En Helvétie plus qu’ailleurs, la rhétorique politique vise la même obscurité que l’astrologie ou la voyance. Autant un chercheur, un journaliste ou un enseignant visent à s’exprimer, par écrit ou oralement, de façon à être le plus clair possible dans le but d’être compris, autant le parlementaire ne peut se permettre un tel luxe, individuellement ou collectivement. Il tranche une foule de questions auxquelles il n’entend rien et pour lesquelles il n’y a pas de solution, mais qu’il doit feindre de maîtriser : par métier, c’est un générateur de fumée.
La position de la Commission des institutions du Conseil national sur « l’immigration de masse » fait partie des chefs d’œuvres de l’enfumage helvétique D’une part, le peuple vote un article constitutionnel pour exiger « des plafonds pour les autorisations délivrées dans le domaine des étrangers et dans celui de l'asile ». D’autre part, les accords bilatéraux avec l’UE exigent la libre circulation des personnes, faute de quoi l’ensemble de ces accords devient caduc. Si les mots ont un sens, les deux propositions sont incompatibles. Or la perte des accords bilatéraux serait insupportable pour l’économie du pays. Il faut donc que le parlement réussisse le tour de force de rendre compatible ce qui ne l’est pas.
En gros cela se fit par le vague : rien n’est contraignant dans le compromis élaboré en commission. Rien non plus n’est clair. C’est le règne de l’insécurité du droit, qui n’est plus une exception, une lacune, une omission, mais une méthode, une recette, un secret de fabrication. Bruxelles se laissera-t-elle enfumer ? L’UDC viendra-t-elle à résipiscence ? Aucune des deux réactions n’est prévisible
Il n’est pas très gratifiant pour des politiciens de métier de mettre ainsi leur raison en veilleuse. Il n’est pas commode de construire une usine à gaz législative auquel ils ne croient qu’à moitié ou même pas du tout. La langue de bois est l’outil de cette non-communication, qui permet de dissimuler les contradictions. Le politicien énonce rarement le véritable mobile de son attitude, parce qu’il est peu avouable. Il utilise donc une foule de mauvaises raisons auxquelles il ne croît qu’à moitié. Plus l’orateur est éloquent, moins il est transparent. Plus il hausse la voix, plus il cherche à étouffer celle de sa conscience.
Faire de la politique, c’est ainsi apprendre le mentir-vrai, maîtriser l’art de farder la vérité sans énoncer des mensonges trop apparents à l’instar du concepteur de publicité. La différence se situe entre le professionnalisme du publicitaire, clair et incisif, et l’amateurisme du politique, compliqué et tortueux. A force de ne pouvoir dire ce qu’il pense, le politicien finit par ne plus savoir ce qu’il pense, s’il pense quelque chose ou même s’il est possible de penser. Les astrologues et les voyants en viennent aussi à discourir sans limite pour se convaincre eux-mêmes de leurs prédictions, auxquelles ils ne croyaient pas au départ. La commission des institutions du Conseil national s'est petit à petit persuadée que son travail relevait du génie politique.
Mais si ce coup fourré réussissait ? On ne peut l’exclure. Après tout l’UDC ne tenait pas du tout à ce que son initiative contre l’immigration de masse réussisse en 2014 : son but était d'agiter l'opinion publique pour recruter vite fait des électeurs futurs. Dans les quinze jours, l’UE a réagi en sabotant la collaboration scientifique avec la Suisse, ce qui eut mauvaise façon devant l’opinion publique suisse. L'UDC peut donc s'abstraire en prétendant qu'on lui force la main. Et Bruxelles, qui ne tient pas à rompre avec la Suisse, peut fermer les yeux.
Ainsi la Commission des institutions aura bien travaillé. Tout est vague, aléatoire, confus. Comme le chaos initial évoqué par la Genèse lorsque l’Esprit de Dieu se contentait de « planer sur les eaux ». Il y a tout de même eu ensuite une création assez réussie, qui fut gérée strictement par le hasard et la nécessité. La Nature crée n’importe quoi et ce qui est non viable est éliminé par la compétition pour la survie.
Ainsi en est-il des institutions de la Suisse. En sept siècles de tâtonnements, on a eu le temps d’écarter les mauvaises solutions. Il reste ce qui marche, c’est-à-dire une machine à la Tinguely, (tiens, tiens un Suisse !). Née du chaos, elle engendre le chaos. Il n’y a pas de gouvernement, pas de chef, pas d’équipe, pas de programme et pas de majorité. C’est pour cela que cela marche. Nos institutions sont engendrées par le processus biologique de l’évolution et elles ont la même résilience que la vie elle-même. Elles méritrent le respect. Lorsque cela marche.