Ognon et nénufar furent longtemps les épouvantails de l’orthographe rectifiée, la presse en a régulièrement fait ses choux gras. Les voici autorisés et légitimement enseignés, bien que toujours aussi caricaturaux à l’oeil aiguisé. Ne vous en offusquez pas, c’est une belle et grande nouvelle, qui a le mérite de la clarté, de la cohérence et d’une saine pesée des intérêts pédagogiques !
Pour une valeur aussi visible et tangible que l’écriture de la langue française, le tube digestif d’une évolution orthographique pourtant inexorable fut forcément long : voici plus de trente ans que diverses simplifications dûment adoptées y font leur petit bonhomme de chemin, entre indifférence, défiance et accoutumance rampante. Sur le plan romand, les autorités cantonales réunies au sein d’une conférence politique qui fêtera ses cent-cinquante ans en 2024 et introduira d’ici là pour la toute première fois des moyens d’enseignement de français réellement communs à toute la Suisse romande et cohérents sur toute la scolarité obligatoire vient de communiquer une décision unanime et courageuse, longuement attendue. Cette décision englobe toutefois quelques modifications sensibles, mais elle le fait sur recommandation des linguistes et sans dénaturer la langue française.
Pourfendeur romand autoproclamé de tout aménagement à la formation, drainant depuis des années avec gourmandise et avidité les micros complaisants en quête d’oppositions élégamment formulées, le professeur de gymnase émérite et genevois Jean Romain se retrouve quelque peu seul sur la ligne de front. Décidément les vieux murs de sa vision scolaire élitiste et immuable se lézardent, même l’internat qu’il fréquenta au collège abbatial de St-Maurice ferme ses portes. Dans quel obscurantisme se jette-t-on à nouveau : “L’orthographe est la dépositaire du passé de la langue, on ne peut l’effacer ainsi !” plaide-t-il, dénonçant un effet pervers de la cancel culture et un nouveau nivellement par le bas.
Il ne s’agit pourtant en rien d’une révolution, mais d’une inversion de reconnaissance de la forme correcte en usage. La langue étant évolutive, son écriture exige périodiquement de s’accorder sur les formes orthographiques usitées. Pour quelques centaines de mots et plusieurs usages généraux, des formes révisées/simplifiées qui étaient, depuis 1990, tolérées mais non enseignées, vont devenir d’emploi courant dans l’enseignement scolaire du français, leur forme orthographique précédente restant tolérée sans être considérée comme erronée. Au fil des dernières décennies, ce changement était déjà passé dans les habitudes sans qu’on s’en offusque ni même s’en rende compte, porté par le flux courant des écrits et validé par les grands dictionnaires et les correcteurs orthographiques de nos traitements de texte. Faites le test entre vous, vous verrez que, tel Monsieur Jourdain, vous pratiquiez à l’insu de votre plein gré et dans la plupart des cas, hormis sans doute les accents et les ognons, l’orthographe rectifiée.
Pour la petite et la grande histoire, il convient de rappeler que les avancées de la normalisation orthographique du français, langue composite, sont ancestrales et que, depuis le Quatorzième, chaque siècle a connu au moins une décision normative importante. Tout au long du XXe siècle, plusieurs décisions politiques sont prises en France, entérinant à chaque fois des tolérances et non pas des diktats, mais sans vraiment s’imposer dans les usages. Celle qui nous intéresse présentement remonte à la publication dans le Journal officiel de la République française, le 6 décembre 1990, d’un ensemble de rectifications orthographiques décidées par le Conseil supérieur de la langue française, organe créé une année plus tôt par le premier ministre Michel Rocard. La Belgique et le Québec ont été étroitement associés aux travaux préparatoires ; par défaut d’organisme compétent et par désintérêt des autorités fédérales, la Suisse reste à l’écart. C’est ce qui convaincra la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) à s’adjoindre dès 1992 une Délégation à la langue française, toujours existante et interlocutrice officielle des organes linguistiques francophones. L’organisation internationale de la Francophonie n’y joue par contre aucun rôle d’ordre linguistique. Ce grand paquet de rectifications, fruit de délicats compromis, porte sur quatorze principes généraux de simplification et sur une liste de près de deux mille quatre-cents mots dont la graphie est rectifiée, dont nos fameux ognons et nénufars, mais également cacahouète, lazzi, ventail et relai, qui ne passent pas pour des chaussetrappes ! L’événement est fortement médiatisé et occasionne quelques véhémentes croisades. L’Académie française y apporte sa caution et la polémique s’estompe, les pratiques n’évoluant guère. A partir des années 2000, tous les dictionnaires commencent à mentionner systématiquement les graphies autorisées, de même que le Bon Usage et le Précis de grammaire française de Maurice Grévisse. De manière un peu inaperçue, les Instructions officielles du Ministère de l’Education nationale, depuis 2008 et surtout depuis 2016, reconnaissent clairement l’usage autorisé des graphies reconnues, laissant les éditeurs scolaires les appliquer dans leur production de manuels. Ce qui déclenche d’ailleurs de manière inattendue, suite à la réaction d’une journaliste de TF1 croyant avoir déniché un scoop, un immense buzz médiatique en février 2016, qui retombe en quelques jours.
La décision récente de la CIIP n’a donc rien d’inopiné ou d’exubérant. Dans un petit Livre d’OR (orthographe rectifiée), la Conférence commente de manière brève et ludique les 14 principes initiaux de 1990 (touchant les accents, les doubles consonnes inutiles, les liens entre l’écriture et la prononciation, l’emploi du trait d’union, le maintien du circonflexe uniquement lorsqu’il différencie des mots homonymes, l’écriture des mots empruntés à d’autres langues …). La liste complète des mots à graphie rectifiée est à nouveau publiée, comme la CIIP l’avait déjà fait en 1996 et en 2002, sachant toutefois qu’il s’agit désormais de la forme graphique introduite dans les futurs nouveaux moyens d’enseignement et que les autres formes en usage restent parfaitement tolérées tout en n’étant à l’avenir plus du tout enseignées.
Enfin, l’actualisation sans doute la plus puissante dans la prise de position de nos ministres romands de l’éducation apporte une clarté et une retenue bienvenues dans la gestion délicate du langage épicène. Cet apport est d’ailleurs salué dans la plupart des milieux, sinon les plus militants. Soucieuse d’éviter tout ajout graphique qui serait immanquablement une embûche pour les dyslexiques et pour tout apprenti-lecteur et apprentie-lectrice, mais partageant pleinement le souci d’équilibrer les formes et de respecter l’égalité entre les genres et les sexes dans le travail rédactionnel, la CIIP formule plusieurs recommandations parfaitement raisonnables, frappées du bon sens et aisément praticables. Les associations professionnelles ont d’ailleurs immédiatement salué ces directives, dont celle consistant à ne pratiquer aucune évaluation sur les écritures épicènes.
Félicitations aux sherpas qui ont su porter ce délicat dossier jusqu’à une décision très équilibrée et parfaitement applicable ! Dont acte.
La HEP Vaud vient d’accueillir un colloque international consacré aux questions orthographiques : Orthographe, la crise de la trentaine ! A point nommé.
PS. Le lecteur peut sans autre enlever dans le texte qui précède les circonflexes de “dûment” et d'”embûches”, tout en les laissant sur les verbes et participes, mais il ajoutera par contre des traits d’union à deux-mille-quatre-cents. On en se refait pas (tout de suite). Bien à vous !