Un mythe écorné

 

En Suisse, par définition les institutions jouissent d’aussi peu de pouvoir que possible. Car, le peuple est le souverain, du moins en apparence, parce qu’il vote sur une douzaine de sujets chaque année, dont il ignore souvent tout ou presque. Le résultat ressemble parfois à celui de la roulette russe. Bien entendu dans cette foire d’empoigne, le pouvoir de fait est souvent capté par l’économie, gouvernant l’opinion par les médias, les achats par la publicité, les votations par des subventions et le parlement par les lobbys. Face à ce pouvoir économique, le législatif et l’exécutif fédéral sont faibles. Ni le parlement, ni le Conseil fédéral ne disposent de moyens suffisants, non seulement pour confisquer le pouvoir, mais même pour l’exercer.

En effet le parlement ne se réunit que 52 jours par an, ce qui ménage de grands intervalles de temps pour faire des mauvais coups, les parlementaires ne disposent pas d’un secrétariat et ils sont obligés de gagner leur vie par ailleurs. Il n’y a pas grand-chose à redouter de cette assemblée sans moyens. Quand le peuple vote une initiative manifestement déraisonnable, les élus n’ont que le seul recours de traîner les pieds en manifestant suffisamment d’inertie pour éviter les catastrophes. C’est au fond leur seul pouvoir, celui qu’avait les parlements des monarchies de droit divin sous l’Ancien Régime, celui d’enregistrer avec mauvaise volonté les lois décrétées par le monarque. Le parlement fédéral n’est pas conçu comme un moteur, mais comme un frein. Dès lors, autant l’organiser à l’économie, par le système de milice.

La milice est une des piliers de la démocratie helvétique. Elle revient à demander à chaque citoyen de s’engager pour le bien public sans en attendre une rémunération adéquate, voire en n’étant pas rétribué du tout. C’est autant d’économisé sur les impôts. Dans les débuts, cela allait de soi. Cela commence à grincer.

Même si le système de milice est une vache sacrée de la politique, il n’en comporte pas moins tellement d’inconvénients pour le parlement fédéral qu’il faut oser le remettre en cause. Non seulement il soumet les parlementaires à un employeur, dont ils ne sont parfois plus que les émissaires au Parlement, mais il ne les rémunère pas dans une juste mesure pour le travail à accomplir. Prétendre que la fonction de parlementaire fédéral n’est qu’une charge à tiers ou quart temps est une illusion. En réalité elle signifie normalement une présence d’une centaine de journées ouvrables sans compter les autres obligations à l’égard du parti.

Ce système à l’économie ne procure pas une liberté suffisante, pour s’investir dans des dossiers très complexes, appartenant à des domaines très divers. Il faut simultanément devenir un expert ou du moins un connaisseur de domaines aussi variés que les transports, la santé, les retraites, l’armée, les finances, l’énergie, les télécommunications, l’environnement. S’investir sérieusement demande du temps. C’est devenu aujourd’hui une fonction à temps plein, qu’il faudrait rémunérer en tant que telle, tout en prohibant dès lors tout autre engagement professionnel ou avantage financier, tels les conseils d’administration. Il faut demander aux parlementaires ce que l’on demande à des magistrats : une indépendance rigoureuse. Rémunérés par d’autres, ils ne sont plus indépendants, car celui qui les paie est leur maître.
Souhaiter un parlement professionnel va à l’encontre d’un sentiment populaire bien ancré. Selon le mantra courant, il ne faudrait surtout pas que la représentation parlementaire coûte trop cher ou même que ce devienne un emploi convenable. Il faut que ce soit un engagement presque bénévole, qui est donc réservé soit à des personnes fortunées, soit à celles munies d’emplois flexibles. Le résultat, c’est que le parlement ne comporte pas de gens qui soient simplement des employés ou des ouvriers, tenus par leur emploi, ou de petits commerçants qui ne peuvent fermer boutique moitié de l’année. Ni des mères de jeunes enfants, donc d’aucuns pensent que leur place est à la maison. Ni des jeunes qui sont en train de démarrer une carrière.

C’est donc dans une large mesure une assemblée d’avocats, de médecins, de paysans, de syndicalistes, de cadres, de fonctionnaires cantonaux ou communaux, de retraités. Les lobbys sont souvent internes à l’assemblée : il y eut un représentant attitré d’une grande entreprise pharmaceutique, rémunéré par celle-ci. En ce sens c’est devenu tout sauf un parlement de milice représentant le peuple dans toutes ses couches : le concept était concevable voici deux siècles avec une seule session par an. Aujourd’hui c’est devenu un mythe romantique, qui dissimule une assemblée corporative. Or, le bien public ne se résume pas à la somme des intérêts particuliers.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

6 réponses à “Un mythe écorné

  1. Il y a effectivement du vrai dans votre description. Une mise à jour de çe système semble donc necessaire.

  2. si j’en juge par les expériences de nos voisins, ou même Américains, on n’a pas à envier leurs modèles tous inspirés par l’occident capitaliste qui s’est effondré en 2008 , renfloué à coups de centaines de milliards .
    La France républicaine est embourbée dans d’interminables joutes politiciennes, l’Allemagne écartelée entre les extrêmes , sans parler des Anglais qui ne savent plus où aller , des Italiens complètements largués , des Espagnols retranchés derrière leurs régionalismes, … d’une Belgique inexistante … et du taré Number One qui siège à la maison blanche !
    La Suisse a su garder une ligne politique stable , ménageant la chèvre et le choux ou le compromis règne en maitre . Oui bien sur , on peut toujours faire mieux , mais le professionnalisme des politiciens voisins ne les a pas transformés en experts , sinon de la rhétorique !
    Les Français sont bien embarrassés par leurs centrales nucléaires vieillissantes que les lobbies veulent prolonger sans débat démocratique et Mme Merkel a bien semé le chaos avec sa politique migratoire et des virages à 180° … quelle pétaudière !
    Bref, il faut juger sur les résultats et non des conjectures !

  3. Je suis d’accord avec M Giot.
    Le compromis est non seulement dans notre ADN politique il devient aussi souvent, la base de notre comportement . De plus la jeune génération sera moins influençable car beaucoup plus informée et préparée . Le renoncement avec le fait d’avouer qu’il s’est trompé de la part de M. Nantermod est non seulement tout à son honneur, mais aurait été impensable il y a plusieurs années,
    Il faut dire que la réaction de L’excellent P-Y Maillard, s’etranglant d’indignité , comme nous devant notre écran, a certainement compté . Même si on a la possibilité de savoir les lobbys qui paient les parlementaires , la relation de cause à effet bien visible ce soir là oú on parlait de coût de la santé était bien plus compréhensible .
    Continuons, avec des adaptations , avec un parlement de milice , c’est aussi un garde fou devant les comportements mégalo, juste à se rappeler que la fortune de M. Blocher , si elle a permis son élection, n’a rien pû faire pour éviter son éviction.

  4. Le passage sur les élus qui sauvent la Suisse de son peuple est d’une arrogance incroyable.

    Tout ça pour en plus venir argumenter quelques lignes plus loin que les élus n’ont pas les ressources pour étudier correctement les dossiers.

    M. Neyrinck, vous nous avez habitué à mieux !

    Quand à savoir si les lobbies auront moins d’influence

  5. L’analyse est irréfutable. Mais comment trouver les candidats dans notre pays de moutons et d’égoistes

  6. Je tiens à remercier les commentateurs. C’est effectivement un sujet de débat intéressant : la politique est-elle un vrai métier ou un simple passe-temps? Est-il possible d’améliorer le fonctionnement des institutions de ce pays?

    Contrairement à mon habitude de tout publier, j’ai éliminé à regret deux commentaires issus de la même plume. Ils étaient en effet ou se voulaient injurieux et étaient peut-être non conformes à la loi. Ces commentaires affirmaient que je devais être juif pour avoir de telles idées, ce qui dans l’esprit de ce correspondant devait correspondre à une injure. A notre époque en Suisse, il y a donc encore en circulation des idées antisémites.

    La minuscule communauté juive a produit de nombreuses personnalités éminentes : la présidente de la Confédération, Ruth Dreifuss ; l’écrivain Albert Cohen ; Elias Canetti, prix Nobel de littérature 1981 ; la philosophe Jeanne Hersch ; le critique littéraire Jean Starobinski ; le spécialiste de droit international Paul Guggenheim ; le violoniste Yehudi Menuhin ; le compositeur Ernest Bloch ; le plus célèbre, le physicien Albert Einstein. Je m’honorerais donc d’y appartenir.

    Hélas au risque de décevoir cet honorable correspondant, je suis de pure ascendance germanique, “aryen” de bon teint, sans croisement aucun avec d’autres “races”. Pire je suis catholique pratiquant. Tant qu’à faire et pour éviter d’autres soupçons qui se voudraient injurieux, je ne suis pas davantage franc-maçon tout en portant une haute estime à ce mouvement de spiritualité. Je ne suis pas davantage homosexuel tout en étant l’ami de plusieurs. Enfin j’ai un casier judiciaire désespérément vierge.

    Un blog est fait pour discuter d’idées. La personne du blogueur n’a rien à y voir. On ne combat pas une thèse en s’en prenant à celui qui la soutient. Ce faisant, on avoue que l’on est à court d’argument.

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