Une once d’éternité

Le 23 janvier 2019, le service de presse du Museum of Modern Art de New York (MoMa) annonce que son institution a été dotée d’une importante donation de la part des architectes suisses Herzog & de Meuron. Ces derniers viennent en effet de léguer plusieurs maquettes et autres objets concrets ou virtuels se rapportant à neufs projets manifestes ayant « démontré leur contribution à l’architecture contemporaine » (1). Ils sont tous issus du « Kabinett », nom donné à leur fondation créée en 2015 et dont le contenu est précieusement conservé dans le socle d’un immeuble de logement collectif, pour s’assurer, entre autres buts, que la « substance de leur succession ne soit pas négociée sur le marché de l’art » (2).

“Kabinett” Herzog de Meuron, Dreispitz, Bâle 2015 ©PhMeier

Au cœur d’une friche industrielle de la cité rhénane, de grandes étagères en bois supportent près de quatre décennies d’une création architecturale remarquable, installée dans un sanctuaire de béton abstrait. Les trois niveaux se parcourent à la manière d’une promenade éclairée et cultivée à travers l’histoire de l’architecture contemporaine. Ici se côtoient d’un côté les maquettes de présentation qui ont ont fait la part belle aux publications internationales, mais également les petits volumes en mousse sculptée qui ont participé à la genèse des célèbres édifices du duos bâlois. En réalisant ce petit musée personnel les lauréats du prix Pritzker 2001 démontraient déjà l’attachement indéfectible à inscrire leur pensée dans la durée.

Ce regard sur la postérité de ses propres œuvres, bien qu’assez rare, n’en est pas moins unique puisqu’avant eux, c’est Frank Lloyd Wright (1867-1959) qui a créé sa Fondation à Taliesin West, Arizona, en 1940, ou encore Joan Miro (1893-1983) qui a participé à la conception de deux institutions dédiées à son œuvre, d’abord dans la capitale catalane en 1975, puis dans sa ville adoptive de Palma de Majorque en 1981 (3). Ce qui pourrait être qualifié de posture hagiographique, voire d’auto-proclamation, recouvre en fait, pour Jacques Herzog et Pierre de Meuron, une démarche qui suggère que leurs bâtiments n’auront peut-être pas une vie aussi longue que les vecteurs matériels – ou immatériels – du processus qui les ont conçu. Rejoindre Monet ou Pollock au panthéon de l’art muséifé est à ce titre un pari vraisemblablement plus avisé que celui qui postulerait que les constructions des vingtième et vingt-et-unième siècle rivaliseront en durabilité avec le Parthénon. Dans leur esprit c’est d’abord conférer à leur travail une once d’éternité que le béton ou le verre sérigraphié n’offriront pas. Mais c’est aussi convoquer publiquement une prise de position quant à la place de l’architecture dans la société actuelle.

Un bref rappel. Au début du dix-neuvième siècle, Georg Wilhelm Friedrich Hegel déclarait dans ses cours d’esthétique : « L’art a pour objet la représentation de l’idéal. Or l’idéal, c’est l’absolu lui-même, et l’absolu, c’est l’esprit. Les arts doivent donc se classer d’après la manière dont ils sont plus ou moins capables de l’exprimer. Cette gradation assigne aux arts leur place et leur rang d’après leur degré de spiritualité » (4). Le philosophe allemand installait ainsi l’architecture au premier rang des arts, suivie de la sculpture, la peinture, la musique et enfin la poésie. Aujourd’hui si on devait se référer à l’appréciation collective, on lirait certainement ce classement philosophique dans l’ordre inverse – à l’exception notable de la poésie.

Comme l’architecture la musique nous entoure. Cependant elle est infiniment plus accessible par son caractère immatériel par la proximité immédiate et permanente que lui confèrent les objets nomades (5). Jacques Herzog a parfois évoqué le fait qu’il ne comprenait pas le manque de reconnaissance publique de son domaine d’activité, quand il le comparait, par exemple, aux rockstars capables de réunir des centaines de milliers de personnes pour vénérer leur production artistique. La musique actuelle met également en exergue l’intime interdépendance entre la personne (souvent le chanteur) et son œuvre. L’architecture est heureusement encore loin de ce star-system, son dessein étant de concevoir des espaces construits du paysage et de la ville, cette dernière ayant « ceci de plus que les autres œuvres d’art, [son inscription] entre l’élément naturel et l’élément artificiel : elle est à la fois objet de nature et sujet de culture » (6). La trace de l’auteur des plus beaux stades de football se fonde durablement dans le fer ou le béton. L’architecte doit alors certainement accepter le presqu’anonymat dans lequel il est souvent relégué et admettre que ce dernier soit inversement proportionnel à celui de ceux, papillons tourbillonnants, qui en sont le centre d’intérêt.

Ce changement de paradigme serait-il donc à l’origine de la volonté des architectes bâlois de léguer une partie de leurs biens dans l’un des musées les plus reconnus au monde? La question reste ouvertement posée et peut continuer à nourrir un débat sémantique sur le rôle social des arts au vingt-et-unième siècle.

Stade de Munich (Herzog & de Meuron), 2001-2005 ©domaine public

+ d’infos

1) voir http://press.moma.org/2019/01/herzog-de-meuron/

Liste des neufs projets – réalisés – légués au MoMa :

– Eberswalde Technical School Library, Eberwalde, Allemagne, 1994-1999

– Dominus Winery, Yountville, Napa Valley, Californie, USA, 1995-1998

– Laban Dance Centre, Londres, Angleterre, 1997-2003

– Kramlich Residence and Collection, Oakville, Napa Valley, Californie, USA, 1997-2018

– Elbphilharmonie, Hambourg, Allemagne, 2001-2016

– National Stadium, The Main Stadium for the 2008 Olympic Games, Pekin, Chine, 2002–2008

– 1111 Lincoln Road, Miami Beach, Floride, USA, 2005–2010

– 56 Leonard Street, New York, USA, 2006–2017

– Caixa Forum, Madrid, Espagne, 2001–2008

2) voir https://www.herzogdemeuron.com/index/projects/kabinett.html

3) En 2015 Richard Meier (Prizker 1984) avait effectué en parallèle la même démarche qu’Herzog et de Meuron en créant « The Richard Meier Model Museum », regroupant à Jersey City, sur près de 1’500 mètres carrés, plus de 300 objets, pour la plupart en bois, dans un lieu ouvert au public. (Richard Meier Model Museum, 888 Newark Avenue, 2nd Floor, Jersey City, NJ 07306).

4) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique ou philosophie de l’art (cours donnés entre 1818 et 1829, et publiés en 1835-1837). Il ajoute : « Ces cinq arts forment le système déterminé et organisé des arts réels. En dehors d’eux il existe, sans doute, encore d’autres arts, l’art des jardins, de la danse, etc. Mais nous ne pourrons en parler que d’une manière occasionnelle ; car la recherche philosophique doit se borner aux distinctions fondamentales ».

5) Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, 2006.

6) Aldo Rossi, L’architecture de la ville, 1966

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

Une réponse à “Une once d’éternité

  1. Il ne faut pas vouloir être une star si l’on veut créer. Mais bravo à Herzog & De Meuron.
    Eh oui, Frank Loyd Wright, c’est LA référence

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