Un cas de régression parlementaire

La commission Science, Education, Culture du Conseil national vient de défaire la semaine passée ce qu’elle avait construit voici deux ans. L’initiative parlementaire pour le don d’ovule, introduite par le signataire de ces lignes, avait été acceptée par la commission dans sa composition de la précédente législature, ainsi que par la commission sœur du Conseil des Etats. Chaque fois de justesse à vrai dire. Elle est maintenant classée par la nouvelle commission.

Selon une bizarrerie législative spécifique à la Suisse, le don de sperme y est autorisé et celui d’ovule interdit, dans la loi sur la procréation médicalement assistée. Quand on remonte au message qui justifie cette dissymétrie entre les gamètes masculins et féminins, on trouve cette perle juridique : si l’on acceptait le don d’ovule, un enfant aurait deux mères biologiques, celle dont il a hérité du génome et celle qui l’a porté. En d’autres mots, une mère est plus mère qu’un père n’est père. Ou étonnamment, le génome paternel n’a qu’une importance secondaire. Inutile d’ajouter que ce qui est interdit en Suisse est autorisé dans les pays voisins et qu’il suffit donc de franchir la frontière pour s’affranchir d’une loi non seulement désuète mais carrément obscurantiste. Il faut donc avoir les moyens intellectuels et financiers pour n’être pas asservi à ce diktat bernois. C'est un autre exemple d'une médecine à deux vitesse : celle pour les élites qui sont libres et celle pour le bas peuple qui est asservi à une loi archaïque.

Pendant deux ans, après l’acceptation de l’initiative parlementaire, l’administration a trainé les pieds et n’a pas proposé les modifications nécessaires de la loi existante. Cependant le vent a tourné. Le peuple a élu en octobre un parlement avec majorité de droite. En plus des infléchissements classiques sur le budget, cette droitisation entrainera une attitude générale de fermeture. L’initiative sur le don d’ovule a été classée sous le prétexte qu'une initiative parlementaire n’est pas un instrument adéquat pour modifier une loi. Bref, on a fait une querelle de procédure pour dissimuler un procès d’intention.

Selon la fraction conservatrice du parlement et du peuple, la procréation médicalement assistée est tout simplement une horreur. Seul le processus naturel est qualifié pour engendrer. Toute intervention médicale est une violation de la dignité de la mère et de l’enfant. Parlons net : c’est un péché !

Or la loi suisse autorise le don de cellules (sang, sperme, moelle osseuse) et même d’organes entiers entre vivants (rein). L’interdiction du don d’ovule relève donc de l’ignorance, du préjugé et de l’incohérence juridique. Elle s’inscrit dans une démarche générale de méfiance à l’égard de la médecine, de la technique et du progrès scientifique. Mais si c'est le peuple qui le veut, il a toujours raison et nous avons toujours tort.

A quoi servent les Ecoles Polytechniques ?

De deux choses l’une : ou bien c’est un investissement collectif de la Suisse, désireuse d’assurer la relève des chercheurs, ingénieurs, scientifiques qui en ont fait une des premières nations industrielles du monde ; ou bien c’est une école de cadres dont le diplôme assure une carrière avantageuse financièrement. Dans le premier cas, la Confédération doit veiller à cet investissement en lui consacrant les ressources nécessaires. Dans le second cas, elle peut s’en désintéresser en comptant sur l’initiative individuelle des familles fortunées souhaitant assurer le futur de leurs rejetons. Entre ces deux vocations, le Conseil fédéral hésite. Il sait que la première est indispensable à long terme. Il feint parfois de croire à la seconde en essayant de faire des économies à court terme.

C’est pourquoi à intervalles réguliers revient la tentation de couper dans les crédits de la recherche et de la formation. On agite à présent une coupe de 30 à 40 millions dans le budget de l’EPFL. Il est vrai que cette institution marche tellement bien qu’on peut s’imaginer à Berne qu'il n’est pas strictement nécessaire de la subsidier au niveau actuel et qu’en lui donnant moins de moyens elle améliorera sa productivité. Funeste illusion du Département fédéral de l’économie et de son chef le superficiel conseiller fédéral Schneider Amman. Il a fallu près d’un demi-siècle pour hisser Lausanne au niveau de Zurich, beaucoup d’efforts et même un peu de génie. Couper dans le budget, c’est surtout couper dans les salaires, dans le nombre de places de travail. Trente millions de moins, c’est cent chercheurs à remercier ou à ne pas engager. C’est une onde de choc qui se répand dans la planète scientifique : l’EPFL est arrêtée dans sa croissance; allons voir ailleurs.

Fritz Schiesser, président du Conseil des EPF, a laissé entendre que pour pallier ce déficit, on pourrait  doubler les taxes d’études. C’est apparemment une astucieuse manœuvre politique pour contraindre le Conseil fédéral à assumer la révolte prévisible des étudiants et éventuellement à le faire reculer. Mais c’est aussi une manœuvre périlleuse : le gouvernement peut tirer argument de cette nouvelle ressource pour couper encore plus allègrement dans les budgets. Petit à petit se généralisera le préjugé selon lequel c'est aux étudiants de financer leurs études comme à Harvard ou Stanford. 

Dix mille étudiants qui paient 1200 CHF de plus, cela ne fait encore que 12 millions, soit 1,3% du budget de 900 millions de l’EPFL. Ce n’est donc pas en taxant les étudiants que l’on compensera la défaillance de la Confédération. Mais on le fera croire et on s'en persuadera soi-même. Ce n’est pas non plus en proclamant que cette mesure ne pèsera pas sur les étudiants à faibles revenus, car on leur accordera des bourses supplémentaires. Celles-ci sont assurées par les cantons  avec des différences énormes de l’un à l’autre.

En d’autres, mots si on se résout à cette solution insuffisante, injuste, vexatoire, contreproductive, cela revient à transférer le fardeau de la Confédération aux cantons. Comme ceux-ci ne bougeront pas, les étudiants paieront davantage et les familles modestes hésiteront un peu plus à soutenir un rejeton dans une EPF. En pratique cela cela signifie  débourser 20 000 CHF par an, 100 000CHF pour un cycle d'étude complet. On perdra donc quelques talents démunis de finances, tout en continuant à proclamer que la seule ressource de la Suisse est sa matière grise.

Il y a encore eu pire. Pour éviter de doubler les taxes des étudiants dont les parents résident en Suisse, le PS par la voix de Roger Nordmann a proposé de tripler les taxes des étudiants étrangers sous le prétexte que leurs parents ne paient pas d’impôts à la Confédération. Ce genre de mesures est attendu de l'UDC, mais il est étonnant de le voir suggéré par la gauche prétendument humaniste et internationaliste. C'est surtout oublier que jusqu'à vingt ans ces jeunes gens étrangers n'ont strictement rien coùtè à la Suisse et que leur recrutement nous fait faire des économies considérables. On écarterait donc des talents étrangers plutôt que suisses avec le même résultat final : de futurs chercheurs et ingénieurs sélectionnés sur base de la fortune familiale plutôt que sur leur capacité propre.

De deux choses l’une : ou bien les EPF sont un service public financé par l’ensemble des contribuables ; ou bien c’est une école de cadres visant à proroger les privilèges des notables. C’est un choix décisif que le ministère de l'Economie opèrera selon sa logique propre, à court terme, sans vision d'ensemble, sans projet. Si la Confédération n'assume plus sa responsabilité, il est tentant pour le Conseil des Ecoles d'en faire payer les conséquences aux étudiants qui ne peuvent se défendre. Cela s'appelle selon un vieux proverbe : battre le chien devant le lion.

Le célibat ecclésiastique, prouesse ou piège ?

La publication du rapport sur l’institut Marini de Montet fait honneur à l’Eglise catholique qui eut le courage de reconnaître ses fautes et d’en demander pardon. Néanmoins cette méritoire initiative laisse supposer que d’autres abus ont été commis en d’autres lieux, sur une échelle plus grande que ce que l’on supposait jusqu’à présent, limitée à quelques cas isolés dans les paroisses. A moins de présumer que la Suisse soit un havre de vertu, le phénomène y fut sans doute aussi répandu qu’en Irlande (3000 cas), en Belgique (600 plaintes) ou aux Etats-Unis (17000 victimes). Il faudrait enquêter et rédiger un rapport qui vise l’exhaustivité et qui permette de régler définitivement les comptes.

En particulier, ces comptes comporteront un volet financier. Les victimes ont subi non seulement un préjudice moral et spirituel, mais aussi matériel. Brisés pour la vie, ils eurent de la peine à s’insérer dans la société et à exercer une profession. Certains ont recouru à une assistance psychologique. Les tribunaux civils ne peuvent pas toujours allouer de dommages à cause de la prescription. Ce ne peut l’être que par une démarche volontaire de la part de l’Eglise. Effectivement des rencontres ont eu lieu au parlement fédéral pour tenter de mettre sur pied une convention. Celle-ci s’oriente vers une indemnité forfaitaire, limitée à dix ou vingt mille francs. L’indemnisation du dommage réel est exclue. Aux Etats-Unis, où l’on juge le préjudice subi, le total des indemnités déjà versées s’est élevé à trois milliards.

Il reste que l’origine de ces abus mérite aussi un examen sérieux. Certes la pédophilie et les violences en général se déroulent bien souvent au sein de familles, qui en gardent le secret. Mais leur apparition dans des institutions caritatives chrétiennes, fondées pour pallier la défaillance des familles, est plus que paradoxale. Dans quelle mesure le célibat ecclésiastique a-t-il pu être un facteur aggravant ? La sexualité est une pulsion puissante, indispensable à la perpétuation de l’espèce, dont on ne se prive pas sans courir des risques. Un homme, même s’il renonce volontairement à son exercice habituel, court-il de ce fait des risques de déviance ? Les interlocuteurs ecclésiastiques le nient catégoriquement. Mais ne vaudrait-il pas la peine de rechercher une réponse objective ? La même épidémie criminelle a-t-elle frappé les pasteurs mariés ? Serait-ce indécent de poser la question ?

En élargissant encore la problématique, l’Eglise catholique en Suisse est une institution qui exige le célibat de ses ministres. Or, ils sont aussi des employés avec – on peut l’espérer du moins – un contrat de travail. Quelle entreprise suisse pourrait réserver certaines fonctions exclusivement à des hommes en leur interdisant de se marier, sans susciter un scandale et une condamnation ? Est-ce bien conforme au droit du travail, même si la tradition est immémoriale ? Une institution, pratiquant une discrimination à l’embauche, peut-elle être subsidiée par les pouvoirs publics ?

L’amère franchise de l’Eglise catholique a constitué, pour la masse de ses fidèles, à la fois un soulagement et une inquiétude. Reconnaître ses torts grandit un individu ou une institution. Mais le but est de progresser. Un peu de transparence a été acquise, il en faut davantage. Un jour, tôt ou tard, les ministres du culte catholique seront, comme les réformés, des hommes et des femmes, mariés ou non selon leur vocation personnelle. Cela palliera la carence actuelle de vocations. Il serait beau que cette démarche trouve son origine en Suisse dans un dialogue avec la société civile, dans le respect de ses lois.

La vie n’a pas de prix mais elle coûte toujours trop cher.

Le Conseil national a décidé à une voix près de ne pas reconduire le moratoire sur l’installation de nouveaux cabinets médicaux. Cela a été ressenti par certains comme un mauvais coup de la droite contre la gauche. D’aucuns ont même prédit que ce coup était monté par les assureurs afin de créer un chaos tel qu’ils puissent obtenir de contracter avec les médecins de leur choix. Entre théorie du complot et controverse politicienne de bas étage, le champ de bataille est largement ouvert et énigmatique pour les principaux intéressés, les patients présents et futurs.

Or, que disent les chiffres ? Les dépenses de santé par habitant de la Suisse ont augmenté de 11,4% par an entre 1996 et 2013. En 2013, elles se sont élevées à 713 francs par mois et par habitant. La prise en charge de ces dépenses mensuelles s'est répartie comme suit: 262 francs ont été financés par l'assurance-maladie obligatoire, 170 francs par les ménages et 176 francs par l'État, c’est-à-dire le contribuable en fin de compte. Les ménages suisses ont dépensé en moyenne 9,7% de leur revenu brut pour la santé: 5,5% pour les primes de l’assurance de base, 1,4% pour des primes d’assurances complémentaires et 2,8% pour d’autres prestations de santé. Le système des Etats-Unis est à la fois plus cher (17% du PIB), mais nettement moins performant avec une espérance de vie de 78 ans contre 82 en Suisse. Près de 51 millions d’Américains n’ont aucune couverture.

La conclusion qui saute aux yeux est que le système suisse ne coûte pas davantage que pour la plupart des pays développés mais qu’il est sans doute un des plus performants. Il faut donc le préserver tel qu’il est. Toute tentative pour freiner la croissance des coûts risque de le détériorer. L’idée de base pour limiter les coûts est fondée sur une hypothèse pour le moins étrange : en matière de santé, ce serait l’offre qui créerait la demande. Ce ne sont pas les patients qui vont vers les cabinets, ce sont les médecins qui les y attirent. Des gens en bonne santé feraient mine d’être malade pour le plaisir délicat de subir des radios, des coloscopies, des prises de sang, l’absorption de médicaments non démunis d’effets secondaires indésirables. Bref une sorte de relation sadomasochiste entre des patients imaginaires et des prescripteurs dénués de scrupules qui rendent délibérément malades des gens qui ne le sont pas du tout. Moins il y a de médecins, mieux cela vaudrait, puisque les médecins sont non seulement inutiles mais qu’ils sont à l’origine d’affections chimériques. C’est cette caricature de la médecine réelle qui hante les esprits dérangés de maints politiciens, prétendument spécialistes de la santé.

C’est le principe élémentaire appliqué par la Poste ou les CFF: afin que tous les guichets soient occupés et les employés pleinement utilisés, les usagers doivent prendre un numéro et s’insérer dans une file d’attente. C’est au client d’attendre et pas au vendeur. Dans le but d’économiser en rationnant par une file d’attente deux mesures ont été utilisées : le numerus clausus à l’admission aux études et le moratoire pour l’installation de nouveaux cabinets. La première mesure a entraîné une pénurie de médecins suisses, plus que compensée par l’arrivée automatique de médecins issus de l’UE. La seconde mesure fait l’objet d’un combat de tranchées au parlement.

La véritable question porte sur le nombre optimal de cabinets médicaux. On sait que les régions périphériques connaissent un manque aigu. En revanche les grandes villes sont en apparence bien fournies. Mais souvent on plante un arbre pour cacher la forêt, en prétextant qu’il y a trop peu de généralistes et trop de spécialistes. En pratique, il faut déjà attendre très longtemps pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste, mais cette réalité n’est pas bonne à dire.

La santé a un coût, comme la formation ou les transports. Ce coût a tendance à augmenter parce que la médecine fait des progrès et que, de ce fait, l’espérance de vie augmente ainsi que le nombre de personnes âgées. On doit accepter l’augmentation du coût ou bien subir un rationnement. La Suisse a organisé une sorte de service public où les décideurs sont des privés. Il y a probablement des abus et du gaspillage, mais la comparaison avec les pays de même développement ne démontre pas que la Suisse constituerait une exception. Il serait insupportable que les moins fortunés ne soient pas soignés ou moins bien ou plus tard ou même trop tard. Toute mesure de rationnement par raréfaction des services disponibles pèsera d’abord sur eux.

Maudits les pauvres, car on leur prendra le peu qu’ils ont

On vient d’apprendre que le Danemark, pays hautement civilisé, confisque les biens des réfugiés pour financer leur entretien.

Il faut essayer de réaliser ce que cela signifie. Des familles arrivent à bout de forces et de ressources vers ce qu’elles espèrent être un refuge. Elles ont perdu tous leurs biens par suite de la guerre en Irak ou en Syrie. Elles ont fui en emportant le peu qui leur restait, de l’argent et des bijoux. Elles ont été spoliées par les passeurs. Elles ont traversé la Méditerranée en risquant leur vie. Elles ont traversé à pied les Balkans sous la pluie et la neige, franchi des barbelés hongrois ou slovènes puis payé le train jusqu’à la frontière danoise depuis Vienne. Ils leur reste à subir l’ultime rapine, celle du peu qui leur reste, y compris les souvenirs de famille. C’est le vol légal par un Etat de droit. L’histoire ne dit pas si on leur laisse au moins les alliances ou les bagues de fiançailles. Elle ne dit pas davantage si on les fouille pour découvrir si elles ne cachent pas des valeurs dans les slips.

Toutes les instances internationales ont stigmatisé ce banditisme d’Etat. La réputation humanitaire des pays scandinaves en a pris un bon coup. Et puis, par hasard, on apprend que c’est aussi la pratique en Suisse depuis plusieurs années. Personne ne s’en était offusqué parce que personne n’était au courant. Peut-être que même le Conseil fédéral ne l’était pas. Peut-être fut-ce une initiative de l’administration. En tous cas cette pratique coupable n’a pas fait l’objet d’une décision parlementaire récente, même au sein de la Commission des Affaires Extérieures. C’est le mal à l’état chimiquement pur, sans même que l’on en ait conscience.

Il y a d’autres cas de froideur helvétique. En Irak, il existe un camp de concentration ironiquement appelé Liberty. L’Etat irakien y enferme les opposants au régime iranien. Ils y sont assiégés, affamés, parfois bombardés. Depuis le début du mandat en 2013 du président Rohani, le régime iranien a fait exécuter plus de 2000 personnes. Au Camp Liberty, 76 personnes ont été tuées hors de toute légalité. Il y a deux ou trois ans, des parlementaires avaient sollicité le Conseil fédéral pour que la Suisse accepte des blessés ou des grands malades. Cette opération a été annulée, sous prétexte que ces pauvres gens étaient des terroristes potentiels, selon l’appréciation de l’administration iranienne.

Tout cela se paiera un jour. L’Histoire est coutumière de retournements ironiques et d’effets de surprise. Chacun peut devenir un réfugié, même les Suisses. Celui qui signe ce blog l’a été deux fois. Il a été recueilli, une fois en Afrique par la France, une fois en Europe par une famille belge. A l’époque, ceux qui accueillaient n’ont pas confisqué les bijoux de famille ou le contenu des portefeuilles. Autres temps, autres mœurs.

Une arme n’est pas un symbole

A Montreux la semaine passée, un jeune homme de 26 ans, par ailleurs Suisse, a assassiné son amie, d’abord d’un coup de couteau, puis en utilisant son fusil d’assaut avec lequel il s’est ensuite suicidé. Double crime passionnel parmi d’autres, comme il y en aura malheureusement toujours.

Cette tragédie pose une fois de plus la question du maintien à domicile de l’arme de service, question maintes fois débattue au parlement fédéral. Jadis obligatoire pour les soldats de milice, cette obligation est devenue facultative, l’arme pouvant être déposée dans un arsenal moyennant paiement, puis gratuitement. Cette question oppose rituellement la gauche à la droite. Dans ce débat, cette dernière concède que l’arme à domicile ne relève pas d’une nécessité stratégique, mais qu’elle signifie symboliquement la confiance que l’Etat témoigne aux citoyens.

Ce débat s’inscrit dans un débat plus large, celui sur la détention d’armes à feu militaires ou non par des particuliers, qui déborde nos frontières et qui s’est déroulé récemment aux Etats-Unis. Les chiffres valent la peine d’être médités. En un an, en 2013, il y a eu 33636 mots par arme à feu dans ce dernier pays, soit 92 morts par jour. De son côté la Suisse détient le record européen de suicides par arme à feu, avec une moyenne de 341 par an, représentant un peu plus du quart des suicides, et un tiers pour les hommes : dans 40% l’arme est d’origine militaire. L’arme à feu est efficace car, dans 90% des cas, l’acte est réussi si l’on ose dire.

En revenant au double décès de Montreux, ce qui est vraiment révélateur est la réaction des autorités. Le syndic de Montreux, par ailleurs homme pondéré, fait remarquer que l’agression initiale fut faite au couteau et que l’arme de service n’a servi qu’à achever la victime. Dès lors, il pose la question ironique de savoir s’il faut interdire les couteaux de cuisine. De son côté, le président de la Société Suisse des Officiers défend la situation actuelle en arguant que 5% des recrues sont refusées à l’incorporation pour raisons psychologiques, ce qui signifie par soustraction que 95% des hommes constituent des détenteurs fiables d’arme à feu chez eux. Fort heureusement lors du recrutement de professionnels de la sécurité dans la police, la gendarmerie ou les gardes-frontières, on exerce un contrôle beaucoup plus strict que ne vérifient pas et de loin 95% des candidats. 

Les considérations distinguées des autorités ne ressusciteront pas les victimes. Un crime, un suicide sont des gestes impulsifs qui se concrétisent parce qu’un moyen simple et efficace est disponible. Il y a en Suisse une arme à feu pour deux habitants. C’est le même réflexe que celui des Etats Unis. Les deux Etats ont été constitués en vue de garder le pouvoir au peuple : la possession d’armes à feu symbolise cette relation. Mais il est des symboles tout aussi parlant et moins dangereux : un mat et un drapeau. Car on ne peut pas imaginer qu’une dictature ou une conquête menace réellement la Suisse au point que le peuple doive garder les moyens d’une insurrection.

La sécurité du pays constitue un problème très sérieux. Le problème n'est pas de savoir s'il faut une armée : cela va de soi. Mais de réfléchir à la relation qui peut exister entre une armée de milice et la détention par des particuliers d'armes à feu.

Nous risquons, tôt ou tard, un attentat terroriste. Est-ce que les trois millions d’armes détenues par des particuliers constituent une protection ou au contraire une menace car certaines de ces armes disparaissent et sont probablement vendues ? Le jour où un martyr djihadiste tuerait avec une arme de service détournée des dizaines de personne dans un concert ou dans un restaurant, on se poserait enfin la véritable question : ces armes payées avec les contributions des citoyens sont-elles un facteur de sécurité ou d’insécurité ?

L’Etat de non droit

L’UDC compte en son sein toutes sortes de gens, qui se regroupent légitimement pour la défense des valeurs de droite, mais qui réussissent aux élections en prônant tout autre chose, la xénophobie, l’intolérance et le chauvinisme. Comme les partis bien éduqués refusent de prendre en compte ces tendances lourdes de l’électorat populaire, l’UDC a le champ libre. Evidemment, cela lui pose certains problèmes de fonds, par exemple avec le droit.

Hans-Ueli Vogt, professeur de droit à l’université de Zürich, a repéré un tel conflit dans l’initiative UDC pour le renvoi des étrangers criminels. Celle-ci annule une loi d’application en cours d’élaboration par le parlement et elle abroge toute marge d’appréciation pour les tribunaux, sans parler d’infraction au droit international. En un mot, le peuple souverain se comporte comme un despote de droit divin, décide parce que tel est son bon plaisir, enfreint la séparation des pouvoirs et annihile les corps constitués. Le professeur Vogt ne parvient pas à enseigner les principes du droit à Zürich et à les violer à Berne. Une heure de train ne suffit pas à changer sa mentalité et à abolir ses réflexes professionnels. Que seraient ses cours si les étudiants s’insurgeaient contre son enseignement et rédigeaient à sa place un cours selon leur fantaisie.

Tel est le paradoxe vécu par un scientifique tombé en politique. Il a été formé pour rechercher une description de la réalité telle qu’elle est, indépendamment de nos idées préconçues, de nos fantasmes et de nos obsessions. Il est considéré comme un expert dans la mesure où il réussit à s’abstraire des préjugés communs et à se prononcer au plus près de sa conscience et de ses connaissances. C’est sa fonction sociale. Sinon, il ne sert à rien. Dans une dictature stalinienne, hitlérienne ou islamiste, le savant est soit à la botte du pouvoir, servant de caution à l’Etat de non-droit, soit en prison ou pire.

Il est donc essentiel que le parlement suisse comporte en son sein quelques spécialistes du droit, de la médecine, de la technique. On les remarque tout de suite car ils ne votent pas sur certains sujets selon les consignes du parti. Dès lors leur influence au sein des instances politiciennes est réduite à néant. Par métier, ils perçoivent certains faits avant tout le monde, avant que les médias en aient parlé, avant qu’ils fassent partie du politiquement correct, avant que tous leurs collègues ressassent des évidences. Ils pourraient avoir une fonction d’éclairage en politique, mais ils ne l’ont pas.

Comme l’a dit Coluche : « Un bon discours politique ne doit émettre que des idées avec lesquelles tout le monde est déjà d'accord avant!». Dans les commissions de notre parlement, on place les spécialistes là où ils ne risquent pas de manifester leurs compétences, l’ingénieur aux relations internationales et le juriste aux télécommunications. Cela explique pourquoi les défis les plus graves (la santé, l’Europe, les transports, la transition climatique, les réfugiés) sont toujours remis au lendemain. Quand un gouvernement va dans le mur, il klaxonne jusqu’à l’impact.

Déchéance de la nation

Ainsi la France des Droits de l’homme, du Siècle des Lumières et de la prise de la Bastille met en place un mécanisme de déchéance de la nationalité française pour des citoyens nés Français. Seule cautèle : il faut qu’ils soient binationaux et qu’ils aient commis un crime justifiant la mesure. Ils ne deviennent donc pas apatrides, car la France est signataire de la convention de 1975 interdisant à un Etat de créer des apatrides.

De ce fait, la France du président Hollande calque la loi du régime de Vichy qui a déchu de la nationalité française les Juifs immigrés et naturalisés afin de pouvoir les livrer aux nazis avec une bonne conscience juridique : en sacrifiant les étrangers, Laval voulait protéger les Français de souche. Il ne commettait pas une faute, il remplissait un devoir patriotique.

Faisons l’économie des vaines protestations que la mesure actuelle a suscitées. Rappelons en passant que la Suisse possède depuis 1951 une loi sur la nationalité, prévoyant en son article 48 cette possibilité qui n’a jamais été utilisée ; la proposition actuelle de l’UDC consiste à déchoir automatiquement les binationaux djihadistes.

Regardons cette mesure pour ce qu’elle est : dérisoire, contradictoire et démagogique. Dérisoire parce que le retrait de passeport n’empêche pas un terroriste convaincu de passer dans la clandestinité. Contradictoire car elle enfermera les musulmans modérés dans une guerre de religion. Démagogique car son inefficacité pratique dévoile sa véritable motivation, qui est d’anticiper et de désamorcer le discours ravageur des partis populistes.

On ne retire pas simplement la nationalité : on en déchoit avec une connotation de chute. La nationalité est une sorte de titre de noblesse que l’on peut et doit retirer à ceux qui en sont indignes. Etre binational est déjà un indice d’écart à la norme, car un individu normal nait sur le territoire de son pays, issu de parents qui en sont les citoyens. Il y fait ses écoles, y paie ses impôts et remplit d’enthousiasme ses obligations militaires, allant si nécessaire jusqu’au sacrifice glorieux de sa vie. En cela, il n’existe pas vraiment en tant qu’individualité, il n’est qu’une cellule d’un grand corps social. La Nation existe et lui prête existence. Car les papiers définissent l'homme, l'installent dans l'existence et l'y maintiennent. Sans appartenance à un État, l'individu n'a pas de papiers, donc pas d'identité, donc pas d’existence.

Or l’invention de la Nation est relativement récente, deux ou trois siècles tout au plus. L’appartenance originelle des personnes fut la famille, le village, la tribu, le fief, l’ethnie, la ville, la confédération, le groupe linguistique. La Suisse est demeurée un bel exemple de Non-Nation avec ses quatre langues et ses vingt-six cantons. En contraste la France a volontairement gommé les particularismes, en imposant le français aux Alsaciens, Catalans, Bretons, Corses, Niçois et Flamands. Le résultat est frappant : la force de la Suisse est son fédéralisme, la faiblesse de la France est son centralisme.

A force de déchoir de la nationalité, on va finir par mettre en doute l’existence de la Nation, concept juridique à relents racistes, intolérants et xénophobes. L’unité artificielle de la Nation allemande, fondée sur la seule base linguistique, a causé bien des dégâts, y compris pour les Allemands. La destruction de l’empire austro-hongrois a projeté une dizaine de nationalités dans des guerres balkaniques. La dislocation de l’empire ottoman nous vaut les guerres du Moyen-Orient. Nous sommes tous européens par appartenance à une même culture, sans appartenir pour autant à une fumeuse Nation européenne, ni à une gaullienne Europe des Nations.

Il faudrait donc prononcer la déchéance de la Nation.

Quand l’artiste est nu

J’ai reçu le programme des activités du Théâtre de Vidy Lausanne, par ailleurs largement soutenu par les deniers publics : je n’ai plus pris d’abonnement cette année et la couverture du programme me confirme dans ma résolution de ne plus y mettre les pieds.

Cette couverture représente un jeune homme nu, en train de se badigeonner de peinture blanche au moyen d’un rouleau. Elle n’a du reste rien à voir avec un spectacle à Vidy mais avec une exposition (de quoi ?) en Ile de France. Le directeur de Vidy l’a choisie pour bien marquer l’aspect créatif de ses salles. On se garde bien d’y jouer quelques vieux classiques démodés comme Molière ou Racine. On y organise des sortes de happenings qui n’ont avec le théâtre qu’un très lointain rapport.

A titre d’exemple, le dernier spectacle auquel j’ai été soumis avait pour titre « King Lear » pour lequel je pris une réservation. J’ai quelque faiblesse pour Shakespeare même s’il n’intéresse plus les théâtreux d’aujourd’hui. Effectivement, il s’agissait d’une adaptation extrême en ouzbèque, une langue appartenant au groupe des langues turques de la famille des langues altaïques. Elle comprenait un seul acteur éructant dans ce patois. Heureusement il y avait un sous-titrage en français de lambeaux du texte anglais original. Cela a duré une heure d’un ennui profond. Seule attraction : le spectacle était agrémenté d’un effeuillage du comédien (ouzbèque) qui terminait à peu près nu. A peu près car il était impossible de le vérifier dans la pénombre qui rendait la scène peu visible. Ce qui valait mieux. Personne n’a osé quitter avant la fin par pitié pour l’artiste. En sortant, la moitié des commentaires étaient exaspérés, l’autre moitié affichait une incompréhension qui se voulait coupable : faute de formation à l’art contemporain, ils n’avaient pas compris le message profond de cette avancée culturelle, ce pont sublime jeté entre Vaud et l’Asir centrale.

Dans le même style, le musée cantonal d’art, sis provisoirement à la Riponne, organisa une exposition de salles vides qui ne fut fréquentée que par très peu de monde. Je viens aussi de recevoir le Kunstbulletin édité à Zürich qui étale sur 150 pages des installations, des monochromes, des portraits d’artistes béatement satisfaits et de très long commentaires pour expliquer aux ignares pourquoi les artistes s’abstiennent désormais de peindre ou de sculpter. Tout simplement parce qu’ils en sont incapables.

L’art contemporain, comme ses prédécesseurs, exprime le sens de l’époque. Comme celle-ci n’en a pas, c’est l’art du non-sens. Mais une fois que l’on a compris qu’il n’y a rien à comprendre, on peut s’en abstenir sans complexe.

Le remède fait pour empirer le mal

 Pour sauver la saison de Noël en sus d'activités ludiques et culturelles, des stations de montagne mettent en route des batteries de canons à neige. Cela résoudra leur problème immédiat et local, cela sauvera les emplois de la saison dans la station, cela préservera le retour sur capital investi dans les remontées mécaniques et aussi dans les hôtels et les appartements de la station. Mais c’est la solution du désespoir, celle qui précipitera le cataclysme final.

Car qui dit canon à neige, signifie consommation d’énergie et celle-ci engendre, au moins partiellement, les gaz à effet de serre qui créent précisément le réchauffement climatique et celui-ci empêche la chute de neige. Plus on fabriquera de neige artificielle, plus il faudra en fabriquer jusqu’à ce que le sol en haute montagne devienne tellement chaud qu’aucune neige n’y tiendra. Ce sera la fin définitive du ski alpin, sauf en quelques endroits suffisamment élevés. Au fond, c’est la seule retombée négative qui affecte directement la Suisse. La fonte des glaciers n’est qu’un phénomène marginal pour l’instant, ne pénalisant personne. A terme, elle met en danger l’apport régulier d’eau dans les barrages, mais c’est un problème à venir, hors de portée des décisions politiques immédiates. Les victimes immédiates du réchauffement sont les peuples de Polynésie envahis par la montée de la mer et ceux du Sahel frappés par la sécheresse. Ils constituent ces migrants dont nous ne voulons pas.

Lors du débat sur la négociation climatique de Paris, qui vient de s’achever dans un contentement de façade, Doris Leuthard admit que la Suisse n’avait réduit depuis 1990 sa production de gaz de serre que de 2%. Le reste du bilan, satisfaisant nos obligations, provenaient de certificats achetés à des pays en développement. En d’autres mots, notre pays riche a acheté aux pays pauvres le droit de polluer. Et, en matière de neige artificielle, il s’est mis en position de continuer, sans remords, sans limite et même sans s’en rendre compte.

Car, dans une interview publiée aujourd’hui par Le Temps, Jean-René Fournier, hôtelier de Veysonnaz, se réjouissait d’avoir pallié la modification climatique. Sauf qu’il n’a pas conscience que ce réchauffement est dû à l’activité humaine, il le nie. Il en rend les « écolos » responsables. Ceux-ci sont des messagers de mauvais augure parce qu’ils proclament une vérité qui est bonne à taire. Il fait partie de ces dirigeants, si nombreux, qui nient l’origine des problèmes, auxquels ils opposent des solutions dérisoires, futiles et en l’occurrence contre productives. La réalité physique est absente de leur vision du monde : il n’y a que des complots politiques ourdis par des méchants et communiqués par les journalistes.

Quand la situation sera devenue sans issue, quand le capital investi dans les Alpes aura été réduit à néant, les promoteurs exigeront des compensations. Le contribuable moyen paiera davantage d’impôt et sera privé de ski. Le contribuable fortuné, qui ne paie pas d’impôts, indemnisé par l’Etat, ira en hélicoptère au-delà de 3000 mètres pour skier. Aux riches, les mains pleines. Bienheureux ceux qui ont déjà tout, car on lui donnera le peu de ceux qui sont démunis.