Les femmes sont les grandes absentes des pages «Opinion et débat» du Temps

 

A l’occasion de la journée des femmes, le journal «Le Temps» réalise une édition spéciale, durant laquelle le journal ouvre ses portes à des rédactrices invitées parmi les personnalités de Suisse Romande. Le moment était propice pour «Le Temps» de faire sa propre introspection et de s’interroger sur la représentation qu’il donne des femmes.

«Le Temps» existe sous ce nom depuis 1998 et le journal a toujours contenu une à deux pages nommées «Opinion» ou «Débat» dédiées aux idées extérieures et rédigées par des hommes et des femmes qui ont la volonté de participer au débat public. Pour ce numéro spécial, nous nous sommes intéressés à la place laissée aux femmes et prise par les femmes pour faire entendre leurs opinions depuis 1998.

En 2016, 27% des tribunes dans «Le Temps» écrites par des femmes

En interrogeant la base de données des archives en ligne de notre site internet, nous avons pu isoler les auteurs de la rubrique «Opinion» sur 18 années. Pour cette analyse, 10’598 articles publiés entre mars 1998 et décembre 2016 en «Opinion» ont été pris en compte, avec une moyenne d’environ 600 articles par année – sauf pour 2009, où une anomalie dans l’archivage digital fait chuter à 59 le nombre total d’articles disponibles. Nous avons ensuite identifié et comptabilisé les articles dont l’auteur est une femme et ceux dont l’auteur est un homme. Les articles avec deux co-auteur-e-s ont été pondérés par 0,5. Enfin, nous n’avons pas pris en compte les articles avec trois auteur-e-s ou plus. Le nombre d’articles d’opinions de femmes a été rapporté au nombre total d’articles pour chaque année.


L’étude que nous avons menée montre que l’évolution de la proportion d’opinions de femmes est assez stable au cours des années avec une oscillation de la courbe autour des 15% d’articles écrits par des plumes féminines. La part des opinions de femmes a augmenté de manière notable en 2016, atteignant 27%.

Ces chiffres ne reflètent de loin pas la parité de la société puisqu’en 2015, selon l’Office de la Statistique, la population suisse était équitablement répartie entre hommes (49,5%) et femmes (50,5%). Cependant «Le Temps» ne fait pas figure de plus mauvais élève: toute la classe médiatique semble avoir du mal à rendre autant visibles les femmes que les hommes. En 2015, le Projet mondial de monitorage des médias (GMMP) a recensé les femmes dans 22’136 reportages publiés, diffusés ou tweetés dans 114 pays par 2030 maisons d’information distinctes. Sur les 45’402 personnes interviewées, seules 24% étaient des femmes, 19% citées en tant qu’expertes. Le chiffre était le même il y a cinq ans. Que ce soit dans les journaux, sur internet ou à la télévision, les opinions relayées par les médias sont donc majoritairement celles des hommes.

Le poids des vieux réflexes et la routine professionnelle

Quelles sont les causes du faible taux de représentation des femmes dans les médias? «En premier lieu, il y a les vieux réflexes et la routine professionnelle des journalistes qui mobilisent toujours le même réseau, explique Marie-Christine Lipani, chercheuse et sociologue des médias à l’Université de Bordeaux-Montaigne. Et ce phénomène est renforcé par la vitesse de travail qui s’accélère dans les rédactions.»

«Je passais beaucoup de temps dans les clubs de femmes entre autres, à des soirées, à lire énormément pour recueillir toutes les nouvelles idées pertinentes»

La journaliste Joëlle Kuntz a dirigé les pages «Opinion» du Temps entre 1998 et 2011. Elle détaille le processus de sélection des articles: «On ne choisissait pas des hommes ou des femmes mais surtout des idées parmi la production intellectuelle du moment. Mais on se sentait aussi très concerné par la question de l’équilibre des genres sans réussir à la résoudre car il n’y avait pas autant de femmes que d’hommes visibles dans la politique et à l’université.»

Briefing pour le numéro du Temps des Femmes, dimanche 5 mars 2017 / Lea Kloos

L’ancienne journaliste du Temps publiait à la fois des articles envoyés spontanément au journal et d’autres qu’elle suscitait. «Je passais beaucoup de temps dans les clubs de femmes entre autres, à des soirées, à lire énormément pour recueillir toutes les nouvelles idées pertinentes, témoigne Joëlle Kuntz. Je demandais à des femmes d’écrire mais ce n’était pas toujours facile pour elles de prendre volontairement la plume, pour dire ce qu’elles pensent. Elles avaient aussi très peu de temps entre leur travail et la vie de famille».

Selon Marie-Christine Lipani, ce rôle pro-actif des journalistes est crucial pour l’égalité des sexes dans les médias: «Les mots et les images ont une importance, dit-elle. Les médias ont un rôle déterminant dans la répartition des pouvoirs pour tous les secteurs de la société. Ils sont des prescripteurs des nouvelles normes et de représentations. Tant qu’ils renvoient une image non valorisante des femmes, on continuera de donner aux petites filles et aux petits garçons une image biaisée.»

«Le Temps a été jusqu’à aujourd’hui aussi mauvais que les autres médias»

Et l’excuse de ne pas avoir trouvé d’expertes féminines à interviewer ne tient plus selon la chercheuse française car «les femmes ont pénétré tous les corps de métiers, même ceux où l’entre-soi masculin était très fort comme en politique ou dans l’armée.» Des initiatives se multiplient aussi pour aider au travail de recherche de nouvelles voix telles que la plateforme française expertes.eu ou l’annuaire suisse lancé ce lundi sur le site du Temps (voir ci-dessous).

«Le Temps a été jusqu’à aujourd’hui aussi mauvais que les autres médias, commente Stéphane Benoît-Godet, rédacteur en chef du quotidien de Suisse Romande. On a du mal à repérer les femmes crédibles. Mais la nouvelle génération de journalistes trouve cela insupportables et des bonnes pratiques commencent à se mettre en place. On doit fixer des règles et des quotas.» Toutes les personnes interrogées sont optimistes: «Les initiatives citées et l’éducation des jeunes générations auront leur effet, conclut Marie-Christine Lipani. Ce n’est qu’une question de temps.»

Photo: Catherine Rüttimann


ZOOM. Notre annuaire des expertes en Suisse

 

La Suisse ne manque pas d’expertes, mais elles ne sont pas toujours visibles dans les médias. Conscient de ses propres lacunes dans ce domaine (voir ci-dessus), «Le Temps» a créé une base de données d’expertes, ouverte et mise à jour régulièrement, et accessible à tous. De la technologie à la finance, en passant par la culture et la politique, nous avons réuni 200 femmes qui comptent en Suisse. Cheffes d’entreprises, pilotes, directrices de musée ou universitaires… : tous les domaines sont couverts.

Consultez notre base de données en ligne

 

 

2 réponses à “Les femmes sont les grandes absentes des pages «Opinion et débat» du Temps

  1. Toute cette préparation sérieuse pour un objet dont la 1ère page est pleine de portraits à dominante caca d’oie / cadavre pas frais. Un encadré explique que c’est un choix délibéré: pour éviter le cliché du rose, la chose est imprimée sans encre magenta. Mais au verso, grosse pub pleine page pour une crème cosmétique, elle avec du rose. On feuillette et zac, autre pub pleine page pour femmes, elle aussi avec du rose.
    Conclusion: “Grrr, encore une opération publi-reportage imposée par Ringier / Axel Springer, comme l’infumable supplément T”. Donc de même, droit à la poubelle papier-carton. Alors après avoir lu votre post, je l’y ai récupérée, heureusement.
    Euh, pour ce qui est de “T”, peut-on demander de ne pas le recevoir, tout en restant abonné au Temps pour le reste? Ça pourrait sauver pas mal d’arbres.

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