa globalité, et pas seulement d’un point de vue épidémiologique, contrairement aux scientifiques”.

Particularité de toutes ces voix: elles sont “proches des milieux économiques”.

Des arguments, ou plutôt des slogans?

Ces arguments paraissent a priori sensés. Néanmoins, considérons les points suivants:

  • La prémisse de ces arguments est que la position du Conseil fédéral, qui soutient une relance plutôt rapide de l’économie, semble plaire plus aux milieux de l’économie qu’aux scientifiques, et donc que sa remise en question serait perçue comme gênante;
  • Qui a la position la plus intéressée? Les parlementaires proches de l’économie, ou les scientifiques?
  • “Parler d’une seule voix” ne fait du sens que lorsqu’il y a consentement de toutes les parties; cela ne signifie nullement “être obéissant à une décision imbécile”. Rappelons que de nombreuses catastrophes (dont l’explosion de la navette Challenger) ont été le fruit d’un refus d’entendre des avis minoritaires parfaitement pertinents;
  • Il semble y avoir confusion entre “critique” et “avis qualifié”;
  • La confiance du Conseil fédéral ne sera probablement pas (encore) impactée par l’avis du président de la Task Force, par contre elle pourrait l’être s’il y donne une réponse inadéquate;
  • Les scientifiques font le métier de chercher des choses qu’ils ne connaissent pas encore, et pour cela de prendre le risque de ne rien trouver et de se tromper; et bien sûr qu’ils communiquent aussi sur l’incertitude, d’ailleurs ce mot est un concept statistique;
  • La globalité, oui bien sûr, quand on a le temps pour cela. Dans une crise, il y a des priorités: que les pompiers éteignent le feu qui menace directement des vies humaines, sauver les meubles vient bien après. Et il ne viendrait à l’esprit de personne de mettre les intérêts matériels avant les intérêts des vivants.

Les dogmes (économiques) en échec dans un monde VUCA?

A entendre ces propos, l’économie semble ne pas aimer l’ambiguïté, qui rend impossible une compréhension unique des faits, et elle ne semble pas aimer non plus l’incertitude, qui rend le monde imprédictible. Faudrait-il donc, en réaction, les taire, les mettre sous le tapis, s’offusquer, attaquer les avis divergents, tuer les porteurs de mauvaises nouvelles?

Les choses qui ne se comptent pas, qui ne se monétisent pas, qui ne se prouvent pas, qui ne se rentabilisent pas (rapidement), qui ne se comprennent pas, qui ne se planifient pas, bref, qui ne se maîtrisent pas, devraient-elles disparaître des radars, parce que la pensée ordinaire (selon François Dupuy) de nos dirigeant-e-s n’est pas à la hauteur du monde VUCA?

Ou alors ces mêmes dirigeant-e-s ne devraient-ils pas se sentir appelé-e-s à développer une pensée élaborée, une “pensée complexe” au sens d’Edgar Morin, capable d’intégrer plutôt que rejeter, explorer plutôt que combattre, reconnaître plutôt que nier?

Le déni: souvent fonctionnel

A la base, le déni est un mécanisme de protection psychologique lorsque nous sommes confronté-e-s à une situation pour laquelle nous n’avons pas encore de réponse adaptée. Ce mécanisme est parfaitement fonctionnel dans de nombreuses situations et dans un premier temps.

Sauf qu’ici, comme dans les problématiques climatiques et énergétiques, le déni devient très délétère, car il conduit à ne rien changer, à continuer à faire ce qu’on connaît, ce qui est familier et confortable, soit prioriser systématiquement les intérêts d’un système économique tout en négligeant les impacts sanitaires, sociaux, environnementaux, climatiques. Étonnamment, ce sont les mêmes acteurs, qui ont habituellement le mot “innovation” sur les lèvres du matin au soir, qui en ce moment s’engagent avec force pour que, surtout, rien ne change, que tout soit “comme avant”, et “rapidement”, s’il vous plaît.

Pourtant le déni est une étape indispensable pour faire le deuil de ce qui est déjà mort: le monde d’avant, techno-industriel, accro aux énergies fossiles, destructeur du vivant. Plus vite le déni est passé, plus vite le deuil se fait, et plus vite nous sommes aptes à reconstruire quelque chose de nouveau et donc innover. Alors à qui sert cette illusion entretenue par ces voix?

Le déni des dirigeant-e-s, ou le courage de regarder la réalité en face?

Je veux bien que nous autres, simples citoyen-ne-s, au café du coin, nous soyons dans le déni, mais pas nos dirigeant-e-s. J’attends de ces personnes qui ont choisi de prendre une responsabilité, au niveau économique, politique, sociétale, qu’elles répondent, justement, aux circonstances extraordinaires.

Non pas avec des invectives et des injonctions, en donnant des leçons, médicales ou scientifiques, alors qu’il n’apparait pas qu’elles soient qualifiées pour le faire. Non pas en balayant les réalités dérangeantes sous le tapis, en les combattant, les minimisant ou pis encore en maltraitant les scientifiques et lanceurs d’alerte.

Nous vous payons (ce sont les employé-e-s qui, par leur travail, paient le salaire des dirigeant-e-s) pour cela, nous votons pour vous pour cela, car pour les problèmes ordinaires, nous arrivons nous débrouiller assez bien sans vous.

L’incertitude, l’ambigüité, les mauvaises nouvelles, quand on est un-e dirigeant-e qui se respecte, cela se regarde en face. Cela s’intègre plutôt que se rejette. La plus-value managériale est bien là, dans ce courage indispensable.

Pour ma part, dans un monde qui va vers toujours plus de cataclysmes, je soutiendrai des hommes et des femmes qui seront doté-e-s de sagesse: qui sauront montrer courage et humilité, qui sauront dire à un président de task force “oh, comme c’est intéressant, dites-m’en plus”, qui s’engageront pour la résilience et la transformation, qui oseront des actes sans avoir réponse à tout à l’avance. Et vous?

“Post-COVID”: avez-vous de l’espoir ou de la confiance pour l’avenir?

Nous sommes bombardé.es, par les médias, les politiques, les dirigeant.e.s, les meneur.euses d’opinion de “il faut soutenir l’économie”, “il faut relancer la consommation”, “il faut faire ses vacances en Suisse”. Je ne sais pas vous, mais moi me vient la question “et pourquoi donc?”, ou “sinon quoi?”

Le constat: nous avons perdu nos repères et certitudes

Nous courrons comme des poules sans tête dans notre basse-cour tant connue – le monde “d’avant”, le seul que nous connaissions. Avec un mot magique à la bouche: “vaccin”. Taper ce mot-clé dans le moteur de recherche du Temps, et vous aurez un indice de l’attention accordée à ce nouvel eldorado. LA solution qui nous garantirait que tout sera comme avant. Ouf.

Pourtant, il n’est de loin pas certain que nous trouvions un vaccin, ni demain ni jamais d’ailleurs. Alors, psalmodions-nous des incantations pour que le vaccin se concrétise, avec toujours plus de force, avec des phrases qui commencent ou se ponctuent sans cesse par “en attendant le vaccin…”, en espérant que cette pensée magique suffira? Ou bien choisissons-nous une autre voie?

Vous êtes naufragé.e sur une île déserte…

îleC’est une de mes histoires favorites. Donc vous êtes naufragé.e sur une île déserte. Après une période de confinement et de solitude forcée que, ma foi, vous avez trouvée finalement assez agréable, l’ennui vous gagne et vous souhaitez quitter cette île.

Vous scrutez alors l’horizon, du matin au soir et du soir au matin, dans l’espoir qu’un bateau passera pour vous sauver, vous permettre de retrouver le “monde civilisé”. Votre regard aiguisé ne quitte pas cette ligne horizontale au loin, et cherche à identifier toute petite inflexion sur cet horizon qui vous indiquerait que votre espoir se concrétise. Vous avez espoir, car il n’y a pas d’autre issue à votre expérience de Robinson Crusoé.

Ou alors, après, ou au lieu de scruter l’horizon, vous vous retournez et vous constatez que des arbres poussent sur votre île. Vous avez alors confiance qu’un bateau passera. Confiance, car si aucun bateau ne passe, vous avez les ressources pour un plan B: vous construire un radeau.

Espérer, selon le Larousse, signifie “Considérer comme capable de se réaliser un événement, un acte, etc., qui est désiré, attendu”. Et aussi “Aimer à croire, à penser quelque chose”. C’est donc une attente d’un événement extérieur.

Tandis que la confiance signifie “Assurance, hardiesse, courage qui vient de la conscience qu’on a de sa valeur, de sa chance”. Et donc un état d’esprit intérieur, qui ne dépend pas de l’extérieur.

Nos (dés)espoirs…

Observez combien nous avons d’espoirs, et combien nous renonçons à la confiance. Espoir du vaccin, espoir que l’économie redémarre, espoir que les touristes reviennent, espoir que les consommateurs consomment, espoir que l’Etat sauve aussi telle ou telle autre activité économique et n’oublie personne, espoir que les billets d’avion, de concerts seront remboursés, espoir qu’il sera de nouveau possible de faire ceci ou cela, espoir que Trump se soit trompé en prenant de la Chloroquine, espoir de retrouver nos libertés… Espérer de telle manière, c’est faire le lit de son propre malheur.

La résilience commence par regarder la réalité en face

Et bien peu de monde daigne quitter l’horizon des yeux, se retourner et observer ce qu’il y a sur cette île. Or la résilience commence par accepter la réalité de manière résolue. Il n’est pas du tout sûr que nous disposions un jour d’un vaccin. Il n’est pas du tout sûr que les touristes reviennent, que l’économie redémarre, qu’il n’y aura pas de deuxième vague pandémique, ni que la chloroquine soit inefficace et dangereuse. Il se pourrait fort bien qu’aucun de ces scénarii ne se réalise.

Il est de bon ton de s’enivrer de ces litanies d’espoir, cela fait les titres des journaux, les slogans politiques et cela semble en rassurer d’aucuns. Et gare à celui.celle qui oserait, comme je le fais ici, poser la question critique: il.elle se verrait taxé.e de “pessimiste”, et éjecté.e de la discussion comme un chien d’un jeu de quilles.

Être victime ou acteur: un choix, pas une fatalité

On peut choisir de garder un regard obnubilé sur l’horizon en appliquant la méthode Coué. On peut aussi agir, changer notre regard et ainsi devenir responsable (jeu de mot en anglais: “response able”, “en capacité de répondre”). Et qu’est-ce qui nous libère de la posture de victime? La capacité à abandonner ce qui n’existe déjà plus, se défaire de ce qui est déjà mort, et faire face au pire et à nos peurs.

Nos vieilles vaches sacrées…

cow
Image by DEZALB from Pixabay

…sont comme nos vieux pyjamas: ce n’est plus très élégant ni adéquat, mais c’est tellement mignon… C’est ce qu’on aime, et c’est notre principal obstacle à l’innovation et à la résilience.

Nous devrions être incité.es et soutenu.es, non pas à imaginer des solutions pour rétablir la société d’avant: qu’on puisse quand même faire voler des avions, quand même sauver le tourisme, quand même changer de voiture, des activités qui de toute manière sont à reconsidérer en lien avec les questions climatiques et énergétiques.

Non, nous devrions être invité.es, incité.es et soutenu.es à imaginer, individuellement, en famille, dans nos quartiers, nos communes, nos entreprises et organisations, un monde où l’espoir laisse la place à la confiance, où les inepties de nos sociétés modernes d’avant ne sont pas reprises telles quelles sans réflexion.

C’est le moment de s’imaginer le “pire”, de se dire que peut-être aucun bateau ne passera jamais. Les touristes ne reviendront pas, les vols ne reprendront pas, le vaccin ne viendra pas, l’économie ne s’en remettra pas. Et à partir de ce nouveau regard, prendre, en version moderne, un nouveau pari de Pascal. D’autant plus que, de ce que j’entends autour de moi, nous sommes nombreux.ses à ne pas vraiment désirer que cela soit “comme avant”.

Terminons avec cette citation du Général Mark A. Milley, chef d’Etat-Major de l’US Army :

“Il vaut mieux abattre nos vaches sacrées par nous-mêmes, plutôt que de perdre une guerre parce que nous étions trop bornés pour penser l’impensable.”

(« It is better for us to slaughter our sacred cows ourselves, rather than lose a war because we are too hidebound to think the unthinkable. »)

 

Pour aller plus loin :

  • Harvard Business Review (France). Résilience, 2019.

  • Lerch, Daniel, éd. The community resilience reader: essential resources for an era of upheaval. Washington: Island Press, 2017.

  • Curation sur la gestion de crise et la résilience: https://www.scoop.it/topic/black-swan

Et vous, êtes-vous à l’aise avec votre non-savoir?

Nous sommes dans une société savante – du moins, c’est l’image qu’elle se donne d’elle-même. Or nous avons entendu durant cette période de pandémie plusieurs fois nos autorités déclarer “on ne sait pas”, “les scientifiques ne savent pas”, “on ne peut pas savoir”. Aveu d’incompétence, ou alors y-a-t-il plus d’inconnues que nous voulons bien croire? Et dans un tel cas, dans un monde où les mythologies de l’intelligence artificielle et du big data nous font croire que tout pourrait se calculer, comment faire quand on ne sait pas?

L’intelligence ce n’est pas ce que l’on sait mais ce que l’on fait quand on ne sait pas. Jean Piaget

Voici les stratégies à disposition pour exercer cette intelligence. Commençons par un peu de vocabulaire.

Qu’est-ce que le non-savoir?

Le Larousse nous donne les définitions suivantes:

  • Incertitude: caractère de ce qui n’est pas établi avec exactitude, connu avec certitude;
  • Ignorance: fait de ne pas savoir quelque chose, de ne pas être au courant de quelque chose ; défaut de connaissances ou manque d’expérience portant sur un domaine donné;
  • Inconnue: élément d’une situation, d’une question qui n’est pas connu, sur lequel les informations sont insuffisantes.

Quels sont les types d’incertitude?

  • Il y a d’abord les choses que nous savons que nous savons, le connu (en anglais “known knows”);
  • Ensuite les choses que nous savons que nous ne savons pas, les inconnues connues (en anglais “known unknows”);
  • Et, particulièrement importantes dans cette pandémie, les choses que nous ne savons même pas que ne ne savons pas, les inconnues inconnues (en anglais “unknown unknows”, abrégées “unk unks”). Nous sommes non seulement ignorants, mais en plus ignorants sur notre degré d’ignorance.

Notre addiction à la connaissance

Tout comme moi, vous aurez certainement remarqué que nous avons une forme d’addiction au savoir, à la connaissance, à l’information. Les journalistes demandent si on a des “preuves scientifiques” avant d’entreprendre telle ou telle démarche, on exige des dirigeant.e.s qu’ils.elles s’appuient sur des “faits” pour “décider” (j’y reviendrai), on nous parle de “evidence-based” medicine, ou management. Nous avons l’a priori que la réponse “je ne sais pas” serait d’abord un aveu d’incompétence. Nous n’aimons pas l’incertitude.

Nous avons perdu de vue – et cela devrait nous redonner une chiquenaude d’humilité – que dans la vie, nous en savons immensément moins que ce que nous prétendons. Pis, nous nous sentons rassuré.e.s de “savoir” – ou du moins d’avoir une réponse qui nous paraît cohérente, même si elle est fausse: c’est la base du fonctionnement des théories du complot, car ne pas savoir, ne pas avoir de réponse, est anxiogène.

Dans la crise, dans le monde VUCA qui est le nôtre, le “je ne sais pas” des expert.e.s, du Conseil fédéral, est ce que j’appelle de “l’ignorance qualifiée”. La première démarche est déjà de suspendre tout jugement, et de considérer un “je ne sais pas” comme une réponse compétente et honnête, surtout si elle est désagréable à entendre. Et avec cela, de soutenir cette incertitude, de prendre conscience du stress, de la peur que ce non-savoir génère, et d’accueillir ces émotions inconfortables – qui se transforment malheureusement trop souvent en agressivité vers le porteur de la mauvaise nouvelle. Agir dans le non-savoir a ainsi non seulement une dimension “technique” si l’on peut dire, mais aussi une importante composante émotionnelle, individuelle comme collective, que j’ai abordé ailleurs.

Comment gérons-nous les inconnues connaissables?

Nous avons plusieurs stratégies pour cela, dont les explications s’appuient sur le modèle Cynefin de Dave Snowden que j’ai présenté ailleurs.

  1. La première est de se remémorer. C’est ce que nous faisions à l’école. Cela présuppose que le savoir est existant, et que mon cerveau doit simplement aller le rechercher. “Sense – categorize – respond” selon Cynefin, dans une situation simple ou triviale.
  2. La deuxième est d’analyser. Dans une situation compliquée, on sait ce qu’on ne sait pas. En appliquant la logique, l’analyse, parfois avec le soutien de machines, il est possible de générer de la connaissance. Cela présuppose non seulement que les données et informations utiles sont disponibles, mais que les formules pour le calcul des relations entre ces informations le sont aussi. Une variante de cette manière de faire est le recours aux expert.e.s. “Sense – analyze – respond” selon Cynefin. C’est ici ou notre civilisation cartésienne logique, “rationnelle”, se sent à la maison. Dans le monde de la déduction, qui n’est pas celui de la décision. En effet, quand tous les faits sont disponibles, que reste-t-il encore à “décider”?

    cynefin
    https://scrumsaguenay.ca/2015/08/17/pourquoi-comment-quoi-comment-etre-agile/

Nous l’avons bien vu pendant la catastrophe du COVID: les informations manquent, le savoir n’est pas disponible. Nous trouvons cela, individuellement comme collectivement, très, très inconfortable: cela nous énerve, nous sortons notre vocabulaire de tous les noms d’oiseaux pour les scientifiques, le Conseil fédéral, la politique…

Nous constatons que c’est nouveau, que le savoir du passé n’est pas d’une grande utilité, que les expert.e.s ne le sont pas vraiment, que l’analyse, pourtant amplement tentée ad nauseum avec force modèles mathématiques, statistiques et courbes épidémiologiques, est lamentablement en échec.

Ne serait-ce pas le moment de mettre en oeuvre la citation de Piaget, d’être intelligent par l’action plutôt que par la réflexion?

Les stratégies lorsque l’analyse et l’expertise sont en échec

Lorsque le non-savoir résiste même aux expert.e.s, même avec l’aide de machines, il s’agit de l’explorer non plus mentalement (l’analyse), mais expérimentalement (l’action).

3. La troisième démarche est d’expérimenter à petite échelle. “Probe – sense – respond” selon Cynefin. Cela signifie fonctionner en cycles itératifs, tels qu’au cœur des approches agiles. Pour les problématiques complexes dans lesquelles il y a du temps pour apprendre avant d’agir plus largement.

4. La quatrième démarche, qui est celle de la gestion de la pandémie, est la gestion de crise appliquée à une situation chaotique, du moins au début. L’analyse est en échec, pas de temps pour faire des expériences en condition de laboratoire, il ne reste donc plus qu’à agir dans l’incertitude, “act – sense – respond” selon Cynefin. C’est exactement ce qu’a fait et communiqué le Conseil fédéral: une expérience (car on ne l’a jamais fait auparavant) à grande échelle.

Mesdames, Messieurs, c’est ICI, et seulement quand on ne peut pas savoir, que réellement on décide. Par opposition à l’indécision, souvent induite par la tétanie “par manque d’informations, de données, de preuves”. L’enjeu managérial est double:

  • décider clairement (présuppose de connaître sa destination, ses objectifs) et à temps;
  • et surtout apprendre continuellement pour pouvoir ajuster et s’adapter.

Et oui, comme les observateurs (les médias, le public, la politique, les actionnaires) sont aux aguets avec les lunettes du mode compliqué qu’on nous enseigne depuis l’école, il vous sera reproché a posteriori (on est toujours plus intelligent après), de ne pas avoir su, d’avoir été dans la contradiction, bref, vous serez incompris.e.s, critiqué.e.s, quoi que vous fassiez et expliquiez. N’est-ce d’ailleurs justement pas pour ce type de situation que vous avez choisi de prendre une fonction à responsabilité? Le grand moment de leadership de votre carrière, c’est maintenant…

Quelles compétences essentielles pour traverser les autres catastrophes qui nous attendent?

Entre éventuelle deuxième vague pandémique, récession économique, crise sociale, canicule et autres catastrophes climatiques et environnementales en cours et à venir, comme ces phénomènes, du moins à notre échelle temporelle, sont nouveaux et peu prédictibles quant aux moments et intensités de leur survenance, quelles sont les capacités dont nous aurons toujours plus besoin?

Ce n’est pas plus ni mieux d’analyse, car

  • le futur paraît toujours moins être une simple extrapolation du passé: sauf violenter gravement les lois de l’univers, la croissance en mode “toujours plus vite et toujours plus gros” des dernières décennies est en train de s’inscrire dans les livres d’histoire;
  • l’incertitude est toujours plus la règle, la connaissance “à temps” l’exception (l’analyse est lente);
  • la complexité (le nombre de données et de leurs interconnections) augmente sans cesse;
  • l’analyse ne permet que partiellement de se préparer aux surprises;
  • l’analyse évacue la dimension centrale du management dans l’incertitude: la gestion des émotions.

La clé est dans la capacité, individuelle et collective, à

  • savoir observer en suspendant le jugement;
  • décider à temps, en intégrant l’intuition;
  • savoir observer les conséquences des décisions;
  • savoir apprendre continuellement.

Une culture apprenante, concrètement?

Il ne s’agit donc plus d’analyser, ensuite agir, ensuite apprendre pour la prochaine fois (les fameuses “After action reviews”), dans une séquence linéaire, mais d’apprendre:

  • qualitativement: quels sont les savoirs nécessaires, les questions déterminantes;
  • rapidement et continuellement: au fur et à mesure de l’action, non plus uniquement “après”;
  • systématiquement: non plus aléatoirement, et de manière à transformer continuellement les pratiques, aussi managériales.

Les bonnes questions à vous poser pour votre organisation peuvent être:

  • quelle place est donnée au non-savoir chez nous? Est-il permis de dire honnêtement “je ne sais pas”?
  • quels styles de leadership sont-ils soutenant pour un monde incertain?
  • quelle culture d’équipe, d’entreprise est-elle nécessaire pour explorer l’incertitude et savoir s’adapter?
  • comment faire de nos vulnérabilités, de notre non-maîtrise, de notre ignorance, des ressources pour se transformer et s’adapter?
  • parlons-nous de résilience, savons-nous ce qui la mine ou au contraire la renforce?

 

Et si, à titre personnel, vous aviez le choix entre être victime, “à l’insu de votre plein gré”, de l’effet Dunning-Kruger, ou alors basculer d’une pensée ordinaire à une pensée élaborée?

 

Pour aller plus loin: