Le 22 novembre 2017, le DETEC (Département Fédéral de l’Environnement, des transports, de l’énergie et des communications) a mis en consultation une révision de l’Ordonnance sur la Protection des eaux (OEaux).
Cette révision est pour moi un grand pas en arrière pour la protection des eaux de surface en Suisse et j’y suis fermement opposée. Mais cela mérite quelques explications.
Au début des années 90, la Suisse s’est dotée d’une Loi sur la Protection des Eaux visant à (art.1) “protéger les eaux contre toute atteinte nuisible.” Afin de garantir cette protection, l’OEaux fixe des exigences (ou critères de qualité) pour différents polluants.
La révision mise en consultation propose de nouveaux critères de qualité pour des pesticides, des médicaments et d’autres substances industrielles. Dans sa version actuelle, l’OEaux fixe une exigence de 0.1 microg/l pour tous les pesticides. Elle ne formule pas de valeurs limites pour les autres substances chimiques organiques.
Donc, cela pourrait être une révision positive puisqu’elle englobe plus de polluants qu’actuellement. Sauf que…
…comme le souligne le rapport qui accompagne la proposition de révision, les valeurs limites proposées sont supérieures à l’actuel 0.1 microg/l pour la plupart des pesticides, parfois d’un facteur très élevé (200 fois pour le fongicide métalaxyl et 1200 fois pour le glyphosate, voir article Temps, décembre 2017).
Et le rapport ajoute: “en conséquence, le nombre des dépassements effectifs des seuils fixés aura plutôt tendance à diminuer dans les eaux superficielles par rapport à maintenant.”
C’est effectivement mathématique. Si on élève la valeur limite, il y aura moins de dépassements…et donc moins de problèmes.
L’OEaux (Annexe 1, alinéa 3c) mentionne que la qualité de l’eau doit être telle que les substances pouvant polluer les eaux et y aboutir par suite de l’activité humaine « n’entravent pas les processus biologiques qui permettent aux végétaux et aux animaux de couvrir leurs besoins physiologiques fondamentaux, tels que les processus du métabolisme, la reproduction et le sens olfactif de l’orientation » et « aient des concentrations pratiquement nulles lorsqu’elles ne sont pas présentes dans les eaux à l’état naturel ».
Pour accepter des critères de qualité plus élevés qu’actuellement pour les pesticides, il faudrait donc pouvoir prouver scientifiquement que les écosystèmes aquatiques et les ressources en eau peuvent être protégés malgré ces concentrations plus élevées. Or les études scientifiques sur les effets et les risques des mélanges de substances sur l’environnement montrent clairement que ce n’est pas le cas.
Depuis le début des années 2000, de nombreux écotoxicologues se sont intéressés aux effets des mélanges sur les espèces de l’environnement. Avec le projet européen BEAM (toutes les références sont données ci-dessous) déjà, les auteurs ont montré que les substances ne peuvent pas être considérées indépendamment les unes des autres et qu’elles agissent en mélange (le fameux effet cocktail). Ces mêmes auteurs ont d’ailleurs proposé en 2013 des critères de qualité pour les eaux basés sur les mélanges pour l’Union européenne.
Dans une récente étude sur les pesticides présents dans le Léman, nous avons montré que le mélange d’herbicides détecté dans le lac avait une influence aussi importante que les concentrations en phosphore sur les communautés de phytoplancton, ceci alors même que les herbicides étaient présents à des concentrations inférieures à 0.1 microg/l. Nous avons également montré que chaque substance présente dans le lac peut contribuer au mélange et donc qu’il est indispensable de maintenir les concentrations des substances organiques les plus basses possibles .
D’autre part, accepter des critères de qualité plus élevés signifierait que ceux-ci sont basés sur des modèles de calcul robustes, ce qui n’est de loin pas le cas. Dans une étude faite conjointement avec le Centre d’écotoxicologie à Dübendorf en 2011, nous avons montré que ces valeurs seuils dépendaient fortement du set de données écotoxicologiques à disposition, et surtout de celles qui sont acceptées comme valables. Ainsi, en fonction des données retenues et des facteurs de sécurités sélectionnés, un facteur de 30 peut exister entre le critère de qualité le plus bas et le plus élevé.
De plus, les données écotoxicologiques existantes évaluent des effets sur le court terme, et ne considèrent pas les effets sur le long terme, c’est-à-dire les effets multigénérationnels. Or dans les eaux, les organismes sont exposés à des faibles concentrations certes, mais pendant tout leur cycle de vie, et celui de leurs descendants. Dans une étude avec un médicament, le tamoxifen, nous avons ainsi montré que les effets toxiques (ici des effets tératogènes) ne pouvaient être observés que sur la deuxième génération des organismes exposés.
Un autre problème concerne les antibiotiques. Plusieurs d’entre eux figurent dans la liste des substances médicamenteuses pour lesquelles des critères de qualité ont été définis. Or les seuils proposés sont parfois très hauts (30 microg/l pour la sulfamethazine soit 300 fois 0.1 microg/l) . Mais les données utilisées pour définir ces seuils ne tiennent pas compte des risques d’antibiorésistance! Or le risque de développement d’antibiorésistance est réel et plusieurs médecins n’hésitent pas à parler d’une ère post-antibiotiques d’ici une dizaine d’année puisque certaines bactéries seront devenues résistantes à tous les antibiotiques connus. Une stratégie visant à limiter le phénomène d’antibiorésistance en Suisse a donc été mise en place (OFSP) et le Fonds National Suisse pour la Recherche a créé un Pôle de Recherche (PNR 49) sur la résistance aux antibiotiques vu l’urgence de ce problème. Il semblerait donc tout-à-fait inadéquat de proposer des exigences sans tenir compte de ce risque.
Enfin, il convient encore de relever l’importance des eaux superficielles comme ressources en eau potable. Or l’Ordonnance sur les Denrées Alimentaires fixe une limite de 0.1 microg/l pour les pesticides individuellement dans l’eau potable, et de 0.5 microg/l pour la somme de ceux-ci. Accepter une augmentation des seuils pour des substances chimiques dans les eaux superficielles est susceptible de mettre en danger la qualité des eaux de boisson ou demandera des traitements encore plus sophistiqués qu’actuellement. Rien qu’autour du Léman, plus de 600’000 personnes sont alimentées par l’eau du lac.
En conséquence, je considère que la révision proposée va à l’encontre des buts de la LEaux et de l’OEaux et constitue un pas en arrière pour la protection des eaux. Pour ma part, je propose que la valeur de 0.1 microg/l soit gardée pour les pesticides, sauf pour ceux dont les valeurs d’effet sont inférieures à ce seuil comme certains insecticides très toxiques. D’autre part, le cas des antibiotiques devrait être examiné plus spécifiquement et ne peut faire l’objet d’une évaluation classique du risque, c’est-à-dire sans tenir compte du risque de développement d’antibiorésistance. Pour les antibiotiques, le seuil devrait être fixé le plus bas possible, soit à la limite de détection. Enfin, il est urgent de considérer l’effet cocktail dans la définition de critères de qualité.
A écouter:
Prise de Terre, RTS: 13 janvier 2018. Bientôt 1200 fois plus de glyphosate dans les eaux de surface en Suisse?
Références :
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