“Ben mon vieux, si j’aurais su j’aurais pô venu !“

Après autant de contributions sérieuses ayant massivement viré corona, dont les miennes, j’ose me permettre sur le Blog du Temps un peu plus de relâchement. Mais sans quitter pour autant le sujet mondial du moment. J’espère que, de leur nuage là-haut, le cinéaste Yves Robert et son épouse Danièle Delorme me pardonneront l’emprunt, en ce soir du 1er avril, de cette phrase culte, doublée d’une photo encore protégée par leurs droits d’auteur. Je tenais à appeler à la rescousse le PETIT GIBUS, ses mimiques et ses répliques inoubliables projetées dès 1962 sur les écrans. Avec au passage un clin d’oeil à Louis Pergaud, l’instituteur qui créa en 1912 ce personnage dans La Guerre des Boutons, avant de mourir à Verdun. C’est vrai que le Petit Nicolas de Sempé aurait tout aussi bien fait l’affaire … mais pas le titre !

Imaginons donc, en cette troisième semaine de chaos organisé, Tigibus confronté à la classe à domicile et aux aléas du cloisonnement.

 

Ben je m’en souviendrai longtemps de ce vendredi treize. Avec les copains, on avait hurlé de joie, poussé des hourras revanchards, dansé la zumba, pire qu’au début juillet, quasiment les cahiers au feu et la maîtresse au milieu. Plus d’école jusqu’à nouvel avis, des heures de retenue … mais à la maison avec tout le confort, les chips et les écrans disponibles. Que du bonheur quoi !

Et ben mon vieux, c’était de la daube tout ça. J’en peux déjà plus. Si j’avais su ce que ça allait devenir, j’aurais pas accepté d’embarquer mes livres et mes cahiers dans le cartable ce fameux vendredi. Et j’aurais mieux fait de faire une réserve de chips et de malabars, parce que ça part vite et on peut même pas se les faire livrer.

Imagine un peu mec. Les devoirs qu’on pensait oublier, on les reçoit par la poste, plein de photocopies avec un petit mot perso de la maîtresse, qui nous souhaite le meilleur et nous rappelle de ne surtout pas sortir voir les copains. Bon, Salomé ça passe encore, c’est de toute manière une vieille de neuf ans, mais Fabien, Ali et Burak, je peux quand même pas leur parler depuis le balcon, faut qu’on se checke, qu’on se tape quoi. Et puis s’ils m’oubliaient tous, qu’on grandisse tellement pendant ce temps qu’on arrive plus à se reconnaître au retour, ou alors nos cheveux plus coupés, comment on va faire, hein ?

Bon, en plus ces devoirs on doit les faire, et remplir des cahiers pour pas perdre la mémoire paraît-il. C’est mon père qui surveille parce que maman, elle, elle doit aller tout le temps à son job, qu’est monstre important. D’ailleurs, quand elle rentre, vachement tard et crevée, elle veut pas en parler, de son boulot et du connardevirus qu’elle doit chasser toute la journée. Elle, c’est Zorro l’infirmière masquée avec un sabre laser qui traque les virus de chauve-souris, mais pas Batman, non, plutôt une méchante chauve-souris qu’on n’a même pas vue. Trop forte ma mère ! Par contre papa il reste tout le jour en training et schlaps à la maison et c’est plutôt cool. Sauf qu’il monopolise le seul bon ordi parce qu’il doit sans arrêt envoyer des trucs à ses collègues et puis discuter à tout moment avec eux en se montrant des dessins à l’écran. Même que des fois ils font santé en rigolant comme des malades, parce qu’ils le sont justement pas, malades. Nous c’est tous les soirs sur le balcon qu’on fait la guggenmusik en buvant des sodas pour féliciter tous les zorros des hôpitaux, et ça c’est drôlement chouette et qu’est-ce que ça défoule. J’espère qu’on gardera l’habitude … après.

Mais surtout, le matin, mon père il joue les profs avec nous trois, visiblement il a dû oublier pas mal de trucs depuis le temps, à part de faire les gros yeux quand on déconne ou qu’on fait trop de bruit. En tout cas, c’est sûr qu’il est plus fort à la Playstation 4 pro que sur la plateforme pédagogique où il doit me guider pour que j’oublie pas tout. C’est d’ailleurs marrant de voir papa nous emmener dans le PER et les MER pour qu’on fasse l’école à la maison. Mais finalement, c’est quand je fais les repas avec lui que j’apprends le plus de choses, compter, peser, lire les temps de cuisson et les recettes, là ça carbure et on rigole bien. Quand il doit me faire apprendre du français, c’est moins cool et je regrette drôlement la patience et les trucs de Juliette, ma maîtresse. Dans dix ans, quand je commencerai l’auto-école, j’espère que je pourrai plutôt la faire avec elle et que papa lui prêtera notre voiture.

C’est vrai quoi, c’est quand même un peu galère la classe à la maison, vous vous rendez pas compte ! Je suis sensé faire des trucs et voir des vidéos utiles avec la tablette, vu que l’ordi c’est pour le professionnel donc presque tout le temps réservé aux parents. Mais mon grand frangin il doit être plusieurs fois par jour en visuel avec l’un ou l’autre de ses profs ou avec le groupe de travail dans lequel ceux-ci l’ont fourgué sans lui demander son avis. Il doit sans arrêt imprimer ou envoyer des choses à gauche ou à droite. D’ailleurs, on vient d’entamer la dernière cartouche de toner. A peu près pareil pour ma soeur, sans compter son cours d’allemand quand elle met le son bien fort pour nous énerver et que mon frère et moi on chante à tue-tête des schlager en se tapant sur les cuisses. En plus, ma soeur, elle fait des crises de larmes si elle peut pas passer au moins une heure par jour sur le site de Daisy, son influenceuse adorée. Moi, comme petit dernier, je me retrouve bézette, papier-crayon et salle d’attente. Mais j’ai trouvé le truc pour demain, je leur ai piqué le chargeur de la tablette et je l’ai caché dans la chasse d’eau. En attendant, j’ai pris des livres dans leur chambre et je bouquine comme jamais.

Heureusement quand même, l’école à la maison, elle est natellisée. Mon frère s’était fait confisquer trois fois son smartphone depuis le début de l’année et maman devait aller le chercher ensuite avec lui chez le provi, et maintenant c’est le provi qui l’appelle sur FaceTime et qui s’énerve s’il ne répond pas à l’heure fixée. Du coup, avec les copains, on se whatzappe et on se tiktoque et s’instragramme parmi, plein de gags, de déconnades et, de temps en temps, de réponses de maths ou de géographie. FaceTime, on le pratique maintenant même avec papy-mamie, … sont devenus branchés et obsédés des tchats, m’appellent bientôt plus souvent que Burak, ça me gonfle, mais j’suis content de voir qu’ils vont bien. Et puis la maîtresse nous envoie sur la télé ou dans des mails des liens sur des émissions à regarder pour comprendre plein de trucs. Comme y’a plus de matchs, à part des remakes pourris, c’est finalement plutôt chouette. Par exemple, on nous explique en dessins animés ce que c’est que des algorithmes. Paraît que c’est ça qui fait marcher nos ordis et bientôt nos voitures, paraît même que j’acquière une pensée computationnelle ! Moi ça m’a fichu la trouille, mais maman, qu’est du métier, elle m’a juré que ça n’était pas un virus et que ça pouvait pas me faire de mal, au contraire. J’en ai profité pour lui demander un ordi rien qu’à moi pour après ou pour noël.

On sort tous les jours, et on va se tirer des penaltys entre deux arbres, mais on voit personne de tout près. Même Salomé, je peux plus la voir parce que sa tante est malade, elle risque de nous refiler le connardevirus. Donc rideau. Ça c’est vachement dur quand même. Et puis les copains, on en croise parfois au magasin quand on va faire des commi pour nous et mes grands-parents, et on se fait des signes secrets comme dans les rangs à l’école et pendant les interros, mais à deux rayons de distance c’est sacrément mois drôle. Même avec Jérémie, que je pouvais plus piffrer depuis l’histoire de la vitre cassée au vestiaire de la gym, on se dit salut et se fixant rencard pour plus tard.

Vous vous rendez compte que ça va bientôt faire vingt jours que dure ce cirque. Vingt jours qu’on a dansé la zumba en se disant qu’on partait en colonie de vacances, youkeidi youkeida. Mais comme dit papy, à la va-comme-j’te-pousse faut savoir garder le moral. Mais bon, tout de même, si j’aurais su …

 

Nota Bene : Toute ressemblance avec des enfants et des familles que vous connaissez pourrait ne pas être fortuite.

 

Redevenons sérieux pour conclure. Au-delà de cette caricature du premier avril, plus de 1,3 milliard d’enfants et de jeunes sont actuellement privés d’école ou d’études dans le monde et poursuivent leurs apprentissages tant bien que mal à domicile, soit près de 80 % des apprenants selon l’UNESCO. Les services officiels se sont mobilisés dans tous nos pays, de même que les instances culturelles et les médias, pour proposer des supports et des contacts en ligne. A ce sujet, quelques experts expriment des avis intéressants sur la classe à domicile dans un dossier vidéo du Monde de l’Education.

Au delà des centres cantonaux, nombre d’enseignants ont perfectionné, élargi et ouvert à tout un chacun, élèves et parents, leurs réalisations numériques personnelles. A titre d’exemples captivants, voici un concept très bien fait de site internet pour animer à distance une classe d’élèves de 8 à 10 ans en Suisse romande, réalisé par Micaël Chevalley, enseignant vaudois qui a lancé depuis dix ans un site fort bien documenté pour l’enseignant primaire, ainsi qu’en Suisse alémanique la plateforme “Schule am Bildschirm“, réalisée par Christoph Müller, un enseignant de Winterthur, avec deux collègues et mise gratuitement à disposition. Beaucoup d’autres existent ici et là.

Et ne manquez pas une heure quotidienne de documentaires et d’animations tirés des archives de RTS découverte sous le titre de “y’a pas école“.

Sûr, si j’aurais eu tout ça comme élève ou plus tard comme enseignant, j’aurais pas hésité !

Et vous vous souvenez de la dernière phrase du Petit GIbus au terme de la Guerre des Boutons ?

“Et dire que quand on sera grands on sera aussi bêtes qu’eux !”.

 

Olivier Maradan

Ayant exercé de multiples fonctions dans l'encadrement et la coordination de la formation, dont 21 ans au service des conférences intercantonales nationale et romande (notamment en tant que responsable d'HarmoS), Olivier Maradan s'est établi comme consultant indépendant et travaille depuis l'automne 2019 dans la gestion de projets et le conseil sur le plan institutionnel, de même que comme rédacteur et chargé de cours.

2 réponses à ““Ben mon vieux, si j’aurais su j’aurais pô venu !“

  1. haha, excellent mais trop long, cher homonyme, je n’ai pas dépassé le deuxième §
    Bon, ma remarque s’adresse à beuuuucoup de blogueurs hahaha

    P.S. Mais rassurez-moi, ce n’est pas la hantise du corona qui vous prive de sommeil?
    (Ici GMT-4)

  2. Waouh..j adore..es ce que je peux le partager sur fb..c est vraiment excellent votre récit.. bon courage a vous pour la suite du confinement et merci pour ce très beau récit..

Les commentaires sont clos.