Le dépérissement de la conditionnalité européenne

Ja neću u Evropu, nek’ ona dođe nama.

Je ne veux pas de l’Europe, qu’elle vienne à nous.

Dubioza Kolektiv

 

Après de longues discussions pointillistes sur la phraséologie du document parmi ses États membres (Vijesti 2021), l’Union européenne a publié le 6 octobre dernier sa «  Déclaration de Brdo », position officielle de l’UE concernant le processus d’élargissement concernant les Balkans occidentaux, autrement dit les pays d’ex-Yougoslavie n’ayant pas encore intégré l’Union ainsi que l’Albanie. Ainsi : « L’UE réaffirme son engagement en faveur du processus d’élargissement et de ses décisions à cet égard, sur la base de réformes crédibles menées par les partenaires, d’une conditionnalité équitable et rigoureuse et du principe des mérites propres. »

Le phrasé semble encourageant, mais le cœur n’y est en vérité plus. Car si le jargon est peu ou prou le même depuis la promesse d’accession faite en 2003 au sommet de Thessalonique ou les déclarations successives de Sofia en 2018 et de Zagreb en 2020, la situation est quant à elle désormais tout autre – et l’adhésion, personne n’y croit plus vraiment.

Ce sont tout d’abord les prises de positions décourageantes qui se sont enchaînées ces dernières années. En 2014 déjà, le Président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker, avait d’emblée annoncé qu’il n’y aurait pas d’élargissement lors de son mandat (Balkan Insight 2014). Et si la Présidente de la Commission actuelle, Ursula Von der Leyen, se veut pour sa part plus encourageante en affirmant la place des Balkans occidentaux dans l’Union européenne, ce sont cette fois les États membres qui se montrent plus frileux, en particulier les États d’Europe occidentale et du Nord. Exemple mémorable, la tristement célèbre interview de novembre 2019 du Président français Emmanuel Macron, où celui-ci allait jusqu’à qualifier la Bosnie-Herzégovine de « bombe à retardement » islamiste (European Western Balkans 2019).

En plus de ces prises de position publiques, le processus d’adhésion a également été formellement opposé par certains États. Le cas le plus notoire – et de loin le plus absurde – est certainement celui de la nouvellement renommée Macédoine du Nord : bon élève dans l’adoption des réformes nécessaires à l’adhésion, la jeune république s’est retrouvée bloquée coup-sur-coup par la Grèce et la Bulgarie. Dans une Union européenne où l’élargissement demande l’accord unanime des États membres, c’est la Grèce qui a d’abord opposé son véto à l’adhésion macédonienne tout simplement à cause du nom du pays, qui fut alors changé avec les Accords de Prespa en 2018. Cette première opposition à peine réglée, c’est ensuite la Bulgarie qui a opposé son veto, contestant purement et simplement l’existence d’une langue et d’une histoire macédoniennes propres. Et si le Premier Ministre bulgare sortant Boyko Borissov a exprimé au sommet de Brdo sa volonté de mettre un terme à la dispute, il a conditionné celle-ci à sa réélection, alors que celle-ci est des plus incertaines au vu de la situation politique chaotique qui prévaut en Bulgarie (Balkan Insight 2021).

Les blocages grec et bulgare ne sont que de nouveaux exemples de l’usage arbitraire et abusif du droit de véto que peuvent faire les États membres dans la poursuite de leurs intérêts propres. Elle est donc bien loin la « conditionnalité équitable et rigoureuse » dont se prévaut l’UE dans la déclaration de Brdo.

Aux yeux d’États qui ont énormément sacrifié, tout particulièrement du point de vue économique, pour pouvoir espérer adhérer à l’Union européenne, l’effet de cette réticence non-dissimulée a été aussi simple que néfaste : ceux-ci se tournent tout simplement de plus en plus vers d’autres soutiens.

Ainsi, en particulier depuis la deuxième moitié de la décennie passée, l’influence européenne s’est progressivement vue supplantée par celles d’acteurs autocratiques et autoritaires tels que la Russie, la Turquie ou, plus récemment, la Chine (Bieber & Tzifakis 2020). Une donnée rend particulièrement bien compte du changement de paradigme : en 2020, c’est la Chine et non l’ensemble des pays de l’Union européenne qui est le principal investisseur étranger au Monténégro (Balkan Insight 2020). Autre exemple marquant : c’est vers la Chine et la Russie que s’est avant tout tourné Aleksandar Vučić pour l’approvisionnement en vaccin de son pays, n’hésitant pas à critiquer vertement et ouvertement l’Union européenne pour son retard en la matière (voir ici). L’influence de ces régimes autoritaires ne concerne donc pas seulement les investissements « corrosifs » pour les standards démocratiques de ces pays (Prelec 2020, Kovačević 2020), mais également des influences culturelles, comme c’est le cas avec les organisations religieuses turques actives dans la région (Erdi Öztürk 2020), ou politiques, comme c’est le cas avec la Russie, que ce soit par son contrôle des ressources et infrastructures énergétiques ou par son ingérence directe dans la politique nationale. (Bechev 2017, 2020)

Mais la présence croissante de ces acteurs autoritaires est avant tout bel et bien le symptôme du dépérissement de l’influence du principe de « conditionnalité » [conditionality] de l’Union européenne. Désormais, certains acteurs locaux dans les Balkans occidentaux à l’instar du Président serbe Aleksandar Vučić n’hésitent plus à jouer l’Union européenne contre ces acteurs autoritaires dans l’espoir d’en tirer le plus grand profit possible (Bieber 2020). Pire encore, des acteurs au sein de la Commission européenne elle-même semblent saboter les valeurs démocratiques attachées au processus d’élargissement : ainsi, comme le révélait le média en ligne Politico, l’ancien représentant hongrois auprès de l’Union européenne pour le gouvernement de Viktor Orbán et actuel Commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage Olivér Várhelyi chercherait activement à minimiser le rôle joué par les principes démocratiques et de respect de l’État au sein du principe de conditionnalité en faveur de démocratie de plus en plus illibérales comme Serbie de Vučić, dont Orbán s’est fait le principal allié au sein de l’UE (Politico 2021).

Le principe de conditionnalité a été un vecteur crucial de progrès démocratiques au sein des élites politiques dans les Balkans occidentaux, non seulement dans les processus électoraux mais également dans les institutions judiciaires, et sa décrédibilisation actuelle n’est de loin pas sans lien avec le tournant autoritaire pris par certains acteurs politiques dans la région, aussi bien qu’au sein de l’Union européenne elle-même. Plus que jamais, l’UE doit aujourd’hui offrir des perspectives concrètes aux pays bloqués « en voie d’accession » sans presque aucune avancée concrète depuis près de deux décennies. Cela signifie notamment qu’il est grand temps de renoncer aux phraséologies vagues pour fixer un calendrier concret et s’en tenir à une méthodologie aussi bien claire que fixe, quitte à remettre à l’ordre les États membres qui dresseraient arbitrairement des barrières sans rapport ni avec les buts ni avec les valeurs de l’UE.

Sources :

BECHEV, Dimitar, Rival Power. Russia in Southeast Europe, London : Yale University Press, 2017.

BECHEV, Dimitar, « Russia: Playing a Weak Hand Well », in BIEBER, Florian & TZIFAKIS, Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, New York : Routledge, 2020, pp. 187-204.

BIEBER, Florian, The Rise of Authoritarianism in The Western Balkans, Cham : Palgrave McMillan, 2020.

BIEBER, Florian & TZIFAKIS, Nikolaos (eds.), The Western Balkans in the World. Linkages and Relations with Non-Western Countries, New York : Routledge, 2020.

EREBARA, Gjergj, « Fatigued EU Downgrades Enlargement Portfolio », Balkan Insight, 11 septembre 2014, en ligne : https://balkaninsight.com/2014/09/11/eu-downgrades-its-enlargement-portfolio-1/ (consulté le 6 octobre 2021).

KAJOŠEVIĆ, Samir, « China Replaces Russia as Largest Investor in Montenegro », Balkan Insight, 20 octobre 2020, en ligne : https://balkaninsight.com/2020/10/20/china-replaces-russia-as-largest-investor-in-montenegro/ (consulté le 6 octobre 2021).

KOVAČEVIĆ, Milica, « Montenegro Must Escape its Dangerous Dependence on “Corrosive Capital” », Balkan Insight, 19 août 2020, en ligne : https://balkaninsight.com/2020/08/19/montenegro-must-escape-its-dangerous-dependence-on-corrosive-capital/ (consulté le 6 octobre 2021).

« Macron criticized for calling Bosnia and Herzegovina a “ticking time-bomb” », European Western Balkans, 9 novembre 2019, en ligne : https://europeanwesternbalkans.com/2019/11/09/macron-criticized-for-calling-bosnia-and-herzegovina-a-ticking-time-bomb/ (consulté le 6 octobre 2021).

ÖZTÜRK, Ahmet Erdi, « The Ambivalence of Turkey’s Soft Power in Southeast Europe », Border Crossing, Vol.10(2), Juillet-Décembre 2020, pp. 111-128.

« “Potvrda privrženosti proširenju”: Članice EU postigle dogovor o tekstu deklaracije pred samit u Sloveniji », Vijesti, 4 octobre 2021, en ligne : https://www.vijesti.me/vijesti/politika/569349/potvrda-privrzenosti-prosirenju-clanice-eu-postigle-dogovor-o-tekstu-deklaracije-pred-samit-u-sloveniji (consulté le 6 octobre 2021).

PRELEC, Tena, « The Vicious Circle of Corrosive Capital, Authoritarian Tendencies and State Capture in the Western Balkans », Journal of Regional Security, Vol.15(2), 2020, pp. 167-198.

WANAT, Zosia & BAYER, Lili, « Olivér Várhelyi: Europe’s under-fire gatekeeper », Politico, 5 octobre 2021, en ligne : https://www.politico.eu/article/oliver-varhelyi-eu-commissioner-enlargement-western-balkans-serbia-human-rights-democracy-rule-of-law/amp/?__twitter_impression=true (consulté le 6 octobre 2021).

Léon de Perrot

Ancien étudiant en Histoire à l’Université de Lausanne, Léon de Perrot est originaire de Bosnie-Herzégovine. Il poursuit actuellement ses études à l’Université de Graz en Autriche, dans un Master interdisciplinaire en Études Sud-Est européennes.

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