Il en va de l’éducation numérique comme du vaccin covid : nécessités versus résistances !

J’observe avec un œil plus circonspect qu’amusé les multiples et véhémentes réactions d’irréductibles Helvètes accusant de tous les maux nombre de mesures collectives découlant de l’évolution technologique, sur le plan pédagogique comme sur le plan sanitaire (pour ne citer que ceux-ci du fait de l’actualité). Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais l’amplificateur des porte-voix numériques et souvent anonymes tout comme l’opportunisme d’experts plus ou moins autoproclamés durcissent les fronts et opacifient le simple bon sens et l’intérêt collectif. Tout débat d’idées est salutaire, mais, face aux finalités de l’instruction publique et de l’immunité collective, ne voit-on pas en l’occurrence la qualité et l’harmonie du vivre ensemble en pâtir ?

 

Après des années de tergiversations et d’ambitions divergentes, les cantons romands ont enfin actualisé les objectifs d’éducation numérique du Plan d’études romand. La négociation fut longue et ardue, les intérêts et visions multiples, mais heureusement la synthèse finale lisible et pragmatique. Le résultat est effectivement raisonné et compréhensible, modérément ambitieux sans être hors de portée, suffisamment souple tout en ne sacrifiant pas l’éducation aux médias sur l’autel de la “pensée computationnelle” unique. Cette remise à niveau s’inscrit dans la construction très progressive des savoirs et savoir-faire conduisant les élèves d’un cycle d’apprentissage à l’autre, jusqu’aux diverses filières du secondaire II dans lesquelles l’informatique et les technologies ont acquis le statut de discipline à part entière. L’annonce récente des autorités scolaires intercantonales n’a pas soulevé de révolte tonitruante et leur a plutôt valu quelques satisfecit discrets. Rien de comparable avec la quasi rébellion enseignante et étudiante contre l’introduction du “bring your own device” (BYOD/AVEC) à Fribourg et ailleurs. La résistance est pourtant bien présente. Lundi 26 avril, le Courrier de Genève consacrait une pleine page de Contrechamp à “L’école digitale, incubateur à crétins ?“, sous l’égide d’enseignants critiques face à l’hégémonie croissante du numérique, l’école “cédant au chant des sirènes technophiles et de leurs joujoux connectés”. Aux côtés de craintes nombreuses pour la santé et l’environnement, c’est essentiellement du côté des enseignant-e-s que s’exprime, hors du cadre associatif, une large litanie de craintes et de récriminations contre l’éducation numérique au sens large et sans distinctions, poison moderniste aux effets secondaires pernicieux et qu’on ne saurait inoculer à leur pratique professionnelle.

Cette fronde professionnelle, minoritaire mais ni négligeable ni caricaturale, n’est pas sans analogie avec les réactions du personnel soignant à la nécessité d’une vaccination. Le Temps vient d’y consacrer une pleine page interpellante. Chacune et chacun peut exercer son libre-arbitre, au moins à titre personnel, mais qu’en est-il dans le cadre de son cahier des charges professionnel et de l’intérêt primordial et des besoins différenciés de ses élèves ou de ses patients, lesquels seront aussi pris en charge par d’autres collègues ? Jusqu’où le libre-arbitre et les sources d’informations privilégiées et forcément parcellaires des professionel-le-s de la fonction publique peuvent-ils primer sur l’intérêt général déterminé au terme des discussions politiques s’appuyant sur des expertises en principe aussi larges et consensuelles que faire se peut, bien que toutes les incertitudes ne puissent jamais être levées ?

A l’écoute et à la lecture des craintes exprimées, heureusement pas toutes polluées du complotisme à la mode, on peut d’une part se réjouir que tout peut être débattu dans une société démocratique. Mais on doit s’inquiéter d’autre part de constater à quel point les progrès technologiques qui modifient nos vies quotidiennes et sociales – et exigent de ce fait une évolution rapide de nos connaissances pratiques et scientifiques, ainsi que de mesures de prévention des abus et excès qui vont de pair – réveillent une forme atavique d’obscurantisme face à tout progrès d’origine scientifique, à toute innovation pour laquelle on n’aurait eu la patiente précaution, quels que soient l’urgence et les risques, de visualiser tous les défauts avant d’en intégrer l’usage. Vieux débat de l’humanité plus que de la philosophie.

Une chose est au moins certaine et nous disposons d’un recul suffisant pour le prouver : les risques d’une connaissance et maîtrise insuffisantes des outils et usages courants de l’informatique, de l’internet et des réseaux sociaux sont pervers et rédhibitoires pour l’insertion sociale et professionnelle comme pour l’autonomie et la capacité d’apprendre de tout individu vivant dans une société tertiaire et quaternaire. Face aux inégalités d’accès ou équipements et d’encadrement familial, c’est bien à l’Ecole que revient le rôle principal. Encore faut-il qu’elle soit en mesure de le remplir avec les compétences, l’engagement professionnel et les ressources technologiques suffisants.

 

Permettez-moi en post-scriptum de vous recommander sur ces questions la (re)lecture de Petite Poucette, du regretté Michel Serres (2012), ou, pour un avant-goût de ses analyses truculentes et optimistes malgré les incertitudes du monde, d’une interview à ce sujet dans Libération en 2011.

 

 

Olivier Maradan

Ayant exercé de multiples fonctions dans l'encadrement et la coordination de la formation, dont 21 ans au service des conférences intercantonales nationale et romande (notamment en tant que responsable d'HarmoS), Olivier Maradan s'est établi comme consultant indépendant et travaille depuis l'automne 2019 dans la gestion de projets et le conseil sur le plan institutionnel, de même que comme rédacteur et chargé de cours.

2 réponses à “Il en va de l’éducation numérique comme du vaccin covid : nécessités versus résistances !

  1. « Jusqu’où le libre-arbitre et les sources d’informations privilégiées et forcément parcellaires des professionel-le-s de la fonction publique peuvent-ils primer sur l’intérêt général déterminé au terme des discussions politiques s’appuyant sur des expertises en principe aussi larges et consensuelles que faire se peut, bien que toutes les incertitudes ne puissent jamais être levées ? » Que cela est dit en termes mesurés! Il est en fait assez triste – intolérable? – qu’une minorité même « éclairée » poursuive son travail de sape alors que des élus font ce pourquoi ils ont été élus: décider et mettre en œuvre. Le retard de l’école publique s’agissant des TIC et des TICE est lourd de conséquences pour l’emploi et la prospérité commune. Bien à vous

  2. Monsieur Maradan,

    Merci pour votre nouvel article et références qui ont attirés toute mon attention, d’un côté des idées comme de l’autre. Même si je ne vous rejoins pas en tout point dans votre ligne rédactionnelle vous soulevez bien sûr des points importants dont certains ne datent évidemment pas d’hier.

    Lorsque vous citez qu’actuellement la qualité de l’harmonie et du vivre ensemble en « pâtit », je vous rejoins dans une observation rapide et générale mais porte un regard inverse si je prends en compte la profondeur du cheminement et de la réflexion qu’il est susceptible que ces frustrations, colères et incompréhensions engendrent chez les uns et les autres. En effet, ne peuvent-elle pas être source de progrès humains véritables si nous devenons progressivement capables de transformer en toutes circonstances notre violence diabolique en violence symbolique ?

    Jusque à présent en sommes-nous vraiment capables dans une certaine mesure ? Ne restons nous pas dans des « débats », quand ils peuvent avoir l’espace temporel nécessaire et des conditions relativement saines, majoritairement dans des niveaux d’éthique de convictions ? Au mieux à une éthique de responsabilité relativement limitée ?

    Inclure les niveaux suivants ne va pas forcément de soi et implique de réunir des conditions dont il faut avoir l’intention pour se donner les moyens d’y parvenir. Une éthique qui ferait appel à l’intersubjectivité critique dans un cadre transdisciplinaire assumé, qui serait capable d’une dialogique qui ne s’effraie pas des positions contraires, pourrait certainement identifier des ornières et trouver des stratégies de sortie des angles morts civilisationnels auxquels nous nous confrontons. En effet, ne va-t-il pas falloir se donner les moyens d’y arriver pour éviter le risque de rester sourds et aveugles à des besoins jusque-là niés et qui le resteraient avec leur cortège de conséquences sans cultiver ensemble une capacité de recul et de méta-analyse ?

    Le dernier niveau étant celui d’une éthique de finitude qui se définirait plutôt comme une attitude personnelle « de sagesse » qui réduirait à néant tout sentiment de toute puissance sans comporter de résignation. Elle est l’effort que je consens à faire personnellement avec d’autre sur le terrain pour réduire, autant faire se peut, l’inévitable écart entre mes valeurs affichées et mes pratiques effectives (en reprenant les termes de l’éthique clinique du philosophe et écrivain Jean-François Malherbe).

    Dans ce cadre-là je rejoins Michel Serre qui dit qu’une quantité non négligeable de personnes influentes qui prennent des décisions aujourd’hui ont suivi des formations et cursus valorisant des modèles d’hier qui ne sont plus d’actualité aujourd’hui pour ne pas dire comme lui « depuis longtemps évanouis ».

    N’est-ce pas d’ailleurs derrière ces façades que pourraient se cacher une grande partie des enjeux de la crise systémique à laquelle nous nous confrontons ? Changements de définitions et de normes pour des modèles inopportuns, détournement du sens premier de certains modèles de développements, transpositions de modèles inadaptés d’une science à l’autre, modèles idéologiques et postulats non remis en questions, modèles de raisonnements réducteurs enfermés sur eux-mêmes (qui ne tiennent pas compte ou ignorent une partie des influences dans les multi-niveaux de conscience et des écosystèmes en interactions) ? S’il est indéniable que dans nombre de domaines nous assistons dans une mesure certaine à des progrès majeurs au niveau technique et organisationnel, cela doit aller de pair, forcément avec un peu de retard, avec un élargissement de nos niveaux de consciences sur de nombreux plans afin d’appréhender les nouveaux enjeux et risques, locaux et globaux, avec sensibilité et proportionnalité. Ceci afin d’exercer notre discernement et d’identifier le plus clairement possible la nécessité par rapport aux contingences. Le grand chantier dont parlait déjà Michel Serre n’est-il pas entre autre celui de l’humain, dans le sens de notre humanité à cultiver, et ne nous saute-t-il pas aux yeux aujourd’hui plus que jamais afin que nous nous relevions les manches et donnions sens ensemble à « notre chemin » individuel et à « nos chemins » collectifs en toute intelligence ?

    A l’école, s’il est absolument nécessaire d’éduquer au numérique ainsi qu’aux potentiels des nouvelles technologies tout en thématisant leurs dangers, leurs zones d’ombres et leurs dérives possibles. Il ne faudrait pas, derrière ces besoins évidents, occulter les pertes de repères, non pas moraux mais éthiques et porteurs « de sens » (dont nous parle entre autres notre « centenaire » Edgar Morin dans son livre « Enseigner à vivre » – Manifeste pour changer l’éducation) que nos jeunes recherchent probablement au travers de leurs défis personnels, leurs difficultés relationnelles et sociales ? Notre société n’as-t-elle pas tendance à survaloriser certaines formes d’intelligences comme l’intellect, au mépris d’autres, en sous-investissant la puissance des dimensions émotionnelles, sociales, philosophiques, créatives, artistiques, poétiques, symboliques, etc.. ? N’as-t-on pas du mal à les nourrir sur ces plans qui rejoignent les nombreuses facettes de nos « humanités » que nous avons toutes et tous un peu de mal à cultiver dans le quotidien de nos vies surchargées pour pouvoir entrer dans les profondeurs des nuances et sortir des jugements simplistes tant pratiqués depuis bien longtemps ? En effet, la complexité n’est-elle pas en souffrance face à nos handicaps liés à notre hypocritite héritée de longue date (interdits de penser), à nos regards réducteurs, aux étiquettes qui favorisent les divisions, au sensationnel qui cherche à faire grimper l’audimat par tous les moyens, aux « temps de cerveaux disponibles » qu’il faut capter à tous prix, aux anciennes appréciations faciles et « binaires » d’hier qui reviennent sur le devant de la scène avec les « likes », etc… ?
    Est-ce là la perte des idéaux que dénonce Michel Serre dans son article ? En effet comment s’élever en humanité, hier comme aujourd’hui, vers la culture des grandes valeurs dans nos quotidiens sans grands rêves, grands idéaux porteurs de sens et de motivation ?

    Ce qui a le plus souvent été valorisé et qui a toujours été le plus facilement monnayable sur le marché du travail n’a-t-il pas été jusque-là, principalement la conformité à la norme ? Pouvoir avant tout répondre au besoin du marché peut-être parfois même avant d’être suffisamment mature pour identifier et répondre à ses propres besoins ? N’est-il pas en quelque sorte indifférent, ou pas si important que cela, pour la société et ses institutions que les individus passent à côté d’eux-mêmes, du moment qu’ils s’insèrent dans les cases qui leur sont dévolues et respectent les règles nécessaires au bon fonctionnement des entreprises et des institutions qui jalonnent nos quotidiens ? Friedrich Nietzsche ne dénonçait-il pas déjà en son temps la tyrannie, même toute intérieure, des « Tu dois ! » et « Il faut ! » que nous avons intériorisés ?

    C’est pour cela, que comme Michel Serre, j’essaie autant faire se peut, de suspendre mon jugement. Ainsi à chaque fois que des barbares, des idiots ou des hérétiques prennent la parole au risque d’offusquer les « bienpensants » de nos sociétés, je ne peux que me réjouir des débats d’idées socratiques et prometteurs à venir et des nouveaux univers à découvrir qui ne sont peut-être que l’expression de la complexité et de la diversité du réel ?
    Si pour le moment de nombreux fronts semblent se durcir, je pense que c’est une étape en direction de son dépassement et ne durera pas plus longtemps que les conditions du dialogue authentique et réellement ouvert ne prendront pour s’installer pleinement publiquement. En effet, en Suisse, nos valeurs fondamentales de dignité, de liberté et de solidarité, même si elle sont encore plus ou moins enfermées dans une raison un peu trop close, n’ont-elles pas suffisamment été éprouvées et cultivées dans notre histoire pour voir poindre la capacité de dépasser les abus des jeux de langages de discours trompeurs souvent unilatéraux et réifiants ? Ne trouverons nous pas la force de métamorphoser ces risques de polarisations par l’exercice d’une ouverture d’esprit, active et efficiente, qui permettra d’aller re-questionner les fondements de nos héritages par le dialogue intersubjectif, critique et transdisciplinaire ? Ceci ne sera probablement pas possible tant que nous ne deviendront pas compétents à nous confronter à nos peurs qui se cachent derrière nos cuirasses personnelles comme derrière nos différents masques professionnels et sociaux. Ne devrions-nous pas chercher à les dépasser en sortant de nos zones de conforts pour accepter la transdirection humaine qu’implique une démocratie participative fondée sur la libre expression de nos altérités ? Bref, ne devrions-nous pas tenter de tenir nos jugements à l’écart et oser nous écouter sincèrement les uns les autres, et ce, quels que soient nos opinions ? Car si les opinions divergent, cela ne dépend-t-il pas des perspectives que nous adoptons et des regards que nous choisissons, consciemment ou non (par ignorance, par héritage familial, culturel, formation, etc…), de porter sur le monde, la nature et la société ?

    Ne devrions-nous pas ainsi tenter d’essayer de nous respecter entièrement, même s’il peut être très déstabilisant pour nombre de personnes d’oser accueillir, s’approprier et finalement d’assumer notre humaine condition de solitude, de finitude et d’incertitude radicale à l’image du « Petit Prince » ? N’est-ce pas de cette humilité que pourrait émerger la réelle et profonde mue individuelle et collective qui nous permettrait de métamorphoser notre société et nos institutions ? Cette métamorphose nécessaire dont appel de ses vœux Michel Serres pour réponde aux besoins de la « génération mutante » dans son article « Petite Poucette »?

    Aujourd’hui encore l’essentiel n’est-il pas invisible pour les yeux car ne voit-on pas bien qu’avec le cœur ?

    En vous remerciant d’avoir pris le temps de me lire et d’avoir cerné tout ou partie de la teneur de mes propos à nouveau plus long et denses pour lesquels je n’aurai pas penser dépenser autant de concentration et d’énergie.

    Cordiales salutations.

    Yves Borgeaud

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