A la campagne

L’architecture moderne et contemporaine n’est intervenue que rarement dans le monde rural, celui qui a nourri nos civilisations des siècles durant. A une époque retirée où les villes n’étaient que des embryons encore insalubres ou des prémisses à une densification territoriale en gestation, les réflexions fonctionnelles, constructives et climatiques étaient à la base d’une production très locale de bâtiments. Les écuries de la vallée de Joux, les granges à tabac du plateau, les fermes viticoles du Lavaux, les chalets à foin du Pays-d’Enhaut ou les bergeries tessinoises de la Maggia sont autant d’exemples connus pour leur intégration paysagère et leur force évocatrice d’un temps où l’effort humain rimait avec une forme d’hostilité de la nature. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’architecture vernaculaire, celle qui « vient des gens », celle « sans architectes », a permis d’ériger des chefs d’œuvre dont la Suisse a rassemblé, à Balenberg, quelques-uns des plus beaux modèles dans le célèbre site muséal en plein air. à la fin des années 1970, ce domaine particulier de l’architecture commence à intéresser les universités, comme le Département d’architecture de l’EPFL qui l’enseigne pendant trois décennies en première année, et fait l’objet de recherches ou de thèses de doctorat. 

La campagne en tant que territoire de projet échapperait-elle alors complètement à la plume des grands légataires de la pensée architecturale ?  La réponse ne peut être que nuancée, car il faut admettre que la rareté des exemples est la règle. Les plus doctes ont en mémoire les constructions patriciennes d’un Andrea Palladio qui confie à la géométrie précise de ses compositions, le soin de gérer le territoire agraire de la Vénétie, et invente alors le mot « paesaggio » ; les plus savants avancent avec prudence le fameux exemple de la Saline royale de Chaux, érigée pour le compte de Louis XV par Claude-Nicolas Ledoux, immense complexe d’où l’on tire le sel, denrée rare et nécessaire à la conservation des produits de la ferme ; les plus érudits se rappellent le projet de la ferme à « logique organique » qu’Hugo Häring réalise à Lubeck en 1926, espèce de prototype hyperfonctionnel des années 1920 où le flux des animaux confère sa forme à la volumétrie.

Saline royale, CNLedoux, Arc-et-Senans, plan

La campagne helvétique du vingt-et-unième siècle est une image de la nature, une nature que l’homme a entièrement colonisée, façonnée, asservie et exploitée : les champs sont ré-générés, les rivières sont re-naturées, les arbres sont re-plantés, les animaux sont ré-introduits. Dans ces contrées souvent verdoyantes que le citoyen en perte de repères et d’histoire cherche souvent à idéaliser, la construction est rare parce que limitée par des lois fédérales et cantonales.

étable à lignières, neuchâtel ©milo keller

Aujourd’hui, alors que le Valais déplore la « gentrification » de ses historiques raccards, que Genève voit sa zone agricole devenir un enjeu politique avant d’être celui d’une attention paysagère, la question de la construction au sein des terres agricoles est souvent absente du débat théorique. C’est à l’orée du millénaire que de jeunes architectes formés à l’EPFL remportent plusieurs distinctions nationales pour leur projet pour une modeste étable pour trente vaches dans le littoral neuchâtelois. Signe de la raréfaction de l’investissement architectural dans le domaine de la ruralité, le bâtiment va être publié dans le monde entier pour la qualité de son approche contemporaine d’un sujet ancestral. Les auteurs réussissent ici à détourner le paupérisme des anonymes et tristes halles montées à la hâte et qui colonisent les vallées d’une Helvétie où la subvention va au produit de la ferme avant d’aller à la ferme elle-même. Il se pose en alternative crédible au vernaculaire dont il reprend les fondements philosophiques pour engager une vision durable de la mise en œuvre.

foyer pour jeunes, anières, genève ©phmeier

Plus récemment encore, un foyer pour jeunes en difficulté d’insertion aborde la difficile équation de l’insertion d’un bâti au cœur des champs. Avec des moyens plus étendus, le projet articule deux volumes sur les hauteurs de la commune d’Anières dans la bassin agricole genevois. Ici c’est le choix d’une matière minéral dont la modénature très dessinée renvoie aux assemblages des revêtement en bois des anciens ruraux dont les ombres animent les surfaces face à l’horizontale des champs qui se déroulent sous la silhouette protectrice du Mont Salève. 

Il est souhaitable qu’à l’avenir la question de l’architecture de campagne fasse l’objet de plus d’implication culturelle, que les pouvoirs publics prennent la mesure de la valeur de ce legs de la période vernaculaire. Il s’agira d’apporter à ces contrées verdoyante, dont on doit protéger l’aspect paysager, une pensée conceptuelle plus riche dans la conception du domaine bâti contemporain et futur qui l’accompagne inéluctablement.

+ d’infos

Etable pour 30 vaches, Lignières, Neuchâtel, réalisation 2005, maîtres de l’ouvrage : Fernand Cuche et Daniel Juan, architecte : Localarchitecture, Lausanne. 

Centre d’hébergement et de formation, Anières, Genève, réalisation 2019-2020, maître de l’ouvrage : Foyer Astural, architecte : Lacroix Chessex, Genève.

étable à lignières, neuchâtel ©milo keller

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.