Gérer n’est pas gouverner

Ainsi nous voterons pour soutenir ou renoncer aux bilatérales. Mais il a fallu que cette démarche indispensable résulte de l’initiative populaire RASA, qui a collecté plus de cent mille signatures sans soutien politique. Depuis le 9 février 2014, depuis dix-huit mois le Conseil fédéral tergiverse, atermoie, barguigne : il sait et il avoue que l’UE n’acceptera pas que la Suisse contrôle son immigration par des contingents.

Dès lors, il envoie un de ses meilleurs négociateurs Jacques De Watteville à Bruxelles, dans le but non pas de réussir l’impossible, mais de confirmer brillamment que l’échec est inévitable. En mathématique cela s’appelle une démonstration par l’absurde. Au terme de celle-ci, peut-être le gouvernement oserait-il se tourner vers le peuple souverain, afin de lui demander de revenir sur sa malheureuse décision. Mais grâce à RASA, ce conditionnel est devenu un futur : nous voterons. Le Conseil fédéral ressemble à un apprenti parachutiste que son moniteur a dû pousser dans le vide.

Cela ne s’appelle pas gouverner, c’est seulement gérer la routine, avec la prudence maladive d’un gratte-papier, qui est arrivé en fin de carrière et qui refuse tout risque d’un faux pas. Certes le peuple peut s’obstiner et aller jusqu’à refuser les bilatérales, d’autant plus que l’UDC dépensera les millions de Blocher pour enfoncer davantage le pays dans l’impasse. Et donc le Conseil fédéral pourrait échouer. Mais s’il ne prend aucune initiative, il est sûr d’échouer, sauf que cela ne paraîtra pas de sa faute. La Nature aura décidé, un long fleuve charriant les soldes de l’Histoire dont la devise est démission.

Ainsi le destin de la Suisse ne seras pas décidé par un acte de gouvernement, lucide et courageux, mais par l’opposition entre deux initiatives populaires, contre ou pour l’ouverture du pays. C’est le schéma d’une guerre civile plutôt que d’une décision de l’exécutif. Ce n’est pas la première fois. Les sauvetages de Swissair et de l’UBS, l’abandon du secret bancaire, la surévaluation du franc suisse, l’incapacité de gérer l’assurance maladie et les pensions, le moratoire sur les OGM, l’interdiction du diagnostic préimplantatoire, l’effritement de l’armée, autant d’indices d’un pouvoir faible. Celui-ci est conçu en fonction d’une mythologie à base de concordance, de fédéralisme et de démocratie directe. Ne blâmons pas le Conseil fédéral en dernière analyse, puisqu’il n’a pas le pouvoir.

La confusion des genres

L’évêque de Coire est intervenu dans le paysage législatif par une citation du Lévitique qui prônait la peine capitale pour les homosexuels. Il faut utiliser le passé puisque ce texte date de 25 siècles et que l’ecclésiastique n’est apparemment pas partisan de la peine de mort de nos jours. Sa citation visait à faire prendre conscience de la gravité d’un acte homosexuel, même s’il est perpétré actuellement. Pas question donc d’accorder aujourd’hui le droit au mariage à des gens qui jadis méritaient d’être exécutés.

Le progrès de la civilisation a banni ce crime du pouvoir politique, mais il devrait demeurer une suspicion, une défiance, une répulsion d’ordre moral. Mgr. Huonder est non seulement maladroit, mais surtout ignorant. Le Lévitique est un texte législatif mais en aucune manière un livre de nature prophétique ou inspirée. La Bible comporte différent genres littéraires parce qu’à l’époque de sa rédaction par des scribes royaux la distinction entre le politique et le religieux n’existait pas. La répression de l’homosexualité, conforme aux préjugés de l’époque, n’a rien à voir avec la religion. A ce titre elle intéresse aujourd’hui le législatif mais pas la hiérarchie religieuse. Or le Parlement fédéral a œuvré pour rétablir les homosexuels dans la totalité des droits civiques et a aboli toute condamnation ou discrimination. Un évêque n’a pas à intervenir dans ce débat de société en sens contraire, par une confusion totale des genres entre la loi et la morale, la politique et la religion. L’évêque de Fribourg a remis les choses au point en déclarant que l’homosexualité n’était ni un crime, ni un péché. Seule la barbarie des temps passés a pu faire croire l’inverse.

Les homosexuels ont droit au respect de leur dignité et à la protection particulière que la loi accorde à toutes les minorités. La Nature crée les hommes et les femmes différents les uns des autres et cette diversité n’est pas une faiblesse pour une société mais une force. Le formatage d’individus sur un modèle unique est attentatoire à ce que la Nature (ou Dieu pour les croyants) a voulu. De quelle espèce est donc la foi de l’évêque de Coire ? Est-il vraiment chrétien ? Ou bien se sentirait-il mieux dans la peau d’un scribe sous la royauté de Judas voici 25 siècles ?

 

 

Quand l’Etat est en avance sur l’Eglise

“Au niveau de ma croyance personnelle, je peux me représenter des femmes à l’autel”. Telles furent les paroles prononcées par Mgr. Félix Gmür, évêque de Bâle. Il se hâta d’ajouter que telle n’était pas la doctrine de Rome. J’eus l’occasion d’en débattre lors de l’émission Forum de la RSR avec Mgr de Raemy, qui présentait cette doctrine traditionnelle avec un seul argument : il n’y avait pas de femmes parmi les douze apôtres de Jésus.

C’est prendre les évangiles pour des documents historiques ce qu'ils ne sont pas, mais des textes rédigés deux générations plus tard par des Eglises, qui commençaient à s’organiser et à justifier leurs choix. Selon les spécialistes, Jésus n’a jamais fondé une Eglise, ni a fortiori ordonné des prêtres.On ne fera pas l'injure à Mgr de Raemy de supposer qu'il ignore cela et on le plaint d'avoir dû défendre en service commandé une thèse avec laquelle il n'est peut-être pas d'accord. L’argument de l’Ecriture est donc fragile et il sera sans aucun doute abandonné tôt ou tard.

En effet, depuis un siècle les femmes ont accédé à toutes les fonctions jadis réservées aux hommes : médecin, avocat, magistrat, officier, chef d’entreprise, ministre, chef d’Etat. Elles sont électrices et éligibles parce que citoyens et citoyennes sont égaux en droit selon l’article 8 de la Constitution suisse qui prohibe toute discrimination fondée en particulier sur le sexe.

Seule en Suisse, l’Eglise catholique fait exception et refuse aux femmes le droit d’accéder au ministère du culte, tandis que les Eglises réformées ont sauté le pas et que l’Eglise anglicane (dont la cheffe est la reine !) consacre même des évêques femmes. Et cela se passe très bien : non seulement les femmes se révèlent digne de cette fonction mais souvent elles y excellent. Tout comme nos trois conseillères fédérales ne déméritent pas en comparaison de certains conseillers fédéraux que l’on se gardera de nommer, par l’exercice précisément de la charité chrétienne.

Or la plupart des cantons rémunèrent les ministres du culte pour tenir compte de l’action sociale des Eglises. Mais cet argent public est réservé aux hommes non mariés dans le cas de l’Eglise catholique. Est-ce bien conforme à la Constitution ou à l’esprit qui anime la législation du travail ? Certes l’article 15 de la même Constitution garantit la liberté de croyance. Cela ne veut cependant pas signifier que les Eglises puissent s’organiser à leur guise  en violant la loi. La prétendue Eglise de scientologie en fit l’expérience en France où ses dirigeants furent condamnés pour escroquerie en bande. Combien de temps une entreprise quelconque pourrait-elle proposer par annonce des emplois réservés à des hommes célibataires avant de se retrouver devant un tribunal ? Et si elle s’avisait de licencier un de ces employés parce qu'il se marie, cela ferait un scandale inimaginable.

Les institutions suisses intègrent en pratique une valeur essentielle du christianisme : l’égale dignité de l’homme et de la femme. Sur ce point elles sont en avance sur une Eglise, censée en théorie promouvoir cette valeur, qui la nie en pratique au seul nom de la coutume. Si la Suisse s’en était tenue à la tradition, Simonetta Sommaruga ne serait pas présidente de la Confédération, cheffe d’un Etat qu’elle représente avec intelligence, courage et dignité.

 

La solution d’un problème insoluble

Face à l’invasion de l’Europe par des réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient, il règne une certaine panique à Berne où l’on enregistre des suggestions de solution, qui sont à la fois irréalistes, malsaines et dangereuses. Leur but n’est pas de résoudre le problème, mais de gesticuler afin d’en tirer quelque bénéfice électoral.

Première suggestion : augmenter notre aide à l’Erythrée pour modifier le régime au point que l’on puisse d’ici « trois ans » renvoyer les réfugiés dans ce pays. Il faut ne rien connaître à l’Afrique pour imaginer une telle solution. La situation dans plusieurs pays est tellement chaotique qu’il faudra des décennies pour que des Etats de droit s’y installent. Par ailleurs, il n’y a pas de relation directe entre l’aide au développement et le surgissement de la démocratie.

Seconde suggestion : mettre les réfugiés au travail mais en confisquant tout ou partie de leur salaire afin de le mettre dans un fonds d’aide au développement. On se permet de douter qu’il soit possible en droit du travail de confisquer des salaires. Créer une classe de travailleurs privés de droits revient à régresser dans l’esclavage. La Suisse subirait des condamnations internationales.

Troisième suggestion : ne plus donner de l’argent liquide aux requérants d’asile mais des bons donnant droit à certaines prestations. Pourquoi : pour éviter qu’ils envoient de l’argent à leurs familles demeurées au pays. Ici on atteint le comble de l’odieux. Les pauvres ont certes l’habitude de partager avec plus pauvres qu’eux : c’est un réflexe de survie pour le groupe et c’est un exemple pour ceux qui ne sont pas pauvres. Réprimer ce mouvement de générosité est tout simplement contraire à ce qu’il y a de plus précieux dans notre civilisation : la solidarité sans limite fondée sur l’égale dignité de tous les êtres humains.

Il existe en politique des problèmes vraiment insolubles dont on peut au mieux pallier certains convénients au prix de sacrifices douloureux. La tentation est donc pressante de nier le fait qu'il n'y a pas de solution en inventant n'importe quoi pour paraître agir. La seule attitude honnête à l'égard des réfugiés est de constater et d'avouer que nous n'avons pas de solution et de pallier les conséquences d'une situation catastrophique en investissant à fonds perdus l'argent des contribuables au nom des valeurs que nous prètendons défendre.

Femme en politique, carrière à haut risque.

 

Selon une tradition bien ancrée dans le sérail politique en Suisse, toute tête qui dépasse doit être coupée. C’est à la fois une assurance tout risque pour les médiocres et le refus viscéral d’une improbable dictature. Ce scénario ne fut jamais aussi évident que lors de l’éviction en 2010 de Karin Keller Sutter au bénéfice de Johann Schneider-Amman pour le poste de conseiller fédéral. Cette candidate trop compétente et intelligente suscita le refus instinctif des médiocres de tout bord, qui ne constituaient pas une majorité, mais qui reçurent le renfort des socialistes, réticents à soutenir une candidate PLR aussi brillante. Au contraire  la grisaille de Schneider-Amman convainquit: on était au moins sûr qu’il ne risquait pas d’avoir des idées ou de prendre des initiatives,  c’est-à-dire qu’il affaiblirait son parti plutôt que de le rehausser.

Actuellement, le même psychodrame se répète à l’UDC vaudoise qui convoque un congrès impromptu afin de démettre sa présidente, Fabienne Despot, et de la retirer des listes électorales. Pour tout crime, elle a enregistré une conversation à bâtons rompus avec quelques caciques du parti, sans les prévenir. Occasion rêvée pour s’en débarrasser. Car une présidente doit être sans défaut et ne commettre aucune erreur. Si on a la bonté, voire la faiblesse, d’élire une femme, c’est à titre probatoire. Il faut qu’elle se tienne au garde-à-vous, qu’elle se confine dans la discrétion et la retenue. Or la présidente Despot a commis un autre crime, celui qui vraiment la fait condamner : elle s’est prononcée contre l’énergie nucléaire. Non seulement elle a dévié de la ligne du parti, mais elle a des opinions personnelles, elle réfléchit, il parait même qu’elle est diplômée en chimie. Le 13 août elle risque non seulement de n’être plus présidente mais aussi de devenir inéligible.

Dans d’autres partis, on pourrait bassement s’en réjouir. Si l’UDC s’affaiblit, les autres se renforcent par siphonage des voix. Mais en fait tous pâtissent car l’opinion publique, prévenue d’un mini-scandale fabriqué de toute pièce, en étendra aussitôt l’amplitude selon la formule du tous-pourris. Cela renforcera le plus grand parti de Suisse, celui des abstentionnistes.

Même scénario avec Christa Markwalder menacée de sanctions pour avoir transmis des informations qui étaient du domaine public, sans parler de ce qui s’est passé avec Ruth Metzler et Elisabeth Kopp, toutes deux liquidées sous des prétextes futiles.   Et Eveline Widmer-Schlumpf fut exclue de son parti pour avoir accepté son élection au conseil fédéral. La société suisse fut, est et reste machiste. Il ne suffit pas à une femme d’être meilleure qu’un homme pour accéder au gouvernement. Il faut encore que cela ne se voie pas trop.

 

 

 

Visite obligée de la Silicon Valley

Sous la houlette bonasse du Conseiller fédéral Schneider-Amman, une délégation suisse a visité la Silicon Valley, pour tenter de pénétrer le secret de sa réussite. Elle en est revenue en récitant une litanie de lieux communs : il ne faut pas craindre l’échec ; il faut courir des risques ; il faut accepter de créer une société avant d’avoir collecté son capital ; il ne suffit pas d’avoir une idée, il faut réussir à la vendre ; la vie privée peut et doit être sacrifiée au travail ; la recherche universitaire doit être asservie à l’industrie privée ;  les universités suisses devraient établir des liens avec celles de Californie. Chacune des missions expédiées en cette vallée de la technique est revenue avec la même pensée taillée sur mesure. Tout est possible, le ciel est la limite, pourvu qu’on ait de l’audace, cette denrée qui manque tellement à la Suisse.

On conçoit que  ces messages réducteurs aient ravis un ministre défenseur du libéralisme, de la sacro-sainte concurrence et de l’initiative privée. En revanche, il est aveugle à d’autres réalités, bien négligées dans la doxa du Conseil fédéral : la Suisse a un bassin de recrutement de quelques millions de travailleurs comparés aux 320 millions d’habitants des Etats-Unis ; ce dernier pays ouvre largement ses frontières aux chercheurs étrangers ; sans ce Brain Drain, la Silicon Valley n’existerait pas ; les Etats-Unis gouvernent le monde par la puissance de leur économie, de leur armée, de leurs alliances tandis que la Suisse se renferme dans ses frontières ; aux Etats-Unis il n’y a que des immigrants, en Suisse on trouve qu’il y en a déjà trop.

La situation n’est donc pas la même, mais la Suisse a su s’adapter à la sienne. Le bassin lémanique regorge de jeunes pousses. Notre pays est prospère, peu endetté, sans chômage significatif  au point que la seule faiblesse de la Suisse est la force de son franc. Par ailleurs les universités suisses sont excellentes et se rangent en tête des classements internationaux. Les chercheurs suisses n’ont pas attendus le Conseil fédéral pour entretenir des liens étroits avec Stanford ou Berkeley où ils sont royalement accueillis. Que veut-on de plus ? Créer de nouvelles entreprises de pointe ? Mais en mobilisant quel personnel, puisque celui-ci manque déjà et que le peuple ne veut pas davantage d'immigrants?

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’actions à entreprendre. Par exemple en prospectant mieux les talents des jeunes ; mais M. Schneider-Amman s’est farouchement opposé au redressement du système de bourses. Par exemple en recyclant le personnel âgé, dépassé par l’évolution technique ; mais ce même conseiller fédéral a bricolé une loi sur la formation continue de laquelle la Confédération se désengage totalement. Par exemple en assurant une meilleur formation en mathématiques et en physique dès le niveau secondaire ; mais la Confédération ne s’en occupe pas et laisse la Conférence des directeurs cantonaux s’enliser dans de vagues projets d’harmonisation. Par exemple en formant au minimum les médecins nécessaires au pays, soit deux fois plus que maintenant ; mais la Confédération refuse de s'en occuper

Afin de ne pas faire ce qu’il pourrait faire, M. Schneider-Amman s’attache à ce qu’il ne pourra pas faire : transformer la Suisse en une Californie mythique. Rien de tel qu’un projet chimérique pour se dispenser de sa tâche immédiate : se comporter comme le ministre de la formation et de la recherche.

 

La force de l’expérience

Ce samedi s’est déroulé un mini-débat, dix minutes, durant l’émission Forum de la RSR. Elle opposait votre serviteur en tant que doyen perpétuel du parlement à un jeune député du Grand Conseil de Neuchâtel. La question portait naturellement sur la fâcheuse tendance des ainés à demeurer accrochés à leur siège et à ne pas dégager pour faire de la place aux jeunes. La situation empire en ce sens qu’aux prochaines élections d’octobre il n’y que 37 parlementaires sur 246 qui ne se représentent pas, soit 15% de l’effectif. Si on envisage un parcours moyen de trois législatures, il faudrait que 33% des parlementaires abandonnent chaque fois.

Comme ce jeune député était bien élevé, il n’a pas formulé sa requête de façon incisive, sur le ton « ôtez-vous de là que je m’y mette » mais c’était bien le sens de sa requête. Il fit remarquer que dans la classe d’âge 18-30 ans, il n’y a en tout et pour tout que deux parlementaire et que les jeunes ne sont donc pas bien représentés au parlement. Or, la situation est la même pour les aînés : 18% de la population suisse a dépassé l’âge de 65 ans et il n’y a que 4% des parlementaires pour les représenter. La conclusion saute aux yeux : l’immense majorité des parlementaires a entre 30 et 65 ans. Les quadras sont surreprésentés. S’il fallait faire place aux jeunes, c’est dans ce contingent qu’il faudrait tailler, mais les partis ne le font pas pour une raison évidente : la présence sur les listes de gens bien connus des électeurs garantit une réélection et donc la sauvegarde du siège.

Ce serait donc la faute des partis et non des personnes. Mais il y a une autre considération bien occultée dans ce débat. Le parlement fédéral est censé fonctionner selon le système de milice, à savoir que les parlementaires ne sont pas rémunérés à 100% et qu’ils doivent maintenir leur pouvoir d’achat en travaillant par ailleurs. Au début d'une carrières il est impossible de demander cent jours ouvrables par an d'être libre d'aller à Berne. Il n’y a donc guère de travailleurs issus des entreprises, mais plutôt des indépendants, avocats, médecins, chefs d’entreprise ou encore des représentants d’associations paysannes, patronales ou syndicales. En général des personnalités dont la carrière est déjà assurée.

Les lamentations des jeunes pourraient donc être répétées par une foule de catégories sociales, à commencer par les femmes qui ne représentent pas la moitié des élus mais seulement le quart. Les femmes ne votent pas uniquement pour des femmes, les jeunes pour des jeunes et les retraités pour des retraités. En résumé, l’électeur ne vote pas pour un candidat qui est à son image, pratique le même métier, a le même âge et le même sexe. En dernière analyse, il vaut mieux élire quelqu’un qui a les mêmes idées, qui défend les mêmes intérêts et qui a une certaine capacité à les promouvoir. On peut parfaitement défendre les bourses étudiantes sans en avoir soi-même besoin, prôner le respect de toutes les religions sans en être le multiple fidèle, promouvoir la procréation médicalement assistée en ayant passé l’âge de l’utiliser, etc…

Le bien commun n’est pas l’addition des toutes les revendications particulières mais un arbitrage raisonné entre celles-ci. Jadis on considérait que c’était le privilège de nobles vieillards. La force de l’expérience primait sur la force de la jeunesse. Allons-nous vers le préjugé inverse ?

Où est passée la souveraineté nationale ?

Il y a un siècle à peine, chaque pays gérait ses petites affaires en toute sérénité. Il battait monnaie et dévaluait quand il le devait, décidait souverainement de ses impôts et de son budget, levait sa petite armée de fantassins équipés de fusils désuets, organisait son défilé de fête nationale, chantait son hymne patriotique, distribuait des décorations et laissait le reste du monde en faire de même. Chacun était maître chez soi, pour le meilleur et pour le pire.

Deux guerres mondiales et plusieurs révolutions techniques plus tard, il ne reste de la souveraineté nationale qu’un beau souvenir figé dans un déni de réalité. Quelques grandes puissances ont encore pour elles la force d’imposer aux autres leurs volontés. Mais pour un pays ordinaire, la souveraineté s’effiloche. La plus belle démonstration se déroule maintenant avec la Grèce. Pour ne pas tomber en faillite, elle doit accepter de réviser sa législation de fond en comble, au pas de charge et en contredisant la volonté d’une consultation populaire. La fiscalité, la sécurité sociale, la fonction publique seront ce que la France et l’Allemagne ont décidé : le parlement local, le plus vieux du monde doit voter selon les ordres de l’étranger. Et au trot..

C’est renversant comme découverte spectaculaire, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car en même temps l’Iran doit accepter de limiter le nombre de ses centrifugeuses d’enrichissement de l’uranium. Et Les Etats-Unis bombardent de temps à autre la Syrie et l’Irak tandis que la France maintient en place les régimes corrompus de ses séides africains.

Et même la Suisse, malgré son repli frileux sur elle-même n’échappe à cet alignement. Le secret bancaire et la fiscalité des entreprises furent levés sans que le parlement fédéral puisse s’y opposer. Les Etats-Unis imposent des amendes aux banques suisses, moins comme sanction pour leurs délits, que par une habitude ancestrale, celle de lever des tributs sur les pays sujets. La formation et la recherche dépendent d’une organisation internationale complètement informelle, celle des universités de haut niveau. La Suisse a dû se ranger à la définition du master et du bachelor par la Déclaration de Bologne qui n’eut même pas la pudeur de traduire ces termes dans d’autres langues que l’anglais. La suppression instantanée d’Erasmus et d’Horizon 2020 ont constitué des sanctions immédiates de la votation populaire du 9 février 2014. Et en rentrant dans le détail du travail législatif à Berne on découvrirait une contrainte universelle : l’obligation d’être eurocompatible.

On conçoit que les peuples rechignent et qu’ils réservent de belles victoires électorales à l’UDC, à Podemos, au Front National, au Vlaamse Belang et Syriza. Autant de partis d’opposition au système qui se révèlent incapables de le changer quand ils accèdent au pouvoir. La souveraineté nationale fut un concept utile pendant quelques siècles : il est devenu archaïque, périmé et funeste. La gestion du climat, condition de la survie de l’espèce, est une cause planétaire et le CO2 ne s’arrête pas aux frontières. L'homme est ce que la technique fait de lui et la technique est ce que l'homme en fait. Nous avons sans le savoir décidé d'abolir le concept d'Etat-Nation.

Jusqu’où un peuple a-t-il le droit de se tromper ?

Ainsi les Grecs ont voté comme des Suisses : en disant non à l’Europe, c’est-à-dire à la réalité du continent auquel ils appartiennent et avec lequel ils commercent. L’astuce du gouvernement grec a été d’opposer la vérité des coûts et la volonté d’un peuple. Exiger la rigueur d’une population, qui n’en veut pas, paraît de la sorte comme une violation des droits populaires. C’est comme si un individu couvert de dettes possédait le droit imprescriptible de déclarer au banquier qu’il annule son obligation. Et que ce dernier apparaisse comme jouant le mauvais rôle.

Jadis, des monarques frivoles prenaient des décisions insensées qui ruinaient les finances du pays en construisant des palais démesurés ou en engageant des guerres dans le seul but de se couvrir de gloire. A la longue cette dérive prenait fin parce qu’il suffisait de couper le cou du roi en exercice. Sur les douze premiers empereurs de Rome seuls deux sont morts dans leur lit. Il a suffi de pendre Saddam Hussein pour liquider sa dictature et démontrer incidemment que le peuple irakien est incapable de vivre en démocratie. C’est peut-être le plus grand avantage de l’autocratie : on efface tout et on recommence.

Mais comment effacer le peuple ? Une fois qu’il a saisi le pouvoir, il règne en souverain, impossible à détrôner. Le 9 février 2014, 50,34% des votants a imposé sa volonté à 49,66%. On ne peut évidemment ni leur couper le cou, ni leur retirer la nationalité, ni les expulser. La Suisse risque de subir un déclin économique parce que quelques milliers d’individus, par ailleurs totalement ignorants des conséquences, ont marqué d’une croix la mauvaise case. Ces électeurs peuvent se retrouver parmi les premiers à perdre leur emploi, mais ils ne comprendront pas qu’ils en portent la responsabilité directe.

Les Grecs ont donc voté comme des Suisses, mais ils n’en avaient pas réellement la possibilité. Le pays le plus riche de l’Europe peut se permettre des fantaisies qui ne sont pas à la portée d’un des plus pauvres. En disant non, la Grèce a diminué sa capacité de négocier et s’est rapprochée du défaut de paiement. Cela signifie concrètement que des fonctionnaires seront licenciés, que les pensions seront diminuées, que les soins de santé se dégraderont. Jusqu’à ce qu’un pouvoir fort, inscrit dans la tradition récente de ce pays, supprime la démocratie. C’est la façon moderne de couper le cou au souverain.

Les Grecs ont  voté comme des Suisses, mais ceux-ci leur avaient d’abord donné le mauvais exemple. Quand un peuple ambitionne d’être un modèle indépassable, il devient responsable de tout ce qui se passe dans son environnement. En prétendant se dispenser de l’Europe, la Suisse semble démontrer aux autres pays que c’est possible et profitable.

Le paradoxe grec

La crise grecque ne s’explique qu’à moitié. Tout le monde comprend qu’il existe une différence constitutive entre un Allemand, qui se réalise par son travail, et un Grec, qui s’accomplit en faisant travailler les autres. Ce qui est énigmatique, c’est que cette situation soit réputée instable. Selon la logique germanique, le pays se doit d’exporter plus qu’il n’importe et d’engranger forcément des gains plutôt que des dettes. Cependant cette posture vertueuse n’est tenable que si d’autres pays adoptent l’attitude inverse : il faut qu’ils compensent le zèle allemand en important plus qu’ils n’exportent et en accroissant de ce fait leurs dettes. Comment prêter un capital qui s’accumule de plus en plus, s’il n’y a pas d’emprunteurs perpétuels ? A quoi sert un banquier s’il n’entretient pas une danseuse ?

Dans cette affaire, Angela Merkel a le grand tort de ne pas comprendre l’évidence. Non seulement fille de pasteur mais aussi élevée sous le régime soviétique, elle cumule gravement deux appétences pour l’austérité, la religieuse et l’antireligieuse. Faute donc d’échappatoire et pleine d’un zèle missionnaire, elle voudrait imposer aux Grecs de travailler plus qu’ils n’en ont envie. Mais si elle réussissait, il faudrait alors que les Allemands travaillent moins, faute de marché extérieur pour les biens qu’ils produisent en surabondance. En fin de compte, elle importerait dans son pays le chômage si cher aux Grecs. Plus personne ne pourrait suivre sa ligne de plus grande pente, ni en la descendant pour les gens du Sud, ni en la remontant pour ceux du Nord.

L’UE n’aurait plus de sens, si elle ne réalisait pas une répartition des tâches, aux uns le travail, aux autres l’oisiveté. Car elle est fondée sur des libertés fondamentales, celles de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Cette dernière autorise quelques rares Grecs, maniaques du travail, à émigrer vers le Nord, tandis que maints retraités nordiques peuvent terminer leurs jours à bon compte au soleil du Sud. Si l’UE ne sert pas à cela, à quoi peut-elle servir ?

Cette tragi-comédie européenne ne pourrait se dérouler en Suisse : certes les Alémaniques souffrent d’une fatale tendance à travailler plus que les Romands, comme le révèlent cruellement les taux de chômage, mais les premiers se gardent bien de faire la leçon aux seconds. Voici le secret bien caché de la réussite helvétique : assumer les natures contradictoires d’individus différents. Un Genevois ne sera jamais considéré comme un Lucernois qui s’ignore. Comme nous ne contraignons pas les Zurichois à manger des huitres, des escargots ou des cuisses de grenouilles, nous demeurons libres de ne pas apprécier leur émincé de veau pourvu que nous nous abstenions d’en faire état.