Le droit d’initiative: un accélérateur du populisme? Une réponse à François Cherix

Dans l’interview qu’il a accordée à L’Hebdo du 17 mars dernier, François Cherix, présentant son dernier ouvrage, est revenu sur l’un de ses thèmes de recherche privilégiés : l’inadéquation du droit d’initiative aux problèmes qui se posent à la Suisse. Gardant en point de mire l’adaptation de la Suisse à une Union européenne dans laquelle il voit l’aboutissement inéluctable de la politique étrangère de notre pays, l’auteur, ancien député PS au Grand Conseil vaudois et désormais co-président du NOMES, élargit cependant sa focale et ambitionne un changement drastique de notre système institutionnel. Il veut en extirper les contradictions fatales vers lesquelles l’entraînerait le populisme ambiant qu’engendre précisément, selon lui, l’initiative populaire.

François Cherix s’inscrit ainsi dans un courant de pensée très actuel et que le think tank Avenir suisse a également alimenté de ses propres réflexions. Comment conformer les droits populaires aux contraintes de notre modernité ? Ou sont-ils les reliques d’un temps révolu ? Que ce droit pilier du système helvétique pose des questions inédites alors que de plus en plus de groupements en usent, voire en abusent si l’on croit ses contempteurs, personne ne le nie. C’est ainsi que nous avons nous-même milité en faveur d’un référendum obligatoire sur les lois appelées à concrétiser les principes constitutionnels adopté par le peuple par le biais d’une initiative.

Cette procédure valoriserait le travail du Parlement dans son métier de législateur tout en confortant les prérogatives des initiants, qui ne seraient en rien frustré de leur victoire s’ils devaient considérer la loi d’application contraire à leurs vœux : ils auraient le loisir de la contester à travers l’outil rédérendaire, quitte à renvoyer le texte au Parlement. Celui-ci serait ainsi prié de reprendre son travail et de mieux respecter la volonté du peuple, qui aurait ainsi eu l’occasion de se prononcer sur les éventuels ajustements qu’il aurait paru nécesaire d’infliger au texte originel de l’initiative. Avenir suisse a d’ailleurs repris cette idée dans le catalogue de propositions qu’il a élaborées et nous nous en réjouissons. Le droit d’initiative stimule-t-il pour autant de fameux populisme dont tout le monde se plaint, à défaut de chercher à la définir ?

François Cherix, qui, comme Avenir suisse, demande une augmentation du nombre de signatures, va au-delà d’une simple réforme du droit d’initiative. A l’entendre, il ne serait donc que le ferment de ce populisme que l’on débusque derrière toute proposition qui porterait en elle des relents d’un irrationalisme malodorant. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Que recouvre cette notion protéiforme de « populisme » ? Dans son usage courant, et récent, elle implique l’expression jugée dévoyée d’un peuple qui aurait été manipulé au nom de promesses aléatoires dont la sage raison devrait dévoiler la profonde inanité.

Elle tend ainsi à revêtir un jugement de valeur qui disqualifierait certaines préoccupations en provenance en général de droites plus ou moins extrêmes et vouées à sacrifier toute approche sensée sur l’autel d’une émotionalité sublimée comme le vecteur d’une authentique volonté populaire. Dans la mesure où on retient cette définition, peut-on en déduire que l’initiative nourrit le populisme et abolit la raison dans le débat politique ?

Sans doute les initiatives populaires se font-elles parfois le relais de demandes malheureuses qui ne front honneur ni à la démocratie, ni au peuple qui devrait s’identifier à elles. De la première initiative de l’histoire suisse interdisant l’abatage rituel pratiqué par les juifs, en 1892, à l’initiative contre l’immigration de masse dite du 9 février, l’histoire de l’initiative est hélas riche de dérives qui démontrent d’ailleurs que la vie politique ne peut se plaquer sur les mouvements de l’abstraction kantienne… et on peut s’en féliciter. La politique ne se fondra jamais dans les chablons de la raison pure : elle n’est qu’humaine…

Car que proclament ces initiatives sinon des soucis réels qu’un certain nombre de personnes juge mal pris en considération ? A nos yeux, l’initiative demeure l’intrument le plus à même de désamorcer les crises potentielles qui rongeraient le corps social. Les pays qui nous entourent, et qui ne connaissent pas nos institutions, sont-ils mieux protégés que nous par ces pulsions « populistes » que les critiques de l’intiative dénoncent ? Sans nous égarer du côté du Front national ou de l’Alternative für Deutschland, qui vient de triompher lors des dernières élections régionales en Allemagne, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’actualité de nos voisins pour dépister sans peine ces sécrétions « populistes » que que l’on se plaît à repérer en Suisse. En pire à notre avis.

Et avec une différence de taille : en Suisse, il est possible d’en débattre et de saisir les maux à leur racine, avec des succès que nous continuons pour notre part à estimer essentiels à une cohésion sociale que les bouleversements actuels mettent en danger. Et même si ces initiatives peuvent perturber les relations entre la Suisse et l’Union européenne, elles éclairent souvent les bases d’un débat mal emmanché et dont les tenants et aboutissants sont perçus de façon confuse. Le vote populaire, même contraire à nos souhaits, n’est jamais guidé par l’aléatoire. Il répond à des frustrations peut-être, mais aussi à de véritables questionnements qu’il ne serait pas sérieux d’évincer trop rapidement.

N’est-ce pas mieux de les faire advenir par des procédures éprouvées et solides plutôt que de laisser s’épancher le sentiment d’un dialogue bloqué sous l’égide d’affirmations hâtivement érigées en dogmes irréfragables ? Ce constat n’excuse en rien l’utilisation que font certains partis du droit d’initiative. Mais, comme le rappelait Benjamin Constant, les idées se combattent avec des idées et non à coup d’anathèmes. En d’autres termes, ce n’est pas en déclarant une initiative péremptoirement inepte que l’on gomme le problème qui la sous-tend.

Et si l’on veut fustiger le « populisme » des initiatives clairement orientées contre la politique étrangère de la Suisse, il faudra aussi s’interroger sur le « populisme » que véhiculent d’autres initiatives, en provenance de la gauche, qui sapent les fondements de la prospérité de notre pays peut-être davantage que celles limitées à redessiner le cadre des relations que le pays doit entretenir avec l’extérieur. Ces initiatives, du salaire minimum à la réduction du temps de travail, sont-elles pour autant illégitimes ? Bien sûr que non : elles reflètent elles aussi des inquiétudes réelles et posent des questions centrales à un système économique pas toujours à l’abri de dérives fâcheuses !

Nous l’avons doit, le droit d’initiative, pour être le canal le mieux adapté non seulement à drainer les peurs du moment, de droite ou de gauche, mais surtout à les « gérer », n’est pas exempt de dysfonctionnements. Des correctifs sont sans aucun doute souhaitables. Mais la discussion est condamnée à l’échec si elle est surplombée par le spectre « populiste », affublé de la prétention à condenser en lui toutes les menaces qui planent sur la démocratie. Si le populisme est censé tout expliquer, il ne peut que tromper.

Un progrès serait enregistré si l’on expulsait ce vocable du lexique politique contemporain. Attribué souvent à la droite, il camoufle une infinité de tendances, comme Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg l’ont montré dans leur ouvrage Les extrêmes droites en Europe, paru en 2015 au éditions du Seuil. Le populisme peut en effet s’appliquer à un certain segment placé entre la droite « dure » et la droite « extrême ». Si l’on veut se pencher sur les problèmes de notre société postmoderne, notamment dans ses convulsions extrémistes, commençons par reclarifier le vocabulaire !

Olivier Meuwly

Docteur en droit et ès lettres, Olivier Meuwly est auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées. Auteur notamment d'une biographie du Conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893) et de l'ouvrage: «La droite et la gauche: Hier, aujourd'hui, demain». Essai historique sur une nécessité structurante (2016). Son dernier livre: "Une histoire de la démocratie directe en Suisse" (2018).