L’impasse des langues perdues

L'auteur est issu d'un pays ravagé depuis un siècle par une guerre linguistique qui entrainera à terme la scission. Il s'est établi en Suisse pour échapper à ce cauchemar. Mais, comme au sein d'une nuit d'insomnies, les premières escarmouches apparaissent en Suisse.

Le débat porte sur la ou les langues étrangères à enseigner dès le primaire. Avant d'ouvrir ce débat on pourrait poser la question impertinente de savoir si l'école est capable d'enseigner une langue éltrangère. Et la réponse demeure incertaine. Car après des centaines d'heures de français ou d'allemand selon les cantons, en pratique la connaissance pratique de l'autre langue nationale est médiocre, voire nulle. En revanche, même s'il n'est pas enseigné formellement, ou assez peu, ou assez tard, l'anglais triomphe. Tout jeune sait que sans anglais il ne peut pratiquement pas voyager ou converser avec de jeunes étrangers lors d'une rencontre quelconque.

En somme, les jeunes apprennent la langue dont ils ont envie ou besoin et se moquent bien des considélrations distinguées sur la cohésion nationale. La langue est d'abord un outil de socialistaion, un atout pour la vie professionnelle. Pas une manifestation de patriotisme.

Pour être honnête, il faut ajouter que l'anglais, au niveau élémentaire, est facile : pas de déclinaison, une conjugaison réduite au strict minimum. Langue de marins et de commerçants, elle est adaptée à sa fonction : communiquer à moindre frais mentaux. Le français et l'allemand sont langues de cours et d'universités, souvent estropiées dans l'usage courant. Et la survie obstinée du dialecte en Suisse alémanique explicite ce rapport à la langue, tout comme la dégradation du français académique dans les faubourgs défavorisés des villes françaises, ou en Belgique, ou au Québec, ou en Afrique.

Non, on ne peut pas décider entre politiciens du nombre de langues étrangères qu'un enfant peut ou doit apprendre. Ils apprendront ce dont ils ont envie. Rien de moins et rien de plus-

De la mystification comme outil politique

Le mardi 3 juin le Conseil national a abordé le sujet délicat du diagnostic préimplantatoire. Le sommet du débat portait sur le nombre des embryons qu’il est légal de produire pour en trouver au moins un qui soit sain, qui donne lieu à la naissance d’un enfant en bonne santé. Selon la proposition du Conseil fédéral ce nombre devait de toute façon être limité à huit. Pourquoi? Parce que l’ «éthique» exige que l’on en élimine le moins possible.

Au-delà de sept embryons éliminés, la morale est tout d’un coup violée, en dessous point. Cette thèse tirée par les cheveux suscita dans l’assemblée pas mal de scepticisme. Pour emporter le morceau, en désespoir de cause, Alain Berset, dans la position redoutable de défenseur du Conseil fédéral, affirma que ce chiffre avait été considéré comme acceptable par la majorité des instances interrogées lors de la consultation de 2013. En réalité, sur les 49 participants à la consultation, seulement 15 approuvaient la limite de huit, 29 la considéraient comme inapplicable parce que trop restrictive et 5 comme pas assez restrictive. Parmi les opposants se retrouvent les hôpitaux universitaires et les facultés de médecine, parmi les partisans des instances politiques surtout des cantons.

Présenter cette consultation comme une approbation majoritaire des praticiens est une mystification, pour rester charitable. Pour ne pas utiliser des synonymes désobligeants qui recouvrent mieux la nature de cette manœuvre, mais que l’on ne peut décemment infliger à un Conseiller fédéral dans une démocratie consensuelle. Dans mon expérience (limitée), c’est la première fois qu’une contre vérité est ainsi froidement proférée à un moment crucial des débats dans l’enceinte sacrée du parlement fédéral. J’ai perdu une illusion supplémentaire. M’en reste-t-il?

J’ai déjà stigmatisé dans un excellent ouvrage le mensonge des astrologues, des voyants, des analystes financiers, des publicitaires, des sectaires, des dictateurs. Aujourd’hui je dois reconnaître que la Confédération suisse n’est pas une exception. Elle s’inscrit dans la tradition historique des sophistes grecs, des rhéteurs romains, des casuistes jésuites, des chicaneurs de prétoire et des théoriciens du marxisme, gens de plume et de verbe, exercés à soutenir par des arguties les causes les plus pendables. Quand et où trouverons-nous un Paradis terrestre peuplé uniquement d’êtres vertueux? Rousseau doit se sentir bien seul.

Le pouvoir à la bêtise

L’actualité nous propose deux événements contradictoires.

D’une part, les partis nationalistes engrangent un succès dépassant les prévisions dans l’élection européenne. Pour une fraction de la population qui peut atteindre le tiers des électeurs, le salut est dans la régression et le nationalisme des siècles passés. C’est s’imaginer que les crises financières, les budgets déséquilibrés, le chômage, la délocalisation, la désindustrialisation, les menaces sur la sécurité, les bruits de bottes à l’Est, tout cela disparaitra par magie dès que l’Europe cessera de fonctionner: 27 pays seraient plus fort isolés qu’unis. La proposition est tellement absurde qu’il faut ne pas savoir ce qui s’est passé jadis.

D’autre part, il n’est pas possible d’ouvrir la télévision sans tomber sur un des innombrables documentaires colorisés qui célèbrent le centième anniversaire de la première guerre mondiale. Le thème récurrent de ces films est l’absurdité de ce massacre dont on ne perçoit plus aujourd’hui quelle fut la motivation. Sinon l’existence d’une Europe partagée entre grandes puissances en compétition économique. Il a suffi qu’un terroriste serbe assassine un prince autrichien pour que de proche en proche, par l’effet pervers d’alliances à l’origine purement défensives, l’Europe s’enflamme. Le but de l’UE est clairement d’éviter la répétition de tels drames. Il faut être totalement ignorant, indifférent, inculte pour ne pas le savoir. C’est la promotion de la bêtise par la démocratie devenue folle. Les nationalistes n’ont pas de programme pour résoudre les problèmes réels qui se posent aujourd’hui. Leur but est de conquérir le pouvoir coûte que coûte, même en déclenchant des crises, surtout en déclenchant des crises. Le mécanisme pervers de 1914 se remettrait en place. Et parmi les nationalistes, il y a une minorité agissante qui prêche moins l’amour de la patrie que la haine des autres. L’histoire ne se répète jamais, mais parfois elle bégaie. On y est arrivé.

Une économie de quelques milliards

Jamais je n’ai été convaincu par l’achat du Gripen, non pas pour des raisons politiques mais pour des raisons professionnelles. Un ingénieur repère instinctivement les projets dont le coût élevé sert d’argument de vente, dont le cahier des charges est flou et dont le chef de projet n’est pas convainquant parce que pas convaincu. A toute question précise Ueli Maurer avouait son ignorance, son incompétence et sa motivation vacillante. J’ai donc voté non contrairement à la consigne de mon propre parti. Et si on répète en boucle que le peuple a toujours raison, alors j’ai eu raison un peu plus tôt, sans autre mérite que de connaître mon métier.

Cela c’est maintenant le passé.

Que tirer de positif de ce refus, de cette perte de temps, de ce désaveu par le peuple, jadis rangé toujours derrière la bannière militaire, par réflexe plus que par réflexion. Précisément que l’on a commencé à réfléchir, non pas sur le principe d’une armée et d’une aviation, mais sur sa mise en oeuvre. Sommes-nous menacé par une invasion de chars français au point de maintenir des brigades blindées en besoin de couverture aérienne? Ou bien avons-nous besoin d’un solide service de renseignement pour prévenir les attentats terroristes, d’un commando capable de récupérer des Suisses otages à l’étranger, d’une parade crédible aux attaques sur nos systèmes informatiques ?

Tel est le véritable débat d’où peut et doit ressortir la nécessité de recruter des professionnels. Les armées de milices disparaissent. Elles avaient un sens quand le nombre était déterminant, des guerres napoléoniennes aux massacres de 14-18. On ne demandait au milicien que le seul courage de se faire tuer. On demandera désormais au militaire de battre l’ennemi, fut-ce au moyen de drones guidés à distance en toute sécurité. Ce sera moins glorieux mais plus efficace et moins coûteux.

Pourquoi les Suisses s’imaginent-ils qu’ils n’ont pas besoin de l’Europe ?

Le samedi 10 mai à Berne se sont tenus les Etats généraux de l’Europe organisés par le NOMES. Maintes propositions ont été avancées pour convaincre la population de dépasser son hostilité majoritaire envers une adhésion à l’UE. A vues humaines, ces tentatives se heurteront à un refus persistant et obstiné. Pourquoi? Bien évidemment, l’UE n’offre pas un aspect particulièrement engageant depuis la crise de 2008. Mais on peut conjecturer que le mobile puissant, caché, permanent du refus ne dépend pas de cette situation conjoncturelle.

En fait les Suisses n’ont pas de raison contraignante d’adhérer à l’UE. Ils y sont moins opposés que désintéressés. Mais alors pourquoi sont-ils tellement différents des autres Européens? Pour la plupart de ces derniers, l’UE est la seule garantie de ne pas retomber dans la sinistre fatalité de l’Histoire du continent. Ils gardent une expérience tragique du passé. Les Allemands et les Français se souviennent des trois guerres qui les ont opposées en moins d’un siècle, sans autre résultat qu’un massacre de deux générations de citoyens et une perte de leur position internationale dans l’industrie, la science et la culture. Les pays de l’Est se rappellent de leur oppression entre 1945 et 1988 par la Russie: leur seul espoir de ne pas retomber dans ce désastre réside dans l’UE et l’OTAN. De même l’Espagne, le Portugal et la Grèce ne se sont libérés de dictatures fascistes que par leur adhésion à l’UE. Et le niveau de vie de tous les citoyens de l’UE a été amélioré dans des proportions inimaginables.

C’est précisément cela qui manque aux Suisses, l’expérience tragique de l’Histoire. Un pays, qui a échappé aux guerres, à l’oppression des pestes brune et rouge, à la misère, aux révolutions sociales, aux dictatures, est le lieu d’un optimisme béat: rien ne peut lui arriver dans la mesure où il se referme sur lui-même, où il demeure une exception politique. Le peuple helvétique est élu du Seigneur, il occupe une Terre Promise, il ne risque rien, aussi longtemps qu’il tient à distance les autres, les barbares, les arriérés, les pervers qui l’entourent. D’où le refus de l’adhésion à l’UE, l’expulsion des criminels étrangers, l’interdiction des minarets, le contingentement des immigrants.

Cependant l’Histoire, qui n’est jamais terminée, réserve toujours des surprises. Il ne faut donc pas attendre la réitération des deux guerres mondiales auxquelles l’UE sert de remède, ni l’invasion par des armées musulmanes. Mais l’attaque sur nos systèmes informatiques, les attentats terroristes, la tentation de se confier à un leader charismatique, le bouleversement du climat, la concurrence des économies émergentes, l’impérialisme russe ou américain. Pour parer toutes les menaces réelles et non fantasmées, l’adhésion à l’UE constitue une assurance plus crédible que des initiatives xénophobes, le refus des OGM ou l’achat d’une escadrille d’avions militaires. Mais les Suisses ne pourront le comprendre qu’après une expérience tragique. C’est ainsi qu’un individu ou un peuple accède à l’état adulte. C’est le rôle et le sens de l’Histoire.

Pourquoi voter non à l’équité fiscale?

Faut-il abolir les privilèges fiscaux? Le peut-on? Ces deux questions furent amalgamées lors du débat au Conseil national, au point qu’il est aussi difficile qu’indispensable de les distinguer. Surtout parce que ce privilège est réservé à des personnes jouissant de trois qualités dont le contribuable suisse est démuni par définition: pour en bénéficier, il devrait ne pas être Suisse, ne pas travailler et avoir une fortune importante. Or le contribuable de base est classiquement citoyen du pays qu’il habite, il travaille parce qu’il doit gagner sa vie et il n’amasse pas de fortune parce que c’est impossible à cause des impôts qu’il paye, d’autant plus qu’il appartient à la classe moyenne.

Quand on a fait le tour de cet aspect de la question, la conclusion s’impose: il faut abolir ce privilège. C’est donc évidemment oui. Malheureusement la seconde question demeure: peut-on accomplir ce que l’on devrait faire? Et la réponse est tristement non. En effet, le propre de cette catégorie de privilégiés c’est qu’ils le sont au-dessus et en dépit de toutes les lois nationales, par le triple effet de leur oisiveté (souvent prétendue), de leur fortune (parfois immense) et de leurs passeports munis d’autant de visas qu’il faut pour se déplacer vers d’autres paradis fiscaux.

Les riches ne seraient pas riches s’ils avaient vraiment payé des impôts. Tous les échappatoires leurs sont ouverts. Il n’y aurait plus de classe sociale si l’équité fiscale était réellement réalisable. Il en fut toujours ainsi. Sous l’Ancien Régime en France, cette vérité de bon sens était légalisée: les nobles et le clergé ne payaient pas d’impôts du tout. Le monarque vertueux qui voulut abolir ces privilèges fut décapité pour assouvir la hargne du petit peuple. Et les nobles émigrèrent, et l’Etat fit faillite.

Or le souverain en Suisse est précisément le peuple qui n’est heureusement pas décapitable. Il pourrait dans un légitime mouvement de colère abolir le privilège des riches et oisifs étrangers. Ceux-ci partiraient aussitôt, leurs impôts ne seraient plus versés et il faudrait les prélever sur la classe moyenne, la seule à payer vraiment des impôts qui pèsent lourds sur des budgets en équilibre précaire. Et donc l’enjeu de la votation n’est pas celui que l’on prétend.

La question posée est radicale: est-il possible de réaliser une véritable équité fiscale? L’expérience a démontré que ce n’est pas réalisable. Le véritable choix est donc entre la triste réalité et l’utopie vertueuse. Jean de La Fontaine l’a dit: il ne faut pas tuer la poule aux œufs d’or. Le soutien de la gauche à l’initiative provient d’une situation de fait: elle représente ceux qui ne payent pas ou peu d’impôts et qui ne se sentent donc pas menacés. L'argent public est prélevé sur les autres. Cela s'appelle la redistribution. J’espère qu’un jour les conditions permettront l’équité. Mais ce n’est pas encore le cas. L’erreur a été commise en 1934 lorsque la loi fédérale fut élaborée. Depuis lors, nous sommes entrés dans un cercle vicieux, nous sommes devenus dépendants de cet apport, drogués, manipulés.

Pour gagner quelque subside aux budgets des collectivités publiques nous avons éreinté le principe constitutionnel d’égalité fiscale. Mais comment priver le canton de Vaud des 60 millions d’impôts que cela rapporte sans les extorquer plus tard à la masse des contribuables? Je voterai non à contrecœur avec le sentiment de commettre une mauvaise action. Dans la majorité des parlementaires de droite et du centre qui refuseront cette initiative, combien voteront dans le même état d’esprit?

L’achat des Gripen n’a aucune justification avouable

C'est la seule bonne raison: ne pas acheter des avions dont nous n'avons pas besoin. Quel est le cahier des charges de la police du ciel suisse? Bien malin qui le dirait. Essayons de deviner. Il y a trois cas de figure: l’avion de tourisme égaré qu’un radar suffit à remettre dans le droit chemin; l’avion de ligne régulière comme le Boeing éthiopien qui fut détourné voici quelques jours; enfin l’avion militaire animé de mauvaises intentions. Dans les trois cas, il n’est nul besoin d’acheter des avions supplémentaires, Grippen ou autres, pour assurer cette police.

Tout d’abord, on sait par une note de motivation du 30.11.11. que les Forces aériennes assurent une mission de sauvegarde de l’espace aérien durant les seuls jours ouvrables par suite des ressources limitées en personnel et en finance. Les radars de Swisscontrol en revanche surveilleraient tout le temps et permettent de résoudre les problèmes en dehors des heures de bureaux. Mais dès lors que le font-ils tout le temps? A quoi sert d'avoir des avions en l'air huit heures par jour ouvrable?

Dans le second cas, l'avion de ligne détourné, à quoi sert un Gripen? L'avion éthiopien récemment détourné sur Genève ne pouvait être abattu puisqu'il emportait des passagers. Et comment l'abattre sur les quelques kilomètres entre la frontière et Genève? De toute façon lorsque l'incident s'est produit, l'appel aux forces aériennes débouchait sur un répondeur. Et donc dans la situation actuelle, ce qui manque, ce ne sont pas les appareils mais les pilotes. Que ne dépense-t-on l'argent prévu pour engager ceux-ci et utiliser nos 32 FA/18?

Dans le troisième cas, celui d'un avion militaire, on apprend enfin que de toute façon, en temps de paix, abattre un objet volant non coopératif n’est pas autorisé. Là aussi le ministre en charge, Ueli Maurer, n’est pas au courant. La seule fois, où récemment des avions militaires violèrent notre espace aérien, se produisit pendant la guerre d’Irak: des avions américains, un peu pressés, traversèrent notre ciel sans demander la permission. Interrogé au parlement sur sa réaction au cas où cela se reproduirait, le ministre affirma froidement que ces avions seraient abattus. Cela procède donc de sa seule imagination et de la pose héroïque qu’il affecte dans le débat politique.

Enfin on peut se demander si un Grippen serait capable le cas échéant, les jours ouvrables, de remplir cette mission d’interception, sachant qu’un avion militaire de haute performance traverse le ciel suisse en huit minutes et que le Gripen n’est pas un avion parmi les plus rapides. Bref on ne sait pas ce que signifie la police du ciel. C’est un objectif vague, prétexte à justifier des dépenses injustifiables. Quelle est la véritable motivation de l’achat du Gripen? Ce sont les retombées pour l’industrie suisse des compensations prévues par la Suède.

En un mot, on achète un avion inutile et inutilisable pour subventionner une industrie en difficulté. On choisit le Gripen parce qu’il ne coûte pas trop cher et que ses performances n’ont au fond aucune importance puisqu’il ne servira jamais. Si l’on devait subsidier l’industrie, pourquoi plutôt ne pas le faire pour un secteur d’avenir, les énergies renouvelables, les biotechnologies, les systèmes d’information?

Une leçon de dialectique

«La Confédération a débloqué environ 150'000 francs pour payer les bourses d'étude d'officiers nord-coréens venus étudier la sécurité internationale à Genève, informe la RTS. Depuis 2011, huit fonctionnaires du régime communiste ont ainsi reçu une aide fédérale pour assister aux cours du Geneva Center for Security Policy.» Débat samedi soir sur Forum avec un collègue PS au Conseil national, avocat talentueux de son métier. Selon lui, il faut tout faire, y compris les payer, pour convertir les officiels d’une dictature à une vue plus ouverte des relations internationales. Selon moi, cela ne sert à rien car le régime communiste n’envoie à de tels cours que des éléments dont il est absolument sûr.

Ces officiers nord-coréens sont en service commandé et ont pour seul objectif de recueillir des informations utiles au régime. Certainement pas pour se convertir à la démocratie et aux Droits de l’homme. Le Département de la Défense qui prélève cet argent sur son budget fait preuve d’une naïveté incommensurable. Cependant, l’honneur d’un Etat de Droit est de faire défendre les accusés les plus abominables par un avocat. Celui-ci est tenu d’utiliser toutes les ressources de l’éloquence pour justifier l’injustifiable. Mon interlocuteur, avocat de métier, maîtrise donc l’art souverain de contourner les objections.

Je suis cependant sur un terrain solide: comment justifier que la Confédération subsidie les auxiliaires d’une dictature dangereuse pour la paix internationale? Mais je commets une faute de dialectique. Dans le débat, emporté par ma légitime indignation, je fis remarquer que les bourses attribuées aux Nord-Coréens dépassaient de loin celles octroyées par la Suisse aux étudiants suisses de nos universités. Fatale erreur d’argumentation! L’avocat PS des Nord-Coréens se précipita dans la brèche ouverte par ma maladresse.

Les bourses d’études pour les Suisses sont attribuées par le Département de l’Intérieur, celle des Nord-Coréens par le Département de la Défense. Ce sont deux budgets différents. Cela n'a donc rien à voir. J’ai réussi encore à glisser timidement que, dans les deux cas, c’est toujours notre argent, à nous les contribuables. Mais j’étais battu par un sophisme imparable. Ce que j’apprécie le plus dans ma fonction de parlementaire, c’est la formation qu’elle constitue. J’ai appris ce soir-là un principe élémentaire de dialectique: toujours répondre aux questions les plus embarrassantes en répliquant au besoin n’importe quoi. Le fond n’a pas d’importance, la forme seule emporte l’adhésion.

La logique enfantine confrontée aux impératifs douaniers

«A l'avenir, une seule catégorie "viandes et préparations de viandes" est soumise à une limite d'un kilo. En cas de dépassement, un tarif douanier unique de dix-sept francs par kilo a été fixé.» Toujours soucieuse de préserver le duopole Coop-Migros, la Confédération vient de donner un tour de vis à l’importation d’emplettes alimentaires. On revient aux vieilles méthodes d’avant l’ouverture des frontières.

Préalablement à l’imposition des contingents aux immigrants, on exige des quotas sur le steak. Voici vingt ans, à deux ma femme et moi avions droit tout juste à une côte à l’os de Charolais d’un kilo, par ailleurs introuvable dans le commerce local, spécialisé dans la carne fibreuse de la vache alpestre. Notre enfant âgé de neuf ans, qui nous accompagnait, ne jouissait pas du droit d'importer de la viande. Il n’aurait obtenu ce privilège qu’à seize ans. Jusque-là, ceinture. Je le lui expliquai un jour en lui cédant un morceau de ma côte à l'os provenant de Charolles, via Annemasse:

– Mon cher, tu remarqueras que tes parents se sacrifient pour toi, une fois de plus. Si nous écoutions le Conseil fédéral, tu ne devrais pas manger de viande avant l'âge de 16 ans. Le Charolais, comme le vin, n'est pas pour les enfants. Tes parents sont trop faibles avec toi.

– Et les enfants des Conseillers fédéraux, ils ne mangent pas de Charolais?

– Bien sûr que non. En les nourrissant de viande dure à la mastication pendant leur jeunesse, ils deviennent résistants aux épreuves. Plus tard, ils feront d'excellents Conseillers fédéraux, comme leurs papas. C’est la réserve de recrutement du Conseil fédéral.

– Ah oui, c’est malin! Mais pourquoi le Conseil fédéral ne veut pas que les autres enfants mangent du Charolais?

– Comme cela, il y aura des vocations de Conseillers fédéraux parmi ces enfants. Il y aura de plus en plus de candidats. Le Conseil fédéral apprécie tellement son métier qu'il voudrait que tout le monde s’y intéresse. C’est ce que l’on appelle la démocratie directe. Un instant de réflexion. L’enfant fronce le front, signe d'intense réflexion. Puis il poursuit avec une logique implacable:

– Si tous les enfants étaient privés de viande, ils deviendraient tous Conseillers fédéraux?

– C'est évident. Tu m'as bien compris.

– Mais si les enfants de Conseillers fédéraux mangeaient du Charolais, ils choisiraient plus tard un autre métier que celui de leur père?

– C'est clair. Tu m'as bien compris. Tu fais de grand progrès en logique formelle. Je suis fier de toi.

– Il n'y aurait plus de Conseil fédéral du tout alors?

– C'est évident.

– Alors tous les enfants pourraient manger du Charolais?

– Bien sûr. L’enfant réfléchit encore une fois, puis il me tendit son assiette:

– Papa, tu vas donner ma viande à un enfant de Conseiller fédéral!

L’impuissance de l’Europe est aussi la nôtre

A la Commission des Affaires extérieures, nous avons perçu un étonnant organigramme en couleur, qui répartit les pays européens en différents ensembles selon leur appartenance. Il y a l’UE avec 28 partenaires, le sous-ensemble de la zone euro avec 18 de ceux-ci, l’OTAN avec 28 Etats, qui sont un sous-ensemble de l’UE plus la Norvège, l’Islande, l’Albanie, la Turquie, les USA et le Canada. Il y a encore la bande à part de l’AELE avec 4 Etats, l’Espace Schengen avec 26 Etats dans et hors UE, l’Espace économique européen avec 31 Etats, toute l’UE plus la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, le Conseil de l’Europe avec 47 Etats, l’OSCE avec 57 partenaires.

La Suisse appartient à quatre de ces superstructures, hors UE faut-il le préciser. Et puis encore de petits clubs, CEI à trois, OTSC à six, GUAM à quatre. Au-dessus de ce pittoresque grenouillage, plane l’ombre gigantesque des Nations Unies, aussi universelles qu’impuissantes. C’est donc un travail frustrant que de démêler cet écheveau.

Ce diagramme d’ensembles enchevêtrés apporte en tous cas un message clair et fort: l’Europe géographique est le lieu d’une diversité de douze coalitions fondées constamment sur l’égoïsme national. Chaque Etat sélectionne les partenaires, qui promettent plus d’avantages que d’inconvénients, plus de bénéfices que d’investissements, et se tient à l’écart des autres. On est bien loin d’un enthousiasme premier pour la création d’un vaste pays-continent, porteur d’une culture qui a irrigué le monde entier, berceau de cinq langues qui ont conquis la Terre au-delà de leur frontière, origine de la science, de l’économie et de la technique planétaires.

Ce continent qui a uni la planète est incapable de s’unifier. C’est l’Europe à la petite semaine, qui réunit les gagne-petits et les pense-petits dans une commune félicité politique. Et le plus mauvais élève est bien la Suisse qui se demande ce que l’Europe pourrait bien lui apporter sans se rendre compte qu’elle pourrait apporter beaucoup, à commencer par la culture du fédéralisme et du consensus. Car la multiplicité des superstructures européennes ne signifie pas que les objectifs soient atteints. En parole oui, en fait non. Comme douze organisations visent les mêmes buts, aucune n’a de pouvoir de décision. Les assemblées de parlementaires internationaux votent des résolutions qui restent lettre morte faute de pouvoir de décision.

Mais qui a eu l’idée folle d’inventer les Etats-Nations? Un concept d’exclusion et d’enfermement qui suppose l’existence universelle de peuples homogènes sur des territoires intouchables, qui nie le multiculturalisme, qui fragmente le continent en une poussière d’Etats impuissants face à la Russie de Poutine. Nous défendons tellement notre indépendance que nous finirons par la perdre.