Accent sur les risques criminels au Forum des 100 2015

Bravo !! Moi je dis bravo !!! Le Forum des 100 organisé par l'Hebdo aujourd'hui mettant à l'honneur la relève de ceux qui feront la Suisse Romande (et peut être la Suisse entière ou l'Europe) aujourd'hui, demain et après-demain invite sur la scène deux figures internationales, Roberto Saviano et Dick Marty pour leur parler de criminalité organisée, de trafics, et de dangers criminels. C'est ce que j'appelle remettre l'église au milieu du village.

On me reproche souvent de voir du crime organisé partout, de peindre le diable sur la muraille, voire de déprimer les gens. Ces remarques me touchent non pas personnellement, mais parce qu'elles sont guidées par la peur. La peur d'être dans un environnement que l'on ne comprend plus, sur lequel on a plus prise, dans lequel les injustices flagrantes sont banalisées et les institutions sont au mieux impuissantes, au pire complices. Le réflexe bien humain est de se replier sur soi, sur son environnement immédiat, et de mettre en oeuvre des stratégies qui consistent à le protéger et éventuellement à en tirer profit.

Roberto Saviano a décrit avec l'éloquence qu'on lui connait (pour les italophones) la pénétration réticulaire des organisations criminelles dans les moindres recoins de nos habitudes. Dick Marty a insisté sur l'impossibilité de concilier Etat de Droit et banalisation. Tous deux font le même constat: les organisations criminelles sont devenues "too big to fail". Cela fait écho aux contenus et interventions lors d'un Forum sur le crime organisé à Bruxelles, organisé par EUROPOL et la British Chamber of Commerce il y a deux semaines. Les trafics de bien de consommation sont en augmentation vertigineuse: contrefaçons toxiques de savons, shampooing et produits d'hygiène en Chine ou en Espagne en quantités industrielles destinés aux marchés européens, contrefaçons dangereuses de médicaments (5 containers saisis en France et en Allemagne grâce à une coopération inédite avec les autorités dubaïotes et chinoises – et 40 containers partis dans la nature en Afrique). Une corruption généralisée et largement inconnue, des industriels appelant les autorités au secours voyant leurs infrastructures et leurs modèles glisser vers une chaîne de production-transport-distribution largement dominées par des groupes criminels. D'une autre côté, les constats concernant l'efficacité de la justice et des opérations policières sont aussi sombres qu'il y a 25 ans, lorsque nous commencions à en parler.

Un seul intervenant, le Prof. Savona de l'Université de Milan, a mis, trop rapidement, le doigt sur un des éléments les plus effrayant, soit l'intégration des organisations criminelles dans l'économie légale et les entreprises légales. Roberto Saviano a rappelé, dans son intervention, la concordance d'intérêt qu'il y a eu lors de la crise financière de 2008-2011 entre les banques américaines et internationales et les organismes criminels, débouchants sur des prises de pouvoirs, participation et autres directs dans les plus grands instituts financiers de la planète.

D'un côté, nos gouvernement nous abreuves de lois et de réglements qui étouffent petit à petit l'innovation et la capacité de s'ouvrir au monde. Ces réglementations, transcrites ensuite en pratiques commerciales et contractuelles, font la part belle aux tous grands et étouffent les petits. Au lieu d'être inclusif et innovant, notre monde devient conservateur et se replie sur lui même. Dans une conférence à l'OCDE à Paris en mars 2015, j'avais plaidé pour une réintroduction du droit pour les entreprises à défiscaliser leurs "paiements de facilitations", mais en indiquant où et combien elles payait. L'idée est de sortir d'une position moraliste sur la question de la corruption comme sur celle de la question de la pénétration du crime organisé dans nos sociétés. Elle permettrait de récolter des données fiables sur lesquelles pourraient enfin s'appuyer des politiques publiques, préventives, éducatives, judiciaires ou répressives sensées et réalistes. Cela permettait aussi de résorber le "ventre mou" que la corruption fait naître au sein même des entreprises, pour ne pas parler de l'Etat. En effet, pour payer des pots-de-vin milliardaires, il faut bien que l'entreprise trouve cet argent quelquepart. Il le défiscalise, le cache, le "noirci" et de ce fait, se trouve en concordance d'intérêt avec des réseaux qui pratiquent cela depuis toujours: les organisations criminelles. Ces dernières deviennent des prestataires de confiance pour des entreprises multinationales, pour des banques, pour des industries et des gouvernements. Elles terminent leur intégration en devant l'acteur incontournable d'une mondialisation qui se transforme en monstre totalitaire.

Le manque d'informations, le manque d'imagination des décideurs, la peur des citoyens et le ralentissement du renouvellement des élites sont autant de défis que doivent relever cette génération montante. La peur engendre la solitude, l'avarice, la recherche du gain rapide et génère des chaînes plus solides que la prison. La peur fait que de plus en plus de populations européennes veulent rejeter les migrants à la mer, voter pour le rétablissement de la peine de mort, se faire surveiller et punir constamment et tout le temps. Mais la peur accroit également la recherche frénétique de l'accumulation: il faut se protéger…mais contre quoi ??? contre qui ??? alors que ce faisant on devient déjà esclave.

Dick Marty l'a relevé avec force: aucun modèle de prospérité ne pourra se construire sans un Etat de Droit vivant. Même pas cette démocratie à laquelle nous sommes tellement attachés. Oublions les dogmatismes qui poussent à s'affirmer "démocrate" ou "républicain" sans savoir de quoi il en retourne, ni même en voulant figer une situation qui transformera à coup sur un jardin en prison, mais parce que la démocratie est le seul système de gestion communautaire existant (certes loin d'être parfait) qui permette l'adaptabilité continue d'une société à ses propres mutations internes et externes.

Ainsi, il convient de terminer sur ceci: aux jeunes entrepreneurs, qui serez confrontés à la recherche d'investisseurs, de clients aux demandes bizarres et opaques, à des nécessités réglementaires concernant la qualité des produits, aux coûts sociaux de l'engagement de collaborateurs ou collaboratrices, ayez toujours cela à l'esprit: tous peuvent être mafieux ou malintentionnés à votre égard. Il ne s'agit pas ici de vouloir faire de la suspicion généralisée, mais bien de faire prendre conscience qu'au delà des effets immédiats ou microéconomiques qu'un de vos choix pourra engendrer, c'est bien une pierre à l'édifice de votre et notre prospérité que vous engagez. Aux politiques, soyez courageux et privilégiez toujours la transparence au dogmatisme. La transparence apporte la connaissance et la connaissance (outre le fait qu'elle rende moins stupide) permet la prise de bonnes décisions. Ce n'est pas parce qu'une situatione est complexe qu'elle est incompréhensible. Ce n'est pas parce qu'on nous présente une situation comme désépérée qu'elle l'est…c'est simplement parfois un manque d'imagination et de courage. Et nous devons tous réver, innover, pousser cette humanité à toujours révéler ce qu'elle a de meilleure et empêcher les actions, par nos propres choix quotidiens, qui dénaturent ce qui fait ce que nous sommes: des êtres humains.

Nicolas Giannakopoulos

Nicolas Giannakopoulos est un des spécialistes reconnu internationalement dans le domaine des organisations et autres structures criminelles. Au travers des recherches qu’il mène depuis 1991, il a apporté le soin de concilier recherche et pratique, développant ainsi des compétences scientifiques dont l’utilité pratique est quasi immédiate.