Une dangereuse querelle d’école

Faut-il obliger les cantons alémaniques à imposer le français comme première langue étrangère enseignée au primaire? Politiquement cela va de soi. Il semble évident qu’une telle règle garantirait la cohésion nationale. Telle est du moins le discours vertueux que l’on entend en boucle de nos jours. On pourrait prendre le problème par l’autre bout, pas celui de la nation mais celui de l’enfant, pas celui du discours politique mais celui de la réalité vécue.

On pourrait se donner comme règle de songer d’abord à l’intérêt de l’élève. On pourrait aussi se rappeler que, hormis quelques brillantes exceptions, la plupart des citoyens sont incapables d’apprendre plusieurs langues. Avec la circonstance aggravante pour les petits Alémaniques qu’ils abordent la lecture et l’écriture dans une langue, l’allemand, qui n’est pas celle qu’ils parlent à la maison et qu’ils connaissent avant d’arriver à l’école.

Demander à un petit Zurichois, qui a dû faire l’effort de maîtriser l’allemand, de se lancer ensuite dans le français avant d’avoir le droit de se former en anglais, c’est tout simplement mépriser son intérêt personnel et ultérieurement professionnel. Il peut parfaitement réussir dans l’existence en ignorant le français. Il peut même devenir parlementaire fédéral; seuls les Romands et les Tessinois ont intérêt à connaitre l'allemand. Mais il ne peut pas s’ouvrir au monde s’il ne maîtrise pas l’anglais. Certes, cette réalité n’est pas conforme au discours politiquement correct à Berne. Mais nous sommes heureusement dans un pays qui a sagement choisi le fédéralisme et, en particulier, de confier l’enseignement obligatoire aux cantons. C’est une mesure radicale pour éviter une querelle linguistique qui peut rapidement dégénérer au point de menacer l’unité nationale que l'on prétend renforcer.

Aux cantons de s’occuper de la culture de leurs citoyens au sens le plus général du terme. Dans la pratique, cela donne l’enseignement de l’allemand comme seconde langue obligatoire dans les cantons latins, de l’anglais pour la Suisse centrale et d’une seconde langue nationale dans les cantons intermédiaires comme Berne et Fribourg. Et, de toute façon, ce n’est pas à l’école que l’on apprend vraiment une langue étrangère. C’est par immersion dans le milieu linguistique approprié. Et donc cette querelle des langues est bien une querelle d’école. Elle ne va pas plus loin que cela. Mais elle peut devenir dangereuse si on la prend trop au tragique.

Le chantage au développement

L'aide au développement est l'objet permanent d'attaques qui visent à conforter notre bonne conscience aux moindres frais. Deux tentations menacent la politique suisse de coopération et d’aide au développement : celle venant de la droite veut la subordonner à la réadmission par le pays d’origine des requérants d’asile déboutés par la Suisse ; celle de la gauche veut la faire dépendre de la protection des minorités nationales. En d’autres mots, la Suisse n'est prête à soutenir des pays en voie de développement, que dans la mesure où ils fonctionnent comme des pays développés : ils constituent des Etats de droit et ne connaissent pas de conflits ethniques ou religieux. Aidons ainsi ceux qui en ont le moins besoin parce que forcément ils nous envoient moins de requérants que ceux qui ont des problèmes insolubles. Aidons les pauvres vertueux dans la grande tradition des dames patronnesses versant quelques sous aux mendiants à la porte des églises.

Si un pays est en état de guerre civile comme la Syrie, l’Irak ou la Lybie, ou bien dans un état d’anarchie comme le Congo, la Somalie ou l’Erythrée, les requérants ont de bonnes raisons de s’enfuir et nous de ne pas les refouler. Mais ces pays ne connaissent ni la démocratie, ni l’Etat de droit, ni le respect des minorités, ni même un gouvernement qui maîtrise vraiment la situation. Et puisqu'ils sont, à notre estime, mal gouvernés, nous décidons de ne pas les aider à sortir de leur marasme économique, social et politique. Les gouvernés paieront l'incurie et la corruption des gouvernants.

C’est confondre la cause et l’effet. La cause est le sous-développement, l’effet est la misère qui pousse les plus vaillants à s’enfuir et les plus déshérités à s’entretuer. Pour contenir la marée des réfugiés, la seule solution à long terme est de développer l’économie des pays d’émigration. Personne ne s’exile de gaité de cœur. Tant que l’on a la possibilité de gagner sa vie et de ne pas la risquer dans un conflit, on n’a pas de raison de courir l’aventure d’une expatriation. L’aide au développement doit rester un don gratuit par solidarité et non l’opportunité d’exercer un chantage. La droite et la gauche se rejoignent dans le même irréalisme et le même aveuglement. C’est l’effet normal d’une approche idéologique, quelle qu’en soit la motivation. La dureté des uns et la naïveté des autres visent à refermer l'opinion publique sur son autosatisfaction.

Dieu est-il Suisse?

De source bien informée, nous avons obtenu le discours qui sera prononcé par Christoph Blocher le 1er août

"Mes chers compatriotes,
En ce jour de premier août, fête nationale s’il en est, il faut tourner nos esprits vers le ciel afin de remercier le Seigneur d’être ce que nous sommes, c’est-à-dire de n’être pas comme les autres. Pourquoi ? Qu’avons-nous fait pour mériter d’être les meilleurs ? Il faut d’abord dissiper un malentendu, bien trop courant.
Selon certains, le Seigneur nous aurait choisi comme peuple élu et répandu ses bénédictions sur nous. Non, hélas, Dieu n’est pas suisse. La démonstration est élémentaire, si l’on raisonne par l’absurde. Supposons un seul instant que Dieu soit suisse. Dès lors, il hésiterait toujours à créer le monde, sachant dans sa prescience infinie que celui-ci ne sera pas parfait. Dieu attendrait donc que les conditions idéales soient réunies pour générer un univers propre en ordre. Comme celles-ci ne se produisent jamais, Dieu ne crée pas l’univers. Faute d’univers, il n’est point de Suisses et Dieu, forcément, ne peut en être.

Dans la réalité, le Seigneur n’a pas hésité, on le sait. Il a même accompli sa tâche en sept jours. Cet univers prématuré et bâclé a forcément échoué dès le début. Adam et Eve n’étaient pas de quelques instants sans surveillance qu’ils se sont précipités sur le seul arbre qui leur était interdit. A peine eurent-ils des enfants, que l’un assassina l’autre. Au bout de quelques générations, Dieu complètement dégoûté de sa propre création, noya quasiment tout le monde hormis Noé, qui à son tour inventa le vin et s’enivra.

Tous ces ressortissants du Moyen Orient, Dieu, Adam, Noé et j’en passe, n’étaient donc pas Suisses. On peut douter, même après quelques milliers de générations, qu’un couple aussi déplorable qu’Adam et Eve ait pu finir par engendrer des Suisses. Ce serait absurde, voire abject. Dès lors que les premiers Suisses ne pouvaient hériter leur nationalité par le sang, qu’ils ne pouvaient pas devenir Suisses par le droit du sol et qu’il n’y avait forcément aucun Suisse pour les naturaliser, l’existence de véritables Suisses, comme nous le sommes, pose un problème insoluble.

Il faut bien admettre que nous ne descendons pas d’Adam et d’Eve. Alors qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Certains de nos concitoyens se posent à ce sujet une question audacieuse : les Suisses seraient-ils d’origine divine? Même si Dieu n’est pas Suisse, pourquoi les Suisses ne seraient-ils pas des dieux ? J’avoue qu’il y a du pour et du contre. Nous pensons que tout ce que nous faisons est bien et qu’il n’y a pas moyen de faire mieux. En ce sens, nous sommes bien à l’image du Seigneur tel que le représente le premier chapitre de la Genèse. Dès qu’il avait créé quelque chose, il s’exclamait que c’était bon. La différence est bien évidemment que nous gardons pour nous l’excellente opinion que nous avons de nous-mêmes tandis que la Bible regorge de manifestation de vanité déplacée. Bâcler l’univers et se féliciter de ce que l’on a fait est un comportement contraire à nos traditions. On a vu où cela a mené. Même en Suisse. Si nous avions créé les Alpes, elles ne seraient pas tellement hautes. Nous aurions calculé la pente pour que les avalanches et les glissements de terrains ne puissent plus se produire. Le Gothard et le Simplon auraient été percés dès l’origine pour le passage des CFF. D’où une économie de vingt milliards sur le budget des nouvelles traversées alpines. Les vaches auraient eu d’origine deux pattes plus courtes que les autres pour pouvoir brouter les pentes dans une position horizontale. Le Seigneur est donc un étranger, auquel nous ne donnerions jamais un permis de travail au vu de ce qu’il a accompli. Sa préférence pour la Palestine est révélatrice. Oui, il faut s’en souvenir. Dieu était juif."

Un nouvel absolutisme

Madame Magdalena Martullo, fille de Christoph Blocher, s’est exprimée de façon péremptoire sur l’avenir scientifique de la Suisse. Selon elle, notre pays n’a pas un besoin vital de collaborer avec l’UE ou même le reste du monde. Nous vivrions mieux si nous nous satisfaisions de nos cimes enneigées. Au diable les chercheurs étrangers ! Intelligents et travailleurs, nous n’avons besoin de personne pour nous situer à la pointe, tout seul comme des grands. Ne sommes-nous pas un peuple élu sur une terre promise ? Le probe labeur du travailleur manuel n’est-il pas largement plus noble et rentable que les vaticinations des intellectuels ? Ah, s’il n’y avait plus d’universités, ce pays serait plus facile à conduire !

Ainsi nous passons insensiblement de la république à la monarchie, de la démocratie directe à l’autocratie d’une famille. Que sait Magdalena Martullo du monde scientifique ? Pas plus que la modeste licence en économie qu’elle a obtenue à St. Gall. Jusqu’à preuve du contraire, elle n’a jamais fait de la recherche. Mais, de droit divin ou plutôt parental, elle se prononce avec assurance sur ce dont elle ignore tout, tandis que la presse note pieusement son avis éclairé. Selon cette personne, les conséquences dommageables du 9 février pour la place scientifique sont démenties.

Mieux encore : si la Suisse perd les 450 millions de subsides annuels que lui rapportaient son insertion dans les programmes européens, ce sera l’occasion de faire le ménage dans les projets inutiles et de ne garder que ceux qui sont utiles au commerce. Le 9 février, le peuple a eu le dernier mot, contre le gouvernement, le parlement, tous les partis sauf un, la majorité des médias. L’UE a tout de suite répliqué par des mesures qui font mal. L’UDC doit nier ce mal, contester la réalité. Les déclarations de madame Martullo n’ont pas plus de poids qu’une brève de comptoir, un propos de bistrot, une réplique de poivrot.
Comme le peuple a eu le dernier mot, cela signifie qu’il a raison. Il ne doit pas justifier ses décisions, puisque tel est son bon plaisir. Et la famille régnante de conforter cette opinion publique qu’elle a forgée à coup de millions lors de la campagne.

A quand le couronnement de cette nouvelle dynastie ? A quand le parti unique et la censure de la presse ?

Retrouvez les réactions des autres blogueurs suite aux déclarations de Christoph Blocher

Au risque de la recherche

Une attaque en règle a été déclenchée contre le Human Brain Project, projet financé par l'Europe et dirigé depuis l'EPFL. Le fond de l'affaire est évidemment la jalousie entre chercheurs, qui ne sont pas exclus de l'humaine fragilité, amplifiée par les résultats de la sinistre votation du 9 février: si la Suisse rejette l'Europe, elle ne doit pas s'attendre à en faire partie, là et seulement là où cela l'intéresse au plus haut chef. Bien entendu ces raisons sordides de s'en prendre à l'EPFL ont été déguisées dans une critique de fond sur la méthode préconisée par la direction suisse du projet. L'approche EPFL sera bottom up, par simulation du composant de base du cerveau, le neurone. Les critiques sont partisans du top down, c'est-à-dire la création de modèle simulant les fonctions observées du cerveau.

Il s'agit d'une querelle d'école, classique dans ce genre de projet. Mais elle est indécidable: seuls les résultats départageront les deux camps. Car en recherche on ne peut prédire le succès. Par nature le risque est inhérent à toute recherche. La remarque la plus stupide entendue à la Commission Science Education Culture du Conseil National est la recommandation récurrente de n'engager que les recherches qui réussiront. C'est ne rien comprendre au fonctionnement du chercheur lui-même qui n'est pas un automate programmable. Le bonheur du chercheur ne se situe pas dans la possession de la vérité, mais dans sa recherche.

Une fois qu’un mot-croisé est terminé, le cruciverbiste ne se complait pas dans la contemplation du résultat. C’est dans le passe-temps lui-même qu’il a trouvé son plaisir. L’alpiniste arrivé au sommet d’une montagne n’a aucun intérêt à s’y installer: c’est dans l’ascension que se situait l’intérêt. Il en est ainsi pour le chercheur. Avec une contingence particulière, car la recherche scientifique n’a pas de terme définitif, elle n’arrive jamais au terme. Chaque sommet conquis fait découvrir une autre chaîne de montagne.

Le chercheur est semblable à un voyageur perpétuel, qui trouve son bonheur dans le fait d’errer, dans les deux sens du terme:

1/ il se déplace fébrilement sans bien savoir où il va, en connaissant au plus profond de lui-même qu’il ne trouvera jamais de repos;

2/ chaque fois qu’il découvre quelque chose, il sait qu’il se trompe, que sa découverte n’est qu’un aperçu provisoire d’une vérité impossible à capturer intégralement.

Un véritable chercheur obéit à cette définition due à Schrödinger: «je fais vraiment de la recherche quand je ne sais pas ce que je fais.» Cela veut dire, avancer à tâtons sur un territoire inconnu qui n’a jamais été exploré et dont il ne possède pas de carte: tout comme Christophe Colomb a découvert l’Amérique en essayant d’atteindre la Chine sans disposer d’un planisphère des océans qu’il traversait, sans même savoir à coup sûr que la Terre était ronde. Les idées que le chercheur conçoit et explore ne sont que des indications provisoires qu’il faudra corriger en cours de route, voire abandonner à terme.

Ainsi le pire ennemi du chercheur, c’est lui-même, sa formation initiale à l’université, ses préjugés, ses hypothèses de travail: ses croyances en un mot! Au philosophe qui dit «je pense donc je suis.», le chercheur répond: «je pense donc je me trompe. Un peu moins que mes prédécesseurs, un peu plus que mes successeurs.» Toute la difficulté consiste à découvrir en quoi précisément il se trompe. Souvent, c’est ce à quoi il tenait le plus, à l’idée qu’il a défendue avec le plus d’acharnement dans les débats avec d’autres chercheurs. Il doit remettre en cause les découvertes de ses prédécesseurs, même les plus illustres, ceux qu’il admire et respecte, ceux qui l’ont formé et qu’il estime plus grands que lui.

Selon une formule célèbre, lui, le nain, voit plus loin que ces géants de la science, car le nain est juché sur les épaules du géant. Il apporte une petite pierre à la construction d’une gigantesque Tour de Babel, qui monte toujours plus haut à force d’accumuler de petites pierres, sans jamais atteindre le ciel. Les critiques malveillantes à l'égard de la direction du Human Brain Project démontrent que leurs auteurs ne se sont jamais demandé quelle était leur véritable vocation. C'est en s'engageant sur une mer sans carte que l'on découvre des Amériques.

Grandeur et décadence du système de milice

Le canton de Vaud abandonnera, contraint et forcé par une loi fédérale, la pratique du curateur de milice, obligé de gérer les biens d’une personne protégée. Cette charge n’était jusqu’à présent ni volontaire, ni vraiment rémunérée. C’était une application du système de milice qui sous-tend toutes les institutions suisses. Mieux vaut que des citoyens bénévoles se chargent de certaines tâches d’intérêt public que de recruter des professionnels, d’augmenter le nombre de fonctionnaires et par conséquence les impôts des citoyens. C’est à ce titre un excellent système pourvu qu’il ne prétérite pas le milicien en matière de justice distributive.
Jadis lors des siècles barbares, les autorités ne parvenaient pas à prélever des impôts et les remplaçaient par des corvées : les paysans devaient par exemple entretenir les routes, les nobles assurer la sécurité par l’équivalent d’un service militaire. La curatelle obligatoire est une des survivances de ce système médiéval, qui présentait la faiblesse supplémentaire de ne pas assurer non plus un service optimal. Tout le monde n’est pas doué ou compétent pour assurer n’importe quelle tâche. Remplir sa déclaration d’impôt est déjà à la limite des capacités du citoyen moyen.
La professionnalisation de la curatelle vaudoise préfigure celle d’autres applications du système. Ainsi l’armée de milice est l’objet de la même interrogation. Est-ce un système à la fois juste et efficace ? Juste parce que les trois quart des jeunes y échappent, la moitié des garçons et toutes les filles. Efficace parce que les tâches de la sécurité nationale sont de plus en plus complexes et éloignées de la simple défense territoriale. De même le parlement fédéral de milice peine à remplir sa mission : représenter la volonté du peuple dans l’élaboration des lois et la vérification de leur application.
La plupart des emplois ne sont pas compatibles avec une centaine de jours de présence à Berne : il n’y a donc guère de travailleurs de base dans les travées de l’hémicycle mais beaucoup de juristes, de médecins, de paysans, d’entrepreneurs, de permanents syndicaux. Et le travail hâtif du plenum en cinquante-deux jours par an est souvent contredit par la volonté du peuple lors d’une consultation. Simultanément l’administration, qui est professionnelle, conquiert de fait un pouvoir croissant à mesure de la complexification des tâches. Il est de beaux principes élaborés jadis qui survivent à leur pertinence et deviennent des fardeaux auxquels nul n’ose toucher jusqu’à ce qu’une crise grave oblige de les jeter par-dessus bord dans la précipitation et l’improvisation. La gestion du secret bancaire est l’exemple de ce genre de débâcle qui attend d’autres vaches sacrées.

La densification de l’habitat, une manie de l’écologisme

La dernière séance de commission du Grand Conseil vaudois, à laquelle le signataire a participé, tournait autour d’un thème d’actualité : l’aménagement du territoire, la nécessité de densifier l’habitat et la préservation des terres cultivables.
Une proposition des Verts visait à imposer aux surfaces commerciales de prévoir des parkings en sous-sol afin d’éviter le bétonnage en plein air de grandes étendues. Curieusement cette proposition ne visait pas les bâtiments d’utilité publique, écoles, universités, hôpitaux ainsi que les autres entreprises, etc. Elle repose donc sur l’illusion coutumière que la grande distribution exploite la population, prélève des bénéfices exagérés et devrait les investir pour épargner le sol agricole. Or, les centres de distribution à la couronne de grandes villes s’y sont installés précisément pour minimiser le coût du terrain et de la construction.
Si du terrain à bon marché est disponible, cela coûte moins cher de l’utiliser en parking que de construire celui-ci en sous-sol. Tout renchérissement des bâtiments doit finalement être payé par le consommateur et ne sera certainement pas prélevé sur les bénéfices de l’entreprise. Certes, il vaudrait mieux, à beaucoup de points de vue, de distribuer les biens de consommation courante dans des épiceries de quartier tenues par de sympathique artisans avec lesquels on nouerait des liens d’amitié. Mais cela coûte plus cher et le consommateur moyen a un pouvoir d’achat limité.
Les bobos qui sont les électeurs des Verts n’ont pas ce problème.

Une autre proposition des Verts visait à imposer un taux d’occupation du sol par les bâtisses qui ne soit plus un maximum, comme maintenant, mais qui devienne un minimum. Le propriétaire d’une parcelle devrait occuper la plus grande superficie possible. Cela s’appelle densifier dans le jargon architectural. Cela revient à obliger le plus souvent de construire des appartements plutôt que des villas. Car celles-ci, selon le terme consacré, entraînent le « mitage » du territoire. Comme tout le monde ne peut pas être propriétaire d’une villa, l’idéal serait que personne ne le soit. C’est un grand principe de la gauche classique : à chacun la même chose.

Vive donc les immeubles tours et les immeubles barres, les cages à lapin pour une population prolétarisée ! Foin des quartiers petits bourgeois avec villas samsuffy ! Quelle démangeaison que de vouloir son jardin avec ses fleurs, ses légumes et ses fruits ! Quelle prétention que de ne pas se suffire des parcs publics ! Quel amour pervers de la terre ! Quel gaspillage de champs cultivables ! Or la réalité des chiffres est bien différente. Le canton a une superficie totale de 3212 km2, dont 1258 de forêts et 1107 de terres cultivées. Il y a une réserve de 206 km2 de terrains à bâtir. Pour l’instant les zones de villa occupent 66 km2 et logent la moitié de la population. On pourrait donc loger tous ceux qui le désirent de la sorte, sans empiéter sur les zones cultivées. Et celles-ci pourraient être accrues en mettant en production les jachères, les pâturages. La réalité est que tout ce qui est cultivable n’est pas cultivé et qu’il y encore de la place dans le canton pour loger beaucoup de monde.

La Nature est faite pour accueillir l’homme, pas pour le parquer dans des banlieues lugubres.

Une loi suisse donne une prime aux dictatures

La loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite est en cours d’élaboration parlementaire en vue de donner une base légale aux blocages de compte de potentats que le Conseil fédéral décide de temps à autre. Ceci ne veut pas dire qu’il n’ait pas pu le faire dans le passé. Le précédent historique en est le blocage et la restitution aux Philippines de 685 millions de dollars investis en Suisse par la famille Marcos. Sur base de la Constitution, le CF peut agir de la sorte, mais il souhaitait mettre la procédure sur une base légale plus solide. Et un texte circule donc entre les deux Conseils.
Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les conditions pour réaliser un blocage ne comportaient une prescription étrange : « le blocage n’est admissible que si le gouvernement ou certains membres du gouvernement ont perdu ou sont en passe de perdre le pouvoir ». Aussi longtemps que ce n’est pas le cas, pas de blocage possible. C’est une forme de prime helvétique à l’efficacité d’une dictature. Tant qu’elle se maintient solidement au pouvoir par la force, la police, l’armée, la torture, la Suisse accepte avec reconnaissance les fonds détournés par le dictateur et son entourage. Dès que la dictature vacille, qu’elle témoigne de faiblesse, qu’elle penche vers la démocratie, la Suisse bloque les fonds. Si la dictature est stable et que le dictateur meurt de sa belle mort dans son lit, cet argent est pieusement transmis à ses héritiers. C’est une prime à l’instauration de dynasties, façon Corée du Nord. Si Bachar El Assad réussit à écraser la révolution syrienne, ses fonds sont garantis. En revanche, la défaite de Kadhafi a signé la perte de son patrimoine familial.
En somme, les dictatures ont un intérêt strictement financier à utiliser tous les moyens imaginables pour se maintenir. Telle est la leçon que leur dépêche la législation suisse. Des tentatives pour amender ce texte afin d’empêcher les régimes corrompus de dissimuler leurs capitaux détournés en Suisse ont toutes échoué à Berne. Il serait cependant plus simple, plus efficace et plus éthique de ne pas accepter de tels capitaux. C’est déjà le cas si un trafiquant de drogue se ponte dans une banque genevoise avec une valise bourrée de billets. On n’attend pas que le réseau soit démantelé pour agir. Mais un dictateur n’est pas un trafiquant. Il possède l’aura du pouvoir, même s’il l’a détourné.
Le gouvernement suisse ne va pas sanctionner un autre gouvernement, quelle qu’en soit les assises. Il lui assure l’immunité pourvu qu’il soit conséquent avec sa définition initiale : prendre et garder le pouvoir pour s’enrichir.

Trois semaines de langue de bois

Au terme d'une session parlementaire (90 heures), on a entendu plusieurs centaines d'interventions qui se ressemblent tellement qu'ils est impossible de se souvenir d'aucune d'entre elles. Elles répètent inlassablement les mêmes banalités.

Elles dessinent un portrait de cette strate de notables helvétiques, qui partagent bien des ressemblances au-delà de leur prétendues oppositions, d’un groupe social, aussi unanime dans la défense globale de ses privilèges que déchiré dans leur répartition. Cette oligarchie est d’autant plus intéressante qu’elle règne dans et sur un pays qui se veut ou se croit une démocratie intransigeante. Même dans ce  contexte, la course au pouvoir se déroule selon des règles immuables qui assurent sa confiscation inéluctable. Ailleurs il y a au moins une majorité et une opposition qui, en se contredisant, finissent malgré tout par dire quelque chose. Ici le consensus aboutit au conformisme conceptuel.

Comment parler longuement pour ne rien dire du tout? Le candidat notable doit apprendre à dissimuler ce qu’il pense et, mieux encore, s’abstenir de penser, pour ne point avoir à dissimuler. Il n’est guère gratifiant pour ce candidat, devenu professionnel, de placer ainsi sa conscience, sa raison et sa mémoire en veilleuse. Il est embarrassant de prédire un avenir auquel il ne croit qu’à moitié ou même pas du tout.  Il n’énonce jamais le véritable mobile de son attitude, parce que celui-ci est peu avouable. Il utilise donc une foule de mauvaises raisons auxquelles il ne croît qu’à moitié : statistiques tronquées, citations faussées, références inventées, raisonnements approximatifs, évocation rituelle des grands idéaux. Plus l’orateur est éloquent, moins il est transparent. Plus il hausse la voix, plus il cherche à étouffer celle de sa conscience. Comment peut-on vivre, jour après jour, dans cette schizophrénie?

Ceci n’est pas à la portée de tout le monde. Il existe un sous-ensemble de notables dont la conscience est psychorigide : leur éducation produisit des êtres foncièrement honnêtes, quelque effort qu’ils aient déployé pour s’en corriger. Les rares destinataires de cet éloge constituent donc des exceptions confirmant la règle. A la stupéfaction générale, ils gèrent ou gouvernent pour le bien commun. On leur prête donc des secrets encore plus honteux, des arrière-pensées davantage obscures, des calculs incroyablement sordides, des spéculations inimaginables. L’honnêteté absolue ne pouvant par définition subsister en politique, les plus honnêtes deviennent les plus suspects et ils sont attaqués par les authentiques tricheurs à l’égard desquels ils constituent un insupportable reproche. Il faut feindre d’être honnête, véridique et désintéressé, ni plus, ni moins. Moins c’est de la maladresse, plus c’est de l’arrogance.

Mais quel ennui de vivre trois semaines dans un déluge d'impostures distinguées!

 

La multipropriété des mandats parlementaires

Le signataire de ces lignes est l’objet d’une campagne de presse, visant à le faire promptement démissionner de ses deux mandats parlementaires. Cette thèse a été généralisée et couramment défendue dans les pages du quotidien 24Heures: un élu n’est pas le propriétaire exclusif de son siège, celui-ci appartient aussi au parti puisque celui-ci a prêté son infrastructure à l’élection. Autres considérations: l’élu n’est pas logé dans le district qui l’a élu au Grand Conseil; la différence avec le ou la vient-ensuite est faible; il a évoqué la possibilité de démissionner. Bref son siège est branlant pour de multiples et contradictoires raisons.

C’est la conception antidémocratique du parlement; l’élu est adoubé par le parti au départ, confirmé dans une élection de pure forme par une population docile aux mots d’ordre, manipulée par la propagande. Ensuite la poursuite de son mandat dépend de sa discipline partisane: suit-il toujours les mots d’ordre lors des votes? Défend-t-il servilement les thèses du parti dans les débats des médias? Renonce-t-il à son jugement et (ou) à sa conscience? En somme, un parlementaire conforme fait de la figuration intelligente. On ne lui demande que de pousser sur le bon bouton lors d’un vote électronique. Et la visée ultime est le parti unique qui évite les vains débats. Vers la fin de sa carrière, l’élu doit à la demande normalement donner une démission anticipée pour lancer son successeur avant les élections suivantes. Le parti est moralement fondé à l’exiger, même si la loi ne le prévoit pas. C’est la version civilisée du procédé polynésien de contrôle de la population par obligation de monter au cocotier pour les personnes âgées.

Comment un mandat peut-il être exercé correctement dans ce concept de copropriété? Qui possède en pratique le droit de décision: l’élu ou le parti? Quelle est la représentativité d’un parlement si seuls les partis y ont une légitimité? Quel type de parlementaire va-t-on recruter dans cette perspective minable? La démocratie représentative est un système fragile, toujours contesté, ouvertement ou secrètement. Pour ceux qui y croient, c’est un devoir strict de résister.