Une salutaire inversion de vue sur l’orthographe

Ognon et nénufar furent longtemps les épouvantails de l’orthographe rectifiée, la presse en a régulièrement fait ses choux gras. Les voici autorisés et légitimement enseignés, bien que toujours aussi caricaturaux à l’oeil aiguisé. Ne vous en offusquez pas, c’est une belle et grande nouvelle, qui a le mérite de la clarté, de la cohérence et d’une saine pesée des intérêts pédagogiques !

 

Pour une valeur aussi visible et tangible que l’écriture de la langue française, le tube digestif d’une évolution orthographique pourtant inexorable fut forcément long : voici plus de trente ans que diverses simplifications dûment adoptées y font leur petit bonhomme de chemin, entre indifférence, défiance et accoutumance rampante. Sur le plan romand, les autorités cantonales réunies au sein d’une conférence politique qui fêtera ses cent-cinquante ans en 2024 et introduira d’ici là pour la toute première fois des moyens d’enseignement de français réellement communs à toute la Suisse romande et cohérents sur toute la scolarité obligatoire vient de communiquer une décision unanime et courageuse, longuement attendue. Cette décision englobe toutefois quelques modifications sensibles, mais elle le fait sur recommandation des linguistes et sans dénaturer la langue française.

Pourfendeur romand autoproclamé de tout aménagement à la formation, drainant depuis des années avec gourmandise et avidité les micros complaisants en quête d’oppositions élégamment formulées, le professeur de gymnase émérite et genevois Jean Romain se retrouve quelque peu seul sur la ligne de front. Décidément les vieux murs de sa vision scolaire élitiste et immuable se lézardent, même l’internat qu’il fréquenta au collège abbatial de St-Maurice ferme ses portes. Dans quel obscurantisme se jette-t-on à nouveau : “L’orthographe est la dépositaire du passé de la langue, on ne peut l’effacer ainsi !” plaide-t-il, dénonçant un effet pervers de la cancel culture et un nouveau nivellement par le bas.

 

Il ne s’agit pourtant en rien d’une révolution, mais d’une inversion de reconnaissance de la forme correcte en usage. La langue étant évolutive, son écriture exige périodiquement de s’accorder sur les formes orthographiques usitées. Pour quelques centaines de mots et plusieurs usages généraux, des formes révisées/simplifiées qui étaient, depuis 1990, tolérées mais non enseignées, vont devenir d’emploi courant dans l’enseignement scolaire du français, leur forme orthographique précédente restant tolérée sans être considérée comme erronée. Au fil des dernières décennies, ce changement était déjà passé dans les habitudes sans qu’on s’en offusque ni même s’en rende compte, porté par le flux courant des écrits et validé par les grands dictionnaires et les correcteurs orthographiques de nos traitements de texte. Faites le test entre vous, vous verrez que, tel Monsieur Jourdain, vous pratiquiez à l’insu de votre plein gré et dans la plupart des cas, hormis sans doute les accents et les ognons, l’orthographe rectifiée.

 

Pour la petite et la grande histoire, il convient de rappeler que les avancées de la normalisation orthographique du français, langue composite, sont ancestrales et que, depuis le Quatorzième, chaque siècle a connu au moins une décision normative importante. Tout au long du XXe siècle, plusieurs décisions politiques sont prises en France, entérinant à chaque fois des tolérances et non pas des diktats, mais sans vraiment s’imposer dans les usages. Celle qui nous intéresse présentement remonte à la publication dans le Journal officiel de la République française, le 6 décembre 1990, d’un ensemble de rectifications orthographiques décidées par le Conseil supérieur de la langue française, organe créé une année plus tôt par le premier ministre Michel Rocard. La Belgique et le Québec ont été étroitement associés aux travaux préparatoires ; par défaut d’organisme compétent et par désintérêt des autorités fédérales, la Suisse reste à l’écart. C’est ce qui convaincra la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) à s’adjoindre dès 1992 une Délégation à la langue française, toujours existante et interlocutrice officielle des organes linguistiques francophones. L’organisation internationale de la Francophonie n’y joue par contre aucun rôle d’ordre linguistique. Ce grand paquet de rectifications, fruit de délicats compromis, porte sur quatorze principes généraux de simplification et sur une liste de près de deux mille quatre-cents mots dont la graphie est rectifiée, dont nos fameux ognons et nénufars, mais également cacahouète, lazzi, ventail et relai, qui ne passent pas pour des chaussetrappes ! L’événement est fortement médiatisé et occasionne quelques véhémentes croisades. L’Académie française y apporte sa caution et la polémique s’estompe, les pratiques n’évoluant guère. A partir des années 2000, tous les dictionnaires commencent à mentionner systématiquement les graphies autorisées, de même que le Bon Usage et le Précis de grammaire française de Maurice Grévisse. De manière un peu inaperçue, les Instructions officielles du Ministère de l’Education nationale, depuis 2008 et surtout depuis 2016, reconnaissent clairement l’usage autorisé des graphies reconnues, laissant les éditeurs scolaires les appliquer dans leur production de manuels. Ce qui déclenche d’ailleurs de manière inattendue, suite à la réaction d’une journaliste de TF1 croyant avoir déniché un scoop, un immense buzz médiatique en février 2016, qui retombe en quelques jours.

 

La décision récente de la CIIP n’a donc rien d’inopiné ou d’exubérant. Dans un petit Livre d’OR (orthographe rectifiée), la Conférence commente de manière brève et ludique les 14 principes initiaux de 1990 (touchant les accents, les doubles consonnes inutiles, les liens entre l’écriture et la prononciation, l’emploi du trait d’union, le maintien du circonflexe uniquement lorsqu’il différencie des mots homonymes,  l’écriture  des mots empruntés à d’autres langues …). La liste complète des mots à graphie rectifiée est à nouveau publiée, comme la CIIP l’avait déjà fait en 1996 et en 2002, sachant toutefois qu’il s’agit désormais de la forme graphique introduite dans les futurs nouveaux moyens d’enseignement et que les autres formes en usage restent parfaitement tolérées tout en n’étant à l’avenir plus du tout enseignées.

 

Enfin, l’actualisation sans doute la plus puissante dans la prise de position de nos ministres romands de l’éducation apporte une clarté et une retenue bienvenues dans la gestion délicate du langage épicène. Cet apport est d’ailleurs salué dans la plupart des milieux, sinon les plus militants. Soucieuse d’éviter tout ajout graphique qui serait immanquablement une embûche pour les dyslexiques et pour tout apprenti-lecteur et apprentie-lectrice, mais partageant pleinement le souci d’équilibrer les formes et de respecter l’égalité entre les genres et les sexes dans le travail rédactionnel, la CIIP formule plusieurs recommandations parfaitement raisonnables, frappées du bon sens et aisément praticables. Les associations professionnelles ont d’ailleurs immédiatement salué ces directives, dont celle consistant à ne pratiquer aucune évaluation sur les écritures épicènes.

 

Félicitations aux sherpas qui ont su porter ce délicat dossier jusqu’à une décision très équilibrée et parfaitement applicable ! Dont acte.

La HEP Vaud vient d’accueillir un colloque international consacré aux questions orthographiques : Orthographe, la crise de la trentaine ! A point nommé.

 

PS. Le lecteur peut sans autre enlever dans le texte qui précède les circonflexes de “dûment” et d'”embûches”, tout en les laissant sur les verbes et participes, mais il ajoutera par contre des traits d’union à deux-mille-quatre-cents. On en se refait pas (tout de suite). Bien à vous ! 

 

 

Il en va de l’éducation numérique comme du vaccin covid : nécessités versus résistances !

J’observe avec un œil plus circonspect qu’amusé les multiples et véhémentes réactions d’irréductibles Helvètes accusant de tous les maux nombre de mesures collectives découlant de l’évolution technologique, sur le plan pédagogique comme sur le plan sanitaire (pour ne citer que ceux-ci du fait de l’actualité). Rien de vraiment nouveau sous le soleil, mais l’amplificateur des porte-voix numériques et souvent anonymes tout comme l’opportunisme d’experts plus ou moins autoproclamés durcissent les fronts et opacifient le simple bon sens et l’intérêt collectif. Tout débat d’idées est salutaire, mais, face aux finalités de l’instruction publique et de l’immunité collective, ne voit-on pas en l’occurrence la qualité et l’harmonie du vivre ensemble en pâtir ?

 

Après des années de tergiversations et d’ambitions divergentes, les cantons romands ont enfin actualisé les objectifs d’éducation numérique du Plan d’études romand. La négociation fut longue et ardue, les intérêts et visions multiples, mais heureusement la synthèse finale lisible et pragmatique. Le résultat est effectivement raisonné et compréhensible, modérément ambitieux sans être hors de portée, suffisamment souple tout en ne sacrifiant pas l’éducation aux médias sur l’autel de la “pensée computationnelle” unique. Cette remise à niveau s’inscrit dans la construction très progressive des savoirs et savoir-faire conduisant les élèves d’un cycle d’apprentissage à l’autre, jusqu’aux diverses filières du secondaire II dans lesquelles l’informatique et les technologies ont acquis le statut de discipline à part entière. L’annonce récente des autorités scolaires intercantonales n’a pas soulevé de révolte tonitruante et leur a plutôt valu quelques satisfecit discrets. Rien de comparable avec la quasi rébellion enseignante et étudiante contre l’introduction du “bring your own device” (BYOD/AVEC) à Fribourg et ailleurs. La résistance est pourtant bien présente. Lundi 26 avril, le Courrier de Genève consacrait une pleine page de Contrechamp à “L’école digitale, incubateur à crétins ?“, sous l’égide d’enseignants critiques face à l’hégémonie croissante du numérique, l’école “cédant au chant des sirènes technophiles et de leurs joujoux connectés”. Aux côtés de craintes nombreuses pour la santé et l’environnement, c’est essentiellement du côté des enseignant-e-s que s’exprime, hors du cadre associatif, une large litanie de craintes et de récriminations contre l’éducation numérique au sens large et sans distinctions, poison moderniste aux effets secondaires pernicieux et qu’on ne saurait inoculer à leur pratique professionnelle.

Cette fronde professionnelle, minoritaire mais ni négligeable ni caricaturale, n’est pas sans analogie avec les réactions du personnel soignant à la nécessité d’une vaccination. Le Temps vient d’y consacrer une pleine page interpellante. Chacune et chacun peut exercer son libre-arbitre, au moins à titre personnel, mais qu’en est-il dans le cadre de son cahier des charges professionnel et de l’intérêt primordial et des besoins différenciés de ses élèves ou de ses patients, lesquels seront aussi pris en charge par d’autres collègues ? Jusqu’où le libre-arbitre et les sources d’informations privilégiées et forcément parcellaires des professionel-le-s de la fonction publique peuvent-ils primer sur l’intérêt général déterminé au terme des discussions politiques s’appuyant sur des expertises en principe aussi larges et consensuelles que faire se peut, bien que toutes les incertitudes ne puissent jamais être levées ?

A l’écoute et à la lecture des craintes exprimées, heureusement pas toutes polluées du complotisme à la mode, on peut d’une part se réjouir que tout peut être débattu dans une société démocratique. Mais on doit s’inquiéter d’autre part de constater à quel point les progrès technologiques qui modifient nos vies quotidiennes et sociales – et exigent de ce fait une évolution rapide de nos connaissances pratiques et scientifiques, ainsi que de mesures de prévention des abus et excès qui vont de pair – réveillent une forme atavique d’obscurantisme face à tout progrès d’origine scientifique, à toute innovation pour laquelle on n’aurait eu la patiente précaution, quels que soient l’urgence et les risques, de visualiser tous les défauts avant d’en intégrer l’usage. Vieux débat de l’humanité plus que de la philosophie.

Une chose est au moins certaine et nous disposons d’un recul suffisant pour le prouver : les risques d’une connaissance et maîtrise insuffisantes des outils et usages courants de l’informatique, de l’internet et des réseaux sociaux sont pervers et rédhibitoires pour l’insertion sociale et professionnelle comme pour l’autonomie et la capacité d’apprendre de tout individu vivant dans une société tertiaire et quaternaire. Face aux inégalités d’accès ou équipements et d’encadrement familial, c’est bien à l’Ecole que revient le rôle principal. Encore faut-il qu’elle soit en mesure de le remplir avec les compétences, l’engagement professionnel et les ressources technologiques suffisants.

 

Permettez-moi en post-scriptum de vous recommander sur ces questions la (re)lecture de Petite Poucette, du regretté Michel Serres (2012), ou, pour un avant-goût de ses analyses truculentes et optimistes malgré les incertitudes du monde, d’une interview à ce sujet dans Libération en 2011.

 

 

Entre adultes vaccinés

Les principaux espoirs communément partagés en ce début d’année … Un retour à la vie normale, donc sociale, ouverte, active, mouvante, saccadée, vibrante … La possibilité de se faire mutuellement toute confiance, de se toucher, de s’approcher, de croiser un-e inconnu-e sans appréhension, de travailler ou d’étudier en commun sans écrans interposés en permanence … Le retour au collectif, au petit magasin de quartier, au bistrot, au théâtre, au concert, au festival, au cinéma, à la bibliothèque … et le retour au travail ou en formation, dans l’openspace, la classe, l’amphithéâtre, la cafét, le préau, les coulisses … L’ouverture des lieux publics et de convivialité … Le passage des frontières, à tous les sens du terme et dans toutes les directions …

S’y ajoutent des considérations plus civiques et politiques, suite aux récents événements qui ont accaparé l’attention des médias du monde entier, mais suite également à d’autres sources d’inquiétudes plus largement et dangereusement répandues, touchant au complotisme, à la défiance et à la désinformation dont l’internet se fait le porte-voix condescendant.

Que de nouveaux vaccins conduisent à se poser des questions est naturel et sain ; qu’on puisse, souvent sans aucune culture ni lecture scientifiques préalables, raconter les pires sornettes à leur égard tient d’une ignorance et d’une stupidité communicatives. A chacun-e de décider librement s’il ou elle accepte la double piqûre anti-covid … mais faut-il pour autant se répandre dans des argumentations de plus ou moins bas étage pour convaincre tous ses correspondants électroniques de ses propres doutes et raisons. Le libre-arbitre n’exige pas le prosélytisme. D’autant qu’un vaccin ne se fait pas que pour se protéger soi-même, mais se décide dans le cadre d’une responsabilité familiale et sociale … pour que les espoirs exprimés en introduction aient une chance de se réaliser d’ici l’été.

On ne le constate que trop, certains pays se mettant à ce sujet en particulière évidence : le débat démocratique a également besoin de vaccins efficaces. Car il faut pouvoir se parler et s’écouter, chercher aussi bien à se comprendre qu’à se convaincre mutuellement, avec des arguments concrets et solides, se complétant et s’enrichissant de leurs échanges et débats entre individus et entre groupes d’intérêt ou de pression. Il ne s’agit donc pas seulement de s’invectiver, de reproduire à n’en plus finir les slogans imposés par d’autres, de faire basculer des statues ou d’envahir des lieux symboliques ou sacrés. La démocratie s’étiole quand le fanatisme dissout l’objectivité, quand la propagande remplace l’instruction, quand les intérêts autocratiques et/ou narcissiques tiennent lieu de programme politique imposé aux masses désemparées et/ou désinformées.

 

On peut donc rêver en ce début d’année d’un monde meilleur rempli d’adultes vaccinés, pas forcément à coups de seringues, mais de réflexions et de responsabilités assumées et diversifiées. Cet espoir peut-être un peu fou se rattache à la “chose publique”, au vivre-ensemble (que nous évoquions précédemment sur ce blog à la suite de l’assassinat d’un professeur français ou des excès de la cancel culture). Aux premiers jours de 2021, David Sylvan, professeur américain de l’IHEID de Genève, analysait avec pertinence dans Le Temps les dérives du débat dans la res publica. Il déplorait l’augmentation de la captation du débat public par les effets de silence ou de silo. Le silence relève d’une pratique gouvernementale déjà ancienne, consistant à éviter de soumettre à la discussion certaines questions délicates ou régaliennes, et à décider sans débat et sans explications. Le silo est un risque bien plus récent et sournois, dont les USA font une démonstration tonitruante : de plus en plus d’individus captent et interprètent le monde, les événements et leur environnement au travers de sources – groupes d’appartenance, médias, réseaux sociaux – présélectionnées et réduites, excluant toute pluralité et controverse quant à leur opinion initiale. Il devient dès lors impossible d’entrer dans un débat, seuls l’opposition et le combat, sinon le dédain ou la haine, s’installent entre les silos de pensée. La démocratie va rapidement accéder aux soins intensifs, faute d’un vaccin sauvegardant le débat d’opinion et le respect de l’autre.

Un tel vaccin ne va pas sortir des laboratoires : c’est un fait éducatif, une responsabilité vitale de l’éducation.

Bonne année et bon courage à tous les enseignant-e-s et formateurs-trices, qui constituent également un personnel soignant vital pour la société.

 

 

L’école face à la liberté d’exprimer tout ou n’importe quoi : un défi pour l’éducation.

L’instruction publique exerce (aussi) une mission éducative dont l’importance croissante ne cesse de nous sauter aux yeux, tout comme nous éblouit ou nous aveugle l’immense difficulté à remplir concrètement, civiquement et décemment une telle tâche au XXIe siècle. La circulation immédiate et exponentielle de l’information sur les chaînes en continu et les médias d’opinion, cumulée au tsunami infatigable, incontrôlé et anonyme des commentaires, des excitations et de l’intolérance sur les réseaux sociaux, a rendu notre monde à la fois plus proche, effrayant et schizophrénique. Prendre le recul nécessaire, apporter de l’intelligibilité, de la rigueur et une certaine sagesse face aux faits et aux propos violents, toujours susceptibles de manipulations et d’exagérations, est une nécessité pédagogique qui devient quasi incommensurable devant une classe. Tel est bien l’un des grands défis de l’éducation. Beaucoup d’enseignant-e-s s’en effraient, voire s’en abstiennent ou s’autocensurent. Comment les soutenir ?

 

Liberté d’expression

Ces jours, des voix qui comptent en France déploient largement l’étendard de la liberté d’expression en tant que gage symbolique de la démocratie dans une république où la laïcité tient lieu de religion d’Etat. Mezzo voce, d’autres voix s’interrogent sur les erreurs commises par le passé, sur certains relâchements moraux et disputes politiciennes et, aussi, sur le goût parfois trop poussé de la provocation. La liberté d’expression y est un joyau national, l’un des piliers de toute société réellement démocratique. On en use à bon escient. On en abuse aussi délibérément : perseverare diabolicum ! Elle est encadrée en France par l’intouchable loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Aux Etats-Unis, c’est le Premier des dix Amendements de 1791 qui l’établit tel un texte sacré : « Le Congrès n’adoptera aucune loi relative à l’établissement d’une religion ou à l’interdiction de son libre exercice ; ou pour limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d’adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. »

En Suisse également la liberté d’expression est un droit fondamental relevant des conventions internationales dont notre pays est partie prenante. L’article 16 de notre constitution garantit la liberté d’opinion et la liberté d’information, ainsi que le droit à toute personne de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion, de même que de recevoir librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et de les diffuser. Notre code pénal punit par ailleurs l’atteinte, “publique, vile et méchante” à la liberté de croyance et de culte (art. 261), ainsi que la discrimination, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, la propagande idéologique, par des voies de fait ou de toute autre manière, et l’incitation à la haine, envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou de leur orientation sexuelle (art. 261 bis).

En France, si la diffamation et l’appel à la haine, raciale, antisémite ou négationniste notamment, sont totalement illégaux et condamnables, le blasphème et les caricatures ne constituent par contre pas un délit. On comprend mieux, en relisant ces derniers jours ces rappels juridiques dans les journaux de l’Hexagone, que la crise n’y est pas proche de l’apaisement. De nombreux analystes situent les origines de la dramatique intolérance actuelle dans une gradation d’étapes jouant sur la manipulation intellectuelle et le jeu plus politique que religieux de certains leaders du Golfe persique du siècle passé. La fatwa et l’appel au crime lancés en 1989 par l’ayatollah Khomeyni contre l’écrivain Salman Rushdie d’une part, les attentats du 11 septembre 2001 et les violents conflits qui suivirent la mobilisation générale appelée par le leader d’Al-Quaida d’autre part, ont ouvert une dynamique de haine et une inflammabilité imminente sur laquelle il devient trop aisé, à l’heure des réseaux sociaux et du darknet, de lâcher une allumette. Le monde est hélas rempli de pyromanes et l’internet tient lieu de réchauffement climatique pour leur faciliter la combustion instantanée et un vent favorable.

Les problèmes liés à l’islamisation radicale ont marqué l’actualité de nos voisins, mais sont loin d’être les seuls à pouvoir conduire à des dérives et une telle violence ici comme ailleurs. Les manifestations de protestation et de soutien aux victimes découlant d’agressions raciales ou sexuelles, de toutes les formes notoires d’inégalité et d’irrespect, voire même des enjeux climatiques, environnementaux et sanitaires sont là pour le rappeler dans chaque pays. Nos élèves et vos enfants, en particulier les adolescents et les jeunes adultes, sont particulièrement sensibles à ces questions, car moins bien informés et plus facilement manipulables. Une forme de débriefing s’impose, une recontextualisation et un dialogue dont le but n’est pas d’étouffer la problématique initiale, mais de l’approfondir tout en éliminant ses potentielles métastases.

 

Mission éducative

Face aux drames ou aux “fake news”, sur qui donc peuvent compter nos jeunes pour raisonner ? Raisonner aux deux sens du terme : penser personnellement et agir posément d’une part, calmer et faire réfléchir les insultés et les excités d’autre part ? Terrain en principe neutre et adapté – ce qui est souvent loin d’être le cas pour l’un comme pour l’autre de ces adjectifs -, l’école est aux premières loges. Ce temps doit pouvoir être trouvé, il peut s’insérer dans certains cours. Il peut prendre des formes déjà bien rodées, tel le programme “La jeunesse débat” ou d’autres concepts didactiques adaptés. Un tel cadre profite non seulement aux élèves impliqué-e-s, mais rassure et guide précieusement les enseignant-e-s. Et cela s’applique tout aussi bien à des thématiques moins extrêmes et tout aussi actuelles, telles les notions de décence et de provocation dans l’espace scolaire ou public.

Une captivante interview de l’imam Yahya Pallavicini, intellectuel reconnu de l’Islam en Europe, a paru dimanche dernier 25 octobre dans Le Matin Dimanche. Ce président de la Communauté religieuse islamique italienne (COREIS) déclarait notamment : “Ce que nous sommes en train de vivre au niveau international, la manipulation terroriste des données religieuses, devrait nous pousser à être moins ignorants du sacré. Il y a trop d’analphabétisme religieux, que ce soit dans la société civile ou chez les politiques. Ce que je propose, c’est une éducation interreligieuse. Car ce n’est que par la connaissance mutuelle qu’on arrive au vivre-ensemble.

Je lui donne entièrement raison et il n’est pas nécessaire d’être croyant-e pour ce faire. Le fait religieux, tout comme la connaissance de l’état de droit et des processus et institutions démocratiques, est un élément du vivre-ensemble, qu’on le veuille ou non. Il est également partie intégrante des programmes scolaires, même dans les états et cantons laïcs, tout comme l’éducation civique ou citoyenne. Mais le temps et les moyens qu’on lui accorde n’y suffisent plus. Il y a une forme d’urgence et de priorité à renforcer le rôle d’éducation et de socialisation de l’école. D’autant plus si l’on y accorde une part grandissante à l’éducation numérique.

 

Mesures sanitaires et formation adéquate

N’en étant plus à une (mauvaise) métaphore près, je vois dans l’explicitation historiquo-civique et la discussion argumentée et encadrée en classe l’équivalent d’un gel hydroalcoolique qui permette de continuer à toucher les concepts et les débats d’idées tout en évitant de s’y infecter, vu la pandémie de simplifications outrancières, de polémiques vicieuses, de nouvelles trafiquées, de propos complotistes et d’ignorances crasses qui pollue le débat public. Les professeur-e-s les plus directement concernés, de par leurs disciplines enseignées, doivent être légitimés, outillés, formés et encadrés avec le plus grand sérieux et des moyens adéquats. Disposerait-on rapidement d’un Professeur Pittet pour donner un essor médiatique et décisif à une telle campagne de prévention ?

 

 

Eduquer au vivre-ensemble : y’a du boulot ! et faut du courage !!!

Un prof vient de payer de sa vie sa volonté pédagogique et délibérée de faire comprendre la notion de liberté d’expression à ses élèves de 14 ans. La cruauté de son agresseur et la simultanéité avec le procès de l’attentat contre Charlie-Hebdo et d’autres récents passages à l’acte de fanatiques réveillent les consciences françaises, tout en brassant l’air quelque peu vicié d’une République où l’égalité et la fraternité semblent toujours égarées. Comme à chaque drame sauvage et fanatique, la mobilisation citoyenne et la dénonciation de l’intolérance et des injustices emplissent immédiatement les rues et les talkshows. L’opinion en appelle à la solidarité et à la sécurité. Les partis s’invectivent selon leur habitude délétère. Et la caravane des médias d’information instantanée passe lourdement. On reste heureusement encore éloigné de l’incommunicabilité états-unienne.

Certes. Une telle perte humaine ne doit pas être oubliée et inutile, elle doit conduire à plus de respect communautaire et à rappeler avec fermeté le rôle de l’école républicaine et laïque, vue comme un pilier essentiel de la socialisation et du vivre-ensemble. Telle est bien sa mission … mais l’école publique française est-elle suffisamment équipée, légitimée, préparée, protégée, soutenue, et surtout solidaire et unanime entre ses acteurs, pour la remplir ? Une réflexion et un recul pédagogiques restent-ils possibles et audibles face à de telles questions, dans une société où les décalages d’opinions, les jacqueries, les complotismes et la défiance bruyante et croissante face à tout appel à la cohésion et à la coresponsabilité commune portent publiquement, constamment et parfois violemment à la désolidarisation et à la rupture de confiance avec les autorités en charge ? Beaucoup d’enseignants évoquaient les risques d’autocensure et leur peur au ventre, tout en défendant fièrement leur profession et leur conscience, surtout du côté des profs d’histoire, de littérature, de philosophie, mais aussi du côté des chefs d’établissement. Les multiples témoignages d’agressions verbales, numériques et physiques rejaillissent au milieu des larmes. Cela aussi du côté des élèves, ne l’oublions pas.

Samuel Paty, professeur à Conflans-Sainte-Honorine, a-t-il payé injustement le prix du caractère explosif et quasi pavlovien des caricatures de Charlie-Hebdo qu’il a, malgré tout et avec d’honorables précautions, décidé de montrer à ses élèves pour les conduire à se questionner sur ce que signifie “liberté d’expression” ? Aurait-il dû prendre plus de gants, découpler le poids des mots d’avec le choc des photos ? Les détails de l’enquête communiqués à ce jour décrivent surtout la chaîne fatale des réactions exacerbées et de la progression rapide des fake news transportées sur les réseaux sociaux par un parent d’élève enflammé et rapidement relayées par un souffleur sur braises connu des services de sécurité : il n’en faut pas davantage aujourd’hui pour déclencher les funestes réactions en chaîne d’esprits dérangés ou manipulés. Condamné à mort par les rumeurs et rancoeurs et sans même un procès d’intentions, alors qu’une médiation avait eu lieu entre les protagonistes sous la responsabilité assumée du principal du lycée. Même la Suisse, où la recherche du consensus participe à l’ADN national, n’est pas à l’abri de telles récupérations déviantes et de tels drames, heureusement exceptionnels. Mais rappelons-nous qu’un instituteur dévoué avait été assassiné à Saint-Gall par un père d’élève voici vingt ans, dans d’autres circonstances.

Le vivre-ensemble est, très officiellement, un objectif pédagogique dans notre pays comme en France. Il est décrit, instrumenté, légitimé et considéré comme indispensable, mais son approche laisse une immense liberté de manoeuvre aux enseignant-e-s et aux établissements. Dans ceux-ci, le vivre-ensemble appelle des réalisations concrètes, une école étant une société en miniature qui se prête parfaitement à la discussion et la gestion des besoins et des contraintes de l’espace commun. Tout récemment, deux collègues français experts des plans d’études et disciplines scolaires évoquaient dans Le Monde de l’Education : ” ces “éducations à”, régulièrement imposées par le législateur, qui relèvent de questions souvent vives : la citoyenneté, le développement durable, l’esprit de défense, la sexualité, etc. Et de fait les matrices disciplinaires classiques ne permettent guère de les aborder. On peut imaginer le désarroi induit par ces changements : Qui va enseigner cela ? Comment cet enseignement nouveau va-t-il  s’intégrer au reste des programmes ? Sera-t-il évalué, ou au contraire au bout du compte ignoré ?

Au vu de l’horreur vécue dans les Yvelines, faut-il protéger l’institution scolaire, et par conséquent la dispenser de tels objectifs éducatifs dont certains peuvent se révéler à hauts risques ? Ou faut-il éduquer la Société et le Vivre-ensemble en renforçant la responsabilité et la mise en oeuvre du laboratoire d’apprentissage de la vie sociale qu’est justement l’Ecole ?

Poser la question, c’est, inévitablement, y répondre avec détermination mais sans naïveté. Pour de tels enjeux, les professions pédagogiques sont incontournables et montent vaillamment au front. Elles doivent être bien formées, bien encadrées, bien outillées et bien soutenues, en sachant que les “éducations à” (nommée “formation générale” dans les programmes romands) sont un élément constitutif de nos démocraties pluralistes et participatives, donc de notre vie commune et suffisamment harmonieuse sinon même suffisamment solidaire. Il faut en débattre dans toutes les occasions et les lieux qui s’y prêtent, parce que cela relève de notre responsabilité et constitue un hommage à toutes et tous les enseignant-e-s victimes de leurs conscience et engagement professionnels.

 

 

La “cancel culture” : un phénomène agressif et récurrent issu des déficiences de communication sociale et de culture historique.

Statues taguées ou immergées, réputations galvaudées, appels outrés au boycott  … doit-on à un réveil citoyen ou à la mobilisation grégaire des réseaux sociaux ces réactions violentes face à des personnages ou des événements historiques ? Sans rejeter la légitimité des prises de conscience face aux présences (ou absences) gênantes de divers notables ou célébrités dans notre espace public, on se doit toutefois d’appeler à davantage de recul et d’analyse avant de brandir les sprays fluos, les marteaux-piqueurs ou les exclusions. Les médias anglo-saxons et français en ont abondamment disserté, les suisses l’ont traité comme une actualité post-confinement au début de l’été. Alimentée par l’excitation collective et l’anonymat hypocrite des réseaux sociaux, la relance de ce phénomène interpellant ne va pourtant pas s’estomper. L’époque n’y aide guère et un mouvement générationnel semble se lever, porté  par l’immédiateté des porte-voix numériques. Le besoin évident de formation historique et culturelle constitue dès lors un fait éducatif interpellant.

 

Identifiée depuis le milieu du siècle dernier aux Etats-Unis principalement, la “Cancel Culture” désigne une culture de l’effacement, de l’annulation du contexte originel pour analyser les faits uniquement sur la base de critères actuellement acceptables. Il s’agit d’un droit d’inventaire autorisant le groupe ou la société à rejeter purement et simplement le contenu ou la personnalité qui dérange ou scandalise désormais. Il y a de quoi s’interroger : faire ainsi brusquement le ménage de l’Histoire constitue-t-il une réaction saine et salutaire, une preuve de la prise de conscience par des pans de plus en plus larges de la population d’oppressions, de violences ou de duperies subies par le passé ? ou retombe-t-on dans de dangereux procès d’inquisiteurs et de maccarthysme, avec un souci du politiquement et socialement correct qui voudrait établir des vérités acceptables en dépit d’un décalage horaire flagrant  ?

Le Courrier International a consacré à ce phénomène socioculturel occidental son numéro fort remarqué du début septembre. La RTS, France Culture, le New York Times et tant d’autres médias ont disserté longuement et croisé les analyses, commentaires et réactions d’auditeurs et de lecteurs sur ce sujet controversé. Cette vague de fin d’été rebondissait sur une lettre ouverte sur la justice et le débat public, signée par cent cinquante-trois intellectuels de renom, publiée en juillet dans le Harper’s Magazine. C’est peu dire que ce bref appel a fait réagir. Ses auteurs redoutent que “la pression en faveur de la justice sociale n’engendre l’intolérance” et constatent avec sévérité et consternation que “l’échange libre d’informations et d’idées, qui constitue le moteur d’une société libérale, est chaque jour plus restreint“. Dans l’actuel contexte politique et médiatique à première vue irréconciliable des Etats-Unis, voilà des discours promptement inflammables. D’aucuns accusent, en Amérique du Nord comme en Europe, la gauche radicale et identitaire d’avoir durci ses discours de défense des multiples minorités jusqu’au point d’en avoir oublié son message universaliste et social et de démembrer les notables du passé par des procès d’intention exclusivement fondés sur l’évolution moderne des valeurs, considérant comme honteuses et viles des pratiques et des convictions qui avaient alors pignon sur rue. Ce n’est pas la dénonciation qui choque, c’est l’absence de relativisme et de contextualisation qui résonne comme un nouvel obscurantisme.

 

Plus largement et universellement, Black lives matter, Me too, crimes pédophiles, néocolonialisme et passé esclavagiste, héritages historiques ou économiques moralement scandaleux, outrages climatiques et autres dénonciations morales constituent des prises de conscience salutaires et des activismes bienvenus, pour autant que leur expression ne verse pas dans les excès d’intolérance et de raccourcis. La prise de recul et l’analyse circonstanciée des faits nécessitent un temps conséquent, ce qui est rarement à portée du clic ou du tweet rageur de l’internaute ; le célèbre agent orange de la Maison Blanche n’est malheureusement pas le seul vindicatif à tirer à hue et à dia. On l’a vu en nos contrées d’ordinaire paisibles au sujet de statues et de patronymes de rues et de places publiques, voire d’un syllabaire ancien réédité tel quel par Payot Librairie et devenant l’objet d’une plainte de l’Ordre des avocats genevois, et on relira avec intérêt sur un blog voisin l’analyse de Christophe Vuilleumier sur les figures du Monument de la Réformation dans le Parc des Bastions.

Les milléniaux se sont emparés des porte-voix de la modernité. Certains analystes évoquent une fracture générationnelle voyant l’apparition d’une “woke generation“, dont les manifestations bruyantes appellent la masse silencieuse à des prises de conscience urgentes, soient-elles écoclimatiques, égalitaristes et antiségrégationnistes, intégratives face aux problèmes migratoires, anticonsuméristes face à l’agroindustrie et aux multinationales, etc. Ce réveil des consciences est tout à la fois bousculant, salutaire et rassurant, très internationaliste également, et laisse augurer de prises de conscience vitales et nécessaires dans un contexte de mondialisation. Comme en toute chose, ce sont les excès et les dérives violentes qui desservent les causes, tout comme les récupérations et opportunismes dont profitent aussi bien les courants extrémistes et les casseurs sans valeurs ni scrupules. Comme on vient de le voir en plusieurs circonstances, l’amalgame est hélas trop rapidement fait dans l’opinion et dans de nombreux partis politiques entre l’intention revendicatrice et pacifique des manifestations sur la place publique et les récupérations et détournements par des tiers ou par les minorités les plus virulentes.

 

Mieux vaut la pédagogie à la purge historique !

J’avais initialement retenu, à la mi-juin, comme titre à une possible réaction de blogueur, cette citation de David Greenberg, professeur d’histoire et de journalisme à l’Université Rutgers au Nouveau-Brunswick, l’un des signataires de la lettre ouverte évoquée plus haut. Comme le rappelait fort à propos cet été le chroniqueur Michel Guerrin dans Le Monde, “Martin Luther King disait la même chose.” J’ai finalement attendu l’automne et l’évolution des débats pour compléter et publier mes propos. Aujourd’hui même, 30 septembre, l’éditorial du Temps m’interpelle sous la plume de Grégoire Baur : “Les réseaux sociaux ne sont donc pas tout noir, ni tout blanc d’ailleurs. Pour que les jeunes, et plus généralement toute la population, ne tombent pas du côté obscur de ces plateformes, le meilleur moyen n’est-il pas de les accompagner, en leur apprenant à exercer leur esprit critique ?” J’adhère pleinement, je prône l’urgence et je vois les opportunités à saisir dans nos établissements de formation.

Simultanément, nos cantons s’engagent en faveur de l’éducation numérique et introduisent actuellement, au cycle d’orientation, des moyens d’enseignement enfin romands et actualisés pour les sciences humaines et sociales, qui regroupent selon le Plan d’études romand, l’histoire, la géographie et la citoyenneté. Des liens peuvent être aisément faits entre ces matières en regard des contenus numériques. Des questions polémiques peuvent immédiatement mettre le doigt sur ce que sont la distance critique, la relativisation historique et les débats d’opinion, face au peu d’informations et de recul dont disposent forcément la plupart de nos élèves. Du genre : pensez-vous que l’on puisse déjà élever une statue à certains de nos conseillers fédéraux récents ou actuels ? quels seraient selon vous de bon-ne-s candidat-e-s ? Adolf Ogi, Ruth Dreyfuss, Couchepin ou Delamuraz, Christoph Blocher, Alain Berset ou Karin Keller-Sutter ? comment réagirait la population ? faut-il ne plus être de ce monde pour mériter un tel honneur ???  Ou, si l’on préfère éviter la politique domestique : que pensez-vous du rêve de Donald Trump de voir son visage être sculpté dans le granit du Mont Rushmore à la suite de Washington, Jefferson, Lincoln et Roosevelt ??? Participation active garantie de nos teenagers ! Le talent pédagogique et civique de l’enseignant-e consistera dès lors à gérer le débat pour conduire à la prise de conscience de cette notion d’historicité, de fluctuation des valeurs et des mentalités, de confrontation et d’acceptation des opinions divergentes, à “l’échange libre d’informations et d’idées qui constitue le moteur d’une société libérale” comme le rappellent fort à propos les 153 signataires de la lettre ouverte du 7 juillet. L’un des rôles fondamentaux de l’école et de l’instruction pourra être rappelé à cette occasion, ouvrant de nouveaux débats prolifiques.

Cette perspective et formation historique doit s’approfondir bien au-delà de la scolarité obligatoire si l’on veut défendre le vivre-ensemble et le débat démocratique dans notre société. Très présente dans la formation gymnasiale, actuellement en renégociation, elle gagnerait à être notablement renforcée dans la culture générale des autres filières, tout particulièrement professionnelles. Les écoles polytechniques ont redonné, voici une bonne décennie, une place importante aux humanités. C’est loin d’être le cas dans beaucoup de filières des autres Hautes Ecoles. Et je ne crois pas que beaucoup d’étudiant-e-s pourront être en la matière de simples autodidactes. Comprendre avec suffisamment d’envergure et de recul le monde dans lequel on s’insère, se socialise et se construit mérite une priorité éducative qui ne saurait être laissée aux seules émanations souvent nauséabondes qui circulent sur les vecteurs généreusement fournis par les GAFAM.

 

 

La formation professionnelle duale n’est pas sinistrée en Suisse romande

A l’occasion de la rentrée, nos médias évoquent tous les conditions drastiques du retour en classe et en entreprise. Un élément est souvent mis en exergue avec pertinence : une baisse notable d’engagement d’apprentis par les entreprises tout comme d’engagement de travailleurs débutants. En Suisse romande, chaque canton a pris des mesures de soutien, qui s’inscrivent dans une politique volontariste de promotion et de renforcement du système dual de formation. Tout cela est bien loin de la caricature qu’en font certains experts alémaniques.

 

Dans sa tribune du Tages Anzeiger, l’ancien conseiller national bernois Rudolf Strahm, resté depuis sa retraite très engagé dans la formation professionnelle, revient le 11 août dernier avec véhémence et brièveté sur l’un de ses vieux refrains : la Suisse romande défavorise ses jeunes en privilégiant l’académisation des filières gymnasiales plutôt que la formation professionnelle en entreprise. Ce texte ayant été repris par le site d’information “Bon pour la tête”, les propos de Strahm circulent aussi en français et sans plus de recul depuis la mi-août. Expert engagé et reconnu, l’ancien Monsieur Prix énonce toutefois des raccourcis et des amalgames qui ont dépassé la date de péremption et en deviennent quasi insultants pour les cantons romands. S’il veut rester crédible, il serait utile qu’il remette à jour ses données et révise son vieux procès d’intention fait aux Welsches. Suisse Tourisme proposait d’ailleurs à nos compatriotes d’aller cette année à la découverte des autres régions de notre magnifique pays, qui est notamment, avec les pays germanophones et les Pays-Bas, celui de la formation professionnelle.

Brute de coffrage, la thèse de Ruedi Strahm est aujourd’hui la suivante : ” La hausse du chômage résultant de la crise du coronavirus va toucher de plein fouet les jeunes, et tout particulièrement la Suisse romande. C’est le résultat d’une politique d’éducation inadaptée ! “. Il est vrai que l’Organisation internationale du travail craint un chômage des jeunes dans le monde entier et qu’une récente étude de l’Université de Berne le prédise pour notre pays. Tout comme il est vrai que l’apprentissage rencontre traditionnellement moins de succès auprès des entreprises et d’une partie des jeunes dans les cantons latins ! Mais une analyse sans nuances ni distinctions cantonales n’est pas crédible en la matière. Or le polémiste bernois ne s’arrête qu’aux deux grands cantons lémaniques, ne différencie pas le tissu économique régional et ne prend pas du tout en compte la gravité économique des conséquences du COVID dans les cantons latins. Tout comme il semble ignorer ou préfère omettre les actions politiques de cette rentrée et les immenses efforts mis depuis quelques années sur la promotion de la formation duale de ce côté-ci de la Sarine.

 

Regardons cela d’un peu plus près comme un fait éducatif fort différencié.

De manière générale, à la seule exception de Glaris et d’une forte stabilité à Zurich, le choix d’une formation professionnelle plutôt qu’académique est en baisse constante depuis trente ans dans tous les cantons, de quelques petits pour-cents jusqu’à près de 16 % à Genève et même de 25 % dans le canton de Vaud, lequel se maintient tout de même à près de la moitié des jeunes aujourd’hui. La Suisse romande est effectivement marquée par un nombre moins important d’entreprises formatrices que dans la Suisse orientale et alpine, mais également par un nombre nettement plus élevé d’élèves dans des écoles de formation professionnelle à plein temps. Ceci remonte parfois aux débuts de la formation professionnelle voici un siècle et demi et tient en grande partie au tissu économique local et aux modèles industriels. Il n’est pas non plus étonnant que les cantons de Genève et de Bâle-Ville, suivis de Vaud, se distinguent par un plus faible tôt d’engagement des milieux économiques dans l’apprentissage dual : ce modèle reste inconnu sinon peu estimé des grandes multinationales, mais également du voisin français, et il reste surtout l’apanage du secteur secondaire et des filières commerces, services, santé et social du secteur tertiaire. Mais les Conseils d’Etat des deux cantons lémaniques ont adopté lors de leurs dernières législatures des plans d’action pour valoriser la formation professionnelle et pour stimuler, par divers moyens légaux et financiers, la création de places d’apprentissage dans un nombre croissant d’entreprises. Plus encore que Bâle, Genève constitue certes un cas très particulier qui compte le plus bas taux d’entreprises formatrices, la proportion la plus faible de jeunes qui entrent directement en formation professionnelle au sortir du cycle d’orientation, ainsi que le taux le moins élevé de maturités professionnelles (trois critères en dessous de dix pour-cents). Sur la base des treize mesures mises en vigueur depuis cinq ans par le DIP genevois, les courbes se sont inversées et progressent lentement. Actuellement, près de 56 % des quelque 9’700 jeunes intégrés dans une filière de formation professionnelle effectuent un apprentissage en entreprise (mode dual).

La moyenne suisse du taux des places d’apprentissage se calcule en pourcentage d’apprentis sur le total des emplois (en équivalent plein-temps). Elle est actuellement établie à 4,7 % (selon les données 2017 de l’OFS). Neuchâtel et le Jura se situent sur cette moyenne, les cantons bilingues de Berne, Fribourg et Valais sont au-dessus, Vaud est à 4.0 (voisin de Zurich et de Bâle-Campagne, et même plus haut que Zoug), le Tessin à 3.3 (aux environs de Bâle-Ville) et Genève à 1.7. Les petits cantons alpins ainsi que Saint-Gall et Schaffhouse dépassent les 6 %. La situation est donc loin d’être aussi monolithique que veut nous le faire croire Ruedi Strahm. En termes de répartition dans les formations du degré postobligatoire, la moyenne helvétique actuelle est de 67,7 % de jeunes en formation professionnelle ; seuls trois cantons se situent sous la barre des 50 %, Bâle-Ville et Vaud, qui s’en tiennent proches, et Genève avec près de 37 %. Il y a évidemment un rapport direct également entre l’offre et la demande quant aux voies de formation : la répartition ne sera pas la même dans un canton qui n’offre qu’un gymnase/lycée cantonal dans le chef-lieu, voire même aucune école de culture générale, et un canton qui offre plusieurs établissements de formation générale répartis dans les centres régionaux. Le nombre et la proximité des Hautes Ecoles va également créer un appel d’air vers la poursuite des formations, ce qui, depuis la création des HES et de la maturité professionnelle (ou accessoirement de la maturité spécialisée) comme voie royale pour y entrer, ne péjore en rien la formation professionnelle, bien au contraire.

 

D’ambitieuses politiques de soutien

Ruedi Strahm présente la situation francophone comme une fatalité et en accuse une soi-disant “élite pédagogique de Suisse romande stigmatisant la formation professionnelle“. Un suivi documentaire régulier aurait sans doute porté à sa connaissance les nombreuses mesures de renforcement du dual et de soutien aux apprentis et aux entreprises formatrices menacés par le contexte économique actuel. Ne citons ici que deux exemples récents.

Les autorités du canton de Neuchâtel ont adopté l’an dernier un contrat-formation qui permet à une entreprise formatrice de percevoir annuellement un soutien financier par apprenti pouvant aller de 2’600 à 5’600 francs, ceci dans le but de stimuler la création de places d’apprentissage en mode dual, une priorité du Gouvernement. L’idée est excellente et repose sur une loi de mars 2019 constituant un fond d’encouragement ad-hoc, alimenté par un prélèvement chez tous les employeurs du canton (y compris publics) à hauteur de 0,58% de la masse salariale de leur entreprise, effectué directement par les caisses de compensation auxquelles sont affiliés les employeurs. Le Conseil d’Etat vient d’y ajouter, dans le domaine technique – le plus important en termes d’effectifs – un nouveau modèle en deux étapes soutenu par les trois principales associations professionnelles : le partenariat flexible. Lors de la première partie de l’apprentissage, l’entreprise est soutenue dans son rôle de formatrice et peut déléguer une partie importante de la formation pratique auprès du Pôle Technologies et Industrie du Centre professionnel. En revanche, la seconde partie de l’apprentissage s’effectuera entièrement pour la pratique professionnelle au sein de l’entreprise formatrice signataire du contrat avec l’apprenti-e. Il en coûtera annuellement 12’000 francs pour l’entreprise, subventionnés à près de 50 % par le fonds de promotion du mode dual créé précédemment.

Face au risque important des effets de la crise sanitaire pour les places d’apprentissage et pour l’emploi, le Conseil d’Etat du canton de Vaud a promulgué début juillet un catalogue de mesures de soutien et de relance de la formation professionnelle, mesures dont on retrouve d’ailleurs des variantes dans de plusieurs cantons voisins, sachant que les contrats d’apprentissage se finalisent plus tard ici qu’en Suisse alémanique (et donc après la fatidique mi-mars). Afin d’éviter aux apprentis un retard dans leurs études théoriques, ceux-ci peuvent déjà commencer leur formation en école professionnelle et effectuer des stages en vue du processus d’embauche. Les petites et moyennes entreprises formatrices sont pour leur part invitées à constituer des réseaux d’entreprises afin de mieux se répartir la charge et la responsabilité de la formation d’un-e apprenti-e. Formation mixte (première année en école), “juniors teams” (regroupement de six à huit apprentis sous la responsabilité d’un formateur) encadrement par des conseillers pour la recherche de solutions d’emploi sont autant de possibilités introduites ou renforcées. Mais surtout, constatant la perte de 25 % des places d’apprentissage suite au COVID, le Gouvernement va soutenir l’embauche en prenant en charge la moitié du salaire des quelque 3’400 apprentis qui débutent leur cursus cet automne. Il fera de même pour les apprentis de 2e et 3e année qui auront subi un licenciement économique. Il lui en coûtera 16 millions prélevés sur le fonds de lutte contre le chômage.

 

Ce ne sont là que quelques exemples de la réactivité et du soutien déterminé des cantons romands à la formation professionnelle et au système dual. La concertation intercantonale est très poussée, les mesures restent locales, selon les nécessités et les possibilités du moment.

Et pour consoler Monsieur Strahm, je peux confirmer que nous sommes nombreux à partager sa conclusion, d’envergure nationale cette fois-ci : il est également important de prendre des mesures concrètes pour améliorer l’enseignement et la formation professionnelle supérieurs. Mais c’est un autre dossier et l’urgence est à la relance et au maintien de l’attractivité des apprentissages. Ohne Bildungs-Röchtigraben, bitte lieber Ruedi !

 

La cuvée tronquée des examens 2020 fera-t-elle évoluer le bac et la matu ?

Produits totémiques et respectifs de l’uniformité républicaine et du fédéralisme helvétique, le baccalauréat à la française et la maturité fédérale n’ont pas grand chose en commun, sinon de marquer par un examen final charpenté l’aboutissement de la formation générale au secondaire supérieur. Cette année pourtant, un funeste virus s’en mêlant, les sessions de l’un comme de l’autre sont supprimées, ou presque. Voilà des années qu’on évoque dans nos deux pays leur assouplissement, au profit d’une plus grande prise en compte des notes trimestrielles. La pichenette 2020 saura-t-elle accélérer l’histoire ?

 

Pour bien des lycéens, que les situations d’examens confinés stressent totalement, le champagne a déjà coulé bien avant l’heure. Pour de nombreux autres, plutôt sprinters de la préparation tardive et du bachotage printanier, ce sont plutôt les larmes. De part et d’autre de la frontière, les autorités – ainsi qu’en Suisse les universités – garantissent que le bac 2020 n’a rien de galvaudé et ne sera pas considéré comme bradé à bas prix.

 

Deux annonces symétriques fort attendues

Vendredi 3 avril à Paris, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, annonce solennellement que les épreuves de baccalauréat n’auront finalement pas lieu dans l’Hexagone. Cela vaut pour les trois catégories réunissant au total 740’000 candidat-e-s aux baccalauréats général, technologique et professionnel (rappelons que la formation professionnelle duale est peu pratiquée en France). Le seul test maintenu, pour autant que les lycéens retrouvent leur établissement avant la pause estivale, portera sur une version allégée de l’oral de français, l’écrit étant d’ores et déjà supprimé. Il faut prendre en compte le caractère sans précédent de cette mesure. L’historien de l’éducation Claude Lelièvre confirmait que “même en pleine guerre, en juin 1940 ou 1944, cela n’a pas eu lieu. Le seul cas est la session de juin 1968 réduite à des épreuves orales passées en une journée par chaque candidat (…). Le taux de reçus au baccalauréat a été de 82 % en 1968 contre 62 % en 1967 puis 63 % en 1969. Ce différentiel ne risque pas de se reproduire en 2020 car, ces dernières années, le pourcentage de reçus dépasse les 90 % en séries générales et technologiques.” En lieu et place de la mythique et républicaine session d’examens, les notes des trois trimestres, hors période de confinement, seront prises en compte pour valider le bac. Et dire que cette année, même le “bac blanc”, que les lycées organisent en février pour booster les efforts des classes terminales, avait été supprimé du fait des grèves !

Mercredi 29 avril à Berne, le Conseil fédéral annonce lors de sa conférence de presse covi-quotidienne que, sur demande de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP), il autorise finalement les gymnases cantonaux à ne pas organiser d’examens écrits de maturité cette année. Une semaine plus tôt, la CDIP avait déjà renoncé aux oraux, mais la Confédération gardait sa préséance sur les écrits. Toutefois, la solution reste fédéraliste et les cantons qui souhaiteront maintenir des écrits ou des oraux le pourront, si la situation sanitaire locale et le respect des précautions et distances le leur permettent. Comme pour la réouverture à demi ou à plein effectif des écoles primaires, on observe dès lors un Coronagraben dans notre pays. Là où les examens n’auront pas lieu, les certificats de maturité seront décernés uniquement sur la base des notes de la dernière année enseignée. Tel sera unilatéralement le cas pour la maturité professionnelle, sur laquelle la Confédération a toute compétence moyennant la consultation des partenaires de la formation professionnelle. Par contre, les examens-passerelles et pour certaines maturités spécialisées se doivent d’être maintenus, se voyant reportés à l’été.

OK, c’était logique et inévitable, business as usual !

Pourtant, ces procédures exceptionnelles bousculent des traditions de plus en plus remises en question et pourraient accélérer des changements que beaucoup de responsables attendent et certains redoutent. En France surtout.

 

Deux démarches différentes et inabouties face à la sélection et l’orientation

Le ministre Blanquer faisait front en début d’année à de vifs débats face à sa ferme intention de réformer le bac et de présenter prochainement une loi à la Chambre des députés. L’hiver était chaud, quelques lycées en ébullition et les vigoureux syndicats de l’enseignement secondaire évidemment vindicatifs et pas d’accord entre eux. Blanquer et le gouvernement Philippe craignaient par dessus tout les grèves dans les établissements. A l’Education nationale, les ministres se succédant se transmettent cet adage comme on le fait des codes nucléaires à l’Elysée : “Les lycéens, c’est comme la mayonnaise : une fois sortis du tube, impossible de les y remettre !” Quel était donc l’objet du courroux, qui s’annonçait de plus en plus virulent à la reprise après les vacances de février : la mise en place d’un nouveau système d’évaluation donnant une part plus importante aux E3C, les nouvelles épreuves communes de contrôle continu, qui pourraient compter pour 40 % dans la note finale du bac. En l’état, les épreuves finales comptent actuellement pour 60 % de la note du bac, les E3C pour 30 % et le bulletin de notes de l’année terminale 10 %. Il ne s’agirait donc que d’ajuster cette pondération, laquelle provoque un rude tir de barrage de nombreux milieux. Le SNS-FSU, syndicat majoritaire, s’y oppose, contrairement au SGEN-CFDT et à une majorité des chefs d’établissement soucieux de simplifier le bac. En février, c’est l’Inspection générale, pourtant rattachée au Ministère, qui critiquait les épreuves de contrôle continu, estimant qu’elles ajoutent à la pression constante de l’évaluation et que leur validité pourrait souffrir de différences notables entre les lycées.

Pourtant, de nombreux observateurs et experts dénoncent deux aberrations du système : d’une part le coût immense du bac en termes cumulés de préparation et de correction des épreuves, ainsi que de journées perdues d’enseignement dans les lycées, d’autre part la disparition de son rôle de sélection pour les filières de l’enseignement supérieur. Car depuis janvier 2018, face à l’engorgement chronique des études universitaires, le Gouvernement a lancé une réforme du système d’inscription/sélection et ouvert (avec difficulté) le site Parcoursup de préinscription en ligne, qui permet actuellement à chaque futur-e titulaire du bac français de formuler dix voeux de formation. Près de 13’000 formations de premier cycle de l’enseignement supérieur sont proposées sur Parcoursup, alors que près de 9’000 issues d’établissements spécifiques restent offertes sur d’autres systèmes ou selon d’autres modalités (sur concours, sur dossier, etc.). La liberté est laissée aux universités et autres établissements de l’enseignement supérieur d’établir leurs propres critères de sélection à partir des informations fournies par les candidat-e-s. Et toutes ces données précèdent largement les résultats du bac, le rôle ultime de l’obtention de celui-ci consistant alors à valider l’inscription dans la filière d’étude qui aura accepté son heureux titulaire. Plus de 80 % d’une classe d’âge obtenant à l’heure actuelle un bac, ce dernier n’a donc plus guère de fonction en termes de sélection et d’orientation, sinon d’écarter de l’enseignement supérieur les lycéens les plus faibles n’ayant pu finalement l’obtenir. Il est d’ailleurs avéré de longue date que le prestige et la bonne réputation de certains lycées constituent des facteurs bien plus déterminants que les résultats individuels dans la sélection des bacheliers vers ou par les filières d’études les plus recherchées de l’enseignement supérieur.

 

Le gymnase helvétique se trouve pour sa part dans un contexte totalement différent et ses sages établissements cantonaux sont bien éloignés des “bahuts” à la française. Ils le sont également, mais dans une moindre mesure, des gymnases des Länder allemands, où la maturité (l’Abitur) est attribuée à un peu plus de 40 % d’une cohorte annuelle d’étudiants au niveau national. La finalité de la maturité fédérale helvétique est de garantir à ses titulaires un accès sans examen d’entrée dans les Hautes écoles universitaires, polytechniques et pédagogiques du pays (sauf ici ou là pour la médecine) et d’éviter des passerelles propédeutiques (pour les HES, la voix directe passe par la maturité spécialisée, un stage professionnel est en général exigé pour les bacheliers). Il faut pour cela garantir le bon niveau de formation et de culture générale pour l’ensemble des jeunes concernés, alors même que le certificat obtenu au terme de la formation gymnasiale n’a de fédéral que l’étiquette. Ce dernier repose certes sur un plan d’études cadre commun, sur la liste des disciplines évaluées par écrit et par oral et sur les seuils à atteindre et les compensations possibles. Mais les examens finaux sont d’obédience cantonale, si ce n’est même d’établissement Qui plus est, la durée totale de la formation n’est pas uniforme, variant entre trois et quatre ans au choix historique des cantons, y compris au sein des régions linguistiques. C’est en fait le caractère très sélectif, déjà au niveau de l’orientation durant la scolarité obligatoire, qui fait la valeur reconnue du titre de maturité fédérale, dont ne deviennent les heureux titulaires qu’environ 18’000 jeunes par année. Cela ne représente qu’un peu plus de 21 % d’une cohorte au niveau national (le taux n’était que de 7,1 % en 1970 !), qui s’éleve entre 12.9 et 33.7 % selon les cantons, avec une féminisation croissante. Les taux sont plus élevés en milieu urbain et en Suisse latine, restant nettement sous la barre des 18 % dans la plupart des cantons alémaniques. Dans les plus petits de ceux-ci n’existe qu’un seul établissement, l’estimée “Kanti” (pour Kantonsschule), ce qui contribue au critère d’élite et donc de sélection par le choix individuel, très marqué dans la population. Il faut souligner que la voie fortement majoritaire de la formation professionnelle, principalement au travers du système dual de formation, permet également d’aboutir à une maturité depuis une quinzaine d’années, la maturité professionnelle dont le taux et la reconnaissance progressent régulièrement.

Réformée voici vingt-cinq ans, la maturité fédérale fait depuis dix-huit ans déjà l’objet d’évaluations et d’analyses (EVAMAR 1 et 2) et depuis quelques mois d’un cadre d’amélioration en cours de préparation. Sur la base d’un rapport d’état des lieux, publié à la mi-avril 2019, et d’un mandat de travail adopté à la fin janvier 2020, la CDIP et le DEFR ont confié aux délégués des diverses instances concernées et aux experts mandatés la préparation d’une révision du plan d’études cadre de 1994 et de l’harmonisation de la durée des études gymnasiales à quatre ans sur l’ensemble du pays. Il était temps ! Des décisions sont attendues pour l’automne 2022. C’est essentiellement face à l’évolution de la société, de la démographie et des exigences professionnelles et académiques qu’est entrepris cet aggiornamento, comme cela vient également d’être le cas pour la formation professionnelle. En outre, les autorités prévoient au moins 23 % d’augmentation du nombre de maturités, sur les trois types, d’ici quinze ans au vu de la progression démographique.

Si l’on y évoque également des facteurs qualitatifs, bien peu d’objectifs visent l’organisation concrète des examens de maturité. Le caractère fédéral découle toujours de la reconnaissance des établissements qui les attribuent et non d’une harmonisation minimale des contenus et des exigences, comme il en va également pour les ECG et les HEP. L’égalité des chances n’est ainsi pas garantie. Les autorités misent essentiellement sur l’extension d’une forte culture de l’apprentissage et de l’évaluation dans le corps enseignant gymnasial, donnant caution aux associations professionnelles qui redoutent toute forme d’harmonisation ou de centralisation relatives. Ici comme en France, l’essentiel semble être d’obtenir le fameux sésame, bien que le niveau en soit nettement plus relevé en Suisse.

 

Un effet viral, peut-être

BIen que sans aucune similitude en termes de flux, de conditions de passage et de gouvernance, le bac et la matu subissent de la même manière les effets du COVID.

Sur le plan des lycéens et gymnasiens, à côté d’une majorité soulagée, beaucoup avouent leurs regrets, comme s’il il allait leur manquer un rite de passage à l’âge adulte, une onction de grâce après l’effort, un tatouage de reconnaissance sociale et académique comme pour un légionnaire ayant vécu l’épreuve du feu. Le corollaire de ces regrets réside dans une crainte larvée que leur diplôme soit perçu comme offert à peu de frais. Mais rien ne les empêchera de fêter leur certificat et leur croissance (qui portent tous deux en Suisse le joli nom de “maturité”) en trinquant, en respect des distances et de la décence espérons-le toutefois.

Sur le plan des réformes institutionnelles, la perte de poids des examens finaux au profit d’un profitable et équitable étalement des évaluations validant le bac et la matu pourrait-elle désormais constituer dans nos deux pays une motivation et une justification … virales ?

L’espoir en est permis à la lecture d’une réponse de la Présidente de la CDIP donnée au Temps dans son édition du 11 mai : “Cette situation soulève bien entendu la question de la signification des examens. Et sur ce point, nous devons effectivement nous demander si les épreuves sont encore en adéquation avec notre époque, ou si nous ne pourrions pas simplement les laisser tomber. C’est aussi mon devoir, comme présidente de la CDIP, de me positionner de manière critique vis-à-vis des affaires éducatives.” Bien vu ! Mais entre rester dans l’entre-soi cantonal et tout laisser tomber s’offre une immense marge de possibles qui ne demandent qu’à être prospectés, pas besoin de mesures d’urgence pour s’y lancer.

 

 

Qu’ajouter aux programmes de l’école post- ou para-covidienne ?

Beaucoup échafaudent déjà des plans pour les “jours d’après”, avec plus ou moins d’espoirs et d’appréhensions, d’utopies et de pragmatisme. Les écoles vont réouvrir, la plupart de leurs acteurs trépignent. Elles devront en priorité gérer un retour à la “normale” et la réalisation des procédures simplifiées d’examens et de passages aux degrés subséquents. Mais, plus tard, à la rentrée d’automne, quelque chose aura-t-il changé dans les contenus et les approches pédagogiques ? Je fais le pari que oui.

 

Le retour en classe n’est sans doute pas pour demain, mais après-demain, et déjà beaucoup s’y préparent, avec semble-t-il plus de joie que de crainte. Le caractère profond de sociabilité et du vivre ensemble de l’école n’aura jamais été aussi évident qu’au cours de ces dernières étranges semaines, les écrans n’étant qu’un ersatz électronique. On peut sans risque d’erreur se montrer convaincu que cet épisode d’urgence épidémique et de prudent confinement aura non seulement marqué les esprits, mais s’inscrira intuitivement et durablement dans les apprentissages scolaires.

Si je me permets d’évoquer quelques perspectives probables, c’est non du fait d’une science infuse, mais bien d’une connaissance concrète et approfondie des contenus et des mécanismes programmatiques de la scolarité obligatoire pour m’être trouvé ces vingt dernières années au coeur des travaux préparatoires du Plan d’études romand et de la détermination des “compétences fondamentales communes” au niveau national.

Je prends donc le pari – ou plus modestement j’émets l’espoir – qu’on accordera désormais bien plus d’importance aux cinq dimensions suivantes dans les apprentissages disciplinaires et dans la compréhension du monde et de la vie commune au sein de celui-ci :

  • l’éducation à la santé, bien évidemment, mais d’abord en termes de réflexes hygiéniques, de self-contrôle et de prévention, ainsi que sur le plan de l’attention portée à la vaccination, à l’alimentation et à l’évitement des comportements à risque et des surconsommations médicamenteuses, en veillant à éviter toute dérive hypocondriaque;
  • la solidarité et la notion de proche-aidant, après avoir été confrontés à de nouvelles formes de voisinage et de solitude qui auront montré, à tout âge, que le vivre-ensemble et l’entraide sont des caractéristiques vitales pour l’humain et que la valeur des métiers exercés ne relève pas que du revenu espéré ou de la concurrence sur les diplômes et les signes extérieurs de prestige ; on peut espérer la même prise de conscience sur le respect mutuel, l’égalité entre les genres et la répartition des responsabilités et des tâches dans la vie commune;
  • la conscience de la mondialisation et des interdépendances, sous forme d’une attention accrue aux interdépendances sociales, économiques et environnementales, s’incarnant dans l’éducation au développement durable comme dans la réflexion sur les effets de ses propres comportements de consommateur, mais renforçant également la place de l’éducation citoyenne et l’intérêt porté aux rôles des autorités, de la politique, des organisations multilatérales, des marchés internationaux et des influenceurs et autres grands acteurs économiques;
  • le poids de la communication, le rôle des médias et l’importance des technologies numériques, phénomènes marquants de l’information comme de la vie quotidienne en temps de crise et de contrainte domiciliaire, qui devraient fortement impacter l’usage raisonné, courant et efficace des instruments et des ressources numériques dans nos relations et nos apprentissages;
  • les projets et les choix professionnels et privés, dans le cadre de l’orientation et des choix de formation, comme aussi dans le besoin de procéder à une solide information, analyse préalable et planification lors de la préparation de ses projets de tous types, ce qui implique des capacités de recherche documentaire, de correspondance, de gestion des finances et des risques … et une conviction que la formation est par conséquent un phénomène et une nécessité la vie durant (“lifelong learning”).

 

Au moment de conclure cette brève réflexion, trois évidences sont à mettre en exergue :

– Ces considérations et leurs dimensions éducatives ne sont ni de gauche ni de droite, elles n’ont ici aucune obédience politique, mais relèvent du bon sens et sont apparues distinctement sur la photographie de notre monde actuel, un peu comme des reliefs et des visages que le révélateur dégage sous nos yeux lorsque, à l’ancienne, on développe une photo argentique.

– L’école et l’enseignement ne vont pas être révolutionnés et les programmes révisés à court terme. Tout est question de couleurs et d’accentuation, du fait qu’enseignant-e-s et élèves, mais également concepteurs-trices de moyens d’enseignement et de contenus multimédias et numériques seront désormais beaucoup plus sensibles à ces dimensions.

– Les contenus énoncés plus haut n’introduisent absolument rien de nouveau dans les programmes actuels de nos pays occidentaux. Ils constituent déjà une dimension spécifique du Plan d’études romand introduit à partir de 2011, celle de la formation générale, dont le caractère est en premier lieu éducatif et vient s’inscrire à la fois dans les diverses disciplines traditionnelles et dans les pratiques et échanges réguliers au niveau de la classe et de la vie d’établissement.

Si, comme le dit le proverbe, à toute chose malheur est bon, il faut donc considérer que ce deuxième trimestre de l’année calendaire 2020 aura boosté la formation générale, jusqu’ici parente pauvre de la concrétisation du PER et de ses bonnes intentions éducatives.

 

 

“Ben mon vieux, si j’aurais su j’aurais pô venu !“

Après autant de contributions sérieuses ayant massivement viré corona, dont les miennes, j’ose me permettre sur le Blog du Temps un peu plus de relâchement. Mais sans quitter pour autant le sujet mondial du moment. J’espère que, de leur nuage là-haut, le cinéaste Yves Robert et son épouse Danièle Delorme me pardonneront l’emprunt, en ce soir du 1er avril, de cette phrase culte, doublée d’une photo encore protégée par leurs droits d’auteur. Je tenais à appeler à la rescousse le PETIT GIBUS, ses mimiques et ses répliques inoubliables projetées dès 1962 sur les écrans. Avec au passage un clin d’oeil à Louis Pergaud, l’instituteur qui créa en 1912 ce personnage dans La Guerre des Boutons, avant de mourir à Verdun. C’est vrai que le Petit Nicolas de Sempé aurait tout aussi bien fait l’affaire … mais pas le titre !

Imaginons donc, en cette troisième semaine de chaos organisé, Tigibus confronté à la classe à domicile et aux aléas du cloisonnement.

 

Ben je m’en souviendrai longtemps de ce vendredi treize. Avec les copains, on avait hurlé de joie, poussé des hourras revanchards, dansé la zumba, pire qu’au début juillet, quasiment les cahiers au feu et la maîtresse au milieu. Plus d’école jusqu’à nouvel avis, des heures de retenue … mais à la maison avec tout le confort, les chips et les écrans disponibles. Que du bonheur quoi !

Et ben mon vieux, c’était de la daube tout ça. J’en peux déjà plus. Si j’avais su ce que ça allait devenir, j’aurais pas accepté d’embarquer mes livres et mes cahiers dans le cartable ce fameux vendredi. Et j’aurais mieux fait de faire une réserve de chips et de malabars, parce que ça part vite et on peut même pas se les faire livrer.

Imagine un peu mec. Les devoirs qu’on pensait oublier, on les reçoit par la poste, plein de photocopies avec un petit mot perso de la maîtresse, qui nous souhaite le meilleur et nous rappelle de ne surtout pas sortir voir les copains. Bon, Salomé ça passe encore, c’est de toute manière une vieille de neuf ans, mais Fabien, Ali et Burak, je peux quand même pas leur parler depuis le balcon, faut qu’on se checke, qu’on se tape quoi. Et puis s’ils m’oubliaient tous, qu’on grandisse tellement pendant ce temps qu’on arrive plus à se reconnaître au retour, ou alors nos cheveux plus coupés, comment on va faire, hein ?

Bon, en plus ces devoirs on doit les faire, et remplir des cahiers pour pas perdre la mémoire paraît-il. C’est mon père qui surveille parce que maman, elle, elle doit aller tout le temps à son job, qu’est monstre important. D’ailleurs, quand elle rentre, vachement tard et crevée, elle veut pas en parler, de son boulot et du connardevirus qu’elle doit chasser toute la journée. Elle, c’est Zorro l’infirmière masquée avec un sabre laser qui traque les virus de chauve-souris, mais pas Batman, non, plutôt une méchante chauve-souris qu’on n’a même pas vue. Trop forte ma mère ! Par contre papa il reste tout le jour en training et schlaps à la maison et c’est plutôt cool. Sauf qu’il monopolise le seul bon ordi parce qu’il doit sans arrêt envoyer des trucs à ses collègues et puis discuter à tout moment avec eux en se montrant des dessins à l’écran. Même que des fois ils font santé en rigolant comme des malades, parce qu’ils le sont justement pas, malades. Nous c’est tous les soirs sur le balcon qu’on fait la guggenmusik en buvant des sodas pour féliciter tous les zorros des hôpitaux, et ça c’est drôlement chouette et qu’est-ce que ça défoule. J’espère qu’on gardera l’habitude … après.

Mais surtout, le matin, mon père il joue les profs avec nous trois, visiblement il a dû oublier pas mal de trucs depuis le temps, à part de faire les gros yeux quand on déconne ou qu’on fait trop de bruit. En tout cas, c’est sûr qu’il est plus fort à la Playstation 4 pro que sur la plateforme pédagogique où il doit me guider pour que j’oublie pas tout. C’est d’ailleurs marrant de voir papa nous emmener dans le PER et les MER pour qu’on fasse l’école à la maison. Mais finalement, c’est quand je fais les repas avec lui que j’apprends le plus de choses, compter, peser, lire les temps de cuisson et les recettes, là ça carbure et on rigole bien. Quand il doit me faire apprendre du français, c’est moins cool et je regrette drôlement la patience et les trucs de Juliette, ma maîtresse. Dans dix ans, quand je commencerai l’auto-école, j’espère que je pourrai plutôt la faire avec elle et que papa lui prêtera notre voiture.

C’est vrai quoi, c’est quand même un peu galère la classe à la maison, vous vous rendez pas compte ! Je suis sensé faire des trucs et voir des vidéos utiles avec la tablette, vu que l’ordi c’est pour le professionnel donc presque tout le temps réservé aux parents. Mais mon grand frangin il doit être plusieurs fois par jour en visuel avec l’un ou l’autre de ses profs ou avec le groupe de travail dans lequel ceux-ci l’ont fourgué sans lui demander son avis. Il doit sans arrêt imprimer ou envoyer des choses à gauche ou à droite. D’ailleurs, on vient d’entamer la dernière cartouche de toner. A peu près pareil pour ma soeur, sans compter son cours d’allemand quand elle met le son bien fort pour nous énerver et que mon frère et moi on chante à tue-tête des schlager en se tapant sur les cuisses. En plus, ma soeur, elle fait des crises de larmes si elle peut pas passer au moins une heure par jour sur le site de Daisy, son influenceuse adorée. Moi, comme petit dernier, je me retrouve bézette, papier-crayon et salle d’attente. Mais j’ai trouvé le truc pour demain, je leur ai piqué le chargeur de la tablette et je l’ai caché dans la chasse d’eau. En attendant, j’ai pris des livres dans leur chambre et je bouquine comme jamais.

Heureusement quand même, l’école à la maison, elle est natellisée. Mon frère s’était fait confisquer trois fois son smartphone depuis le début de l’année et maman devait aller le chercher ensuite avec lui chez le provi, et maintenant c’est le provi qui l’appelle sur FaceTime et qui s’énerve s’il ne répond pas à l’heure fixée. Du coup, avec les copains, on se whatzappe et on se tiktoque et s’instragramme parmi, plein de gags, de déconnades et, de temps en temps, de réponses de maths ou de géographie. FaceTime, on le pratique maintenant même avec papy-mamie, … sont devenus branchés et obsédés des tchats, m’appellent bientôt plus souvent que Burak, ça me gonfle, mais j’suis content de voir qu’ils vont bien. Et puis la maîtresse nous envoie sur la télé ou dans des mails des liens sur des émissions à regarder pour comprendre plein de trucs. Comme y’a plus de matchs, à part des remakes pourris, c’est finalement plutôt chouette. Par exemple, on nous explique en dessins animés ce que c’est que des algorithmes. Paraît que c’est ça qui fait marcher nos ordis et bientôt nos voitures, paraît même que j’acquière une pensée computationnelle ! Moi ça m’a fichu la trouille, mais maman, qu’est du métier, elle m’a juré que ça n’était pas un virus et que ça pouvait pas me faire de mal, au contraire. J’en ai profité pour lui demander un ordi rien qu’à moi pour après ou pour noël.

On sort tous les jours, et on va se tirer des penaltys entre deux arbres, mais on voit personne de tout près. Même Salomé, je peux plus la voir parce que sa tante est malade, elle risque de nous refiler le connardevirus. Donc rideau. Ça c’est vachement dur quand même. Et puis les copains, on en croise parfois au magasin quand on va faire des commi pour nous et mes grands-parents, et on se fait des signes secrets comme dans les rangs à l’école et pendant les interros, mais à deux rayons de distance c’est sacrément mois drôle. Même avec Jérémie, que je pouvais plus piffrer depuis l’histoire de la vitre cassée au vestiaire de la gym, on se dit salut et se fixant rencard pour plus tard.

Vous vous rendez compte que ça va bientôt faire vingt jours que dure ce cirque. Vingt jours qu’on a dansé la zumba en se disant qu’on partait en colonie de vacances, youkeidi youkeida. Mais comme dit papy, à la va-comme-j’te-pousse faut savoir garder le moral. Mais bon, tout de même, si j’aurais su …

 

Nota Bene : Toute ressemblance avec des enfants et des familles que vous connaissez pourrait ne pas être fortuite.

 

Redevenons sérieux pour conclure. Au-delà de cette caricature du premier avril, plus de 1,3 milliard d’enfants et de jeunes sont actuellement privés d’école ou d’études dans le monde et poursuivent leurs apprentissages tant bien que mal à domicile, soit près de 80 % des apprenants selon l’UNESCO. Les services officiels se sont mobilisés dans tous nos pays, de même que les instances culturelles et les médias, pour proposer des supports et des contacts en ligne. A ce sujet, quelques experts expriment des avis intéressants sur la classe à domicile dans un dossier vidéo du Monde de l’Education.

Au delà des centres cantonaux, nombre d’enseignants ont perfectionné, élargi et ouvert à tout un chacun, élèves et parents, leurs réalisations numériques personnelles. A titre d’exemples captivants, voici un concept très bien fait de site internet pour animer à distance une classe d’élèves de 8 à 10 ans en Suisse romande, réalisé par Micaël Chevalley, enseignant vaudois qui a lancé depuis dix ans un site fort bien documenté pour l’enseignant primaire, ainsi qu’en Suisse alémanique la plateforme “Schule am Bildschirm“, réalisée par Christoph Müller, un enseignant de Winterthur, avec deux collègues et mise gratuitement à disposition. Beaucoup d’autres existent ici et là.

Et ne manquez pas une heure quotidienne de documentaires et d’animations tirés des archives de RTS découverte sous le titre de “y’a pas école“.

Sûr, si j’aurais eu tout ça comme élève ou plus tard comme enseignant, j’aurais pas hésité !

Et vous vous souvenez de la dernière phrase du Petit GIbus au terme de la Guerre des Boutons ?

“Et dire que quand on sera grands on sera aussi bêtes qu’eux !”.