Lorsque Auguste Picard monta le premier dans la stratosphère, Hergé s’en inspira pour créer le personne de Tournesol. Sous nos yeux dubitatifs, son fils Jacques Piccard devint à son tour l’homme le plus profond de la planète en descendant dans les abysses océaniques. Le petit-fils Bertrand fait le tour du monde sans consommer de carburant. On ne connait guère de famille pionnière qui ait poursuivi avec une telle constance sur trois générations le rêve pour le rêve, pas pour la gloire, pas pour le gain, pas pour le pouvoir. Même Jules Verne n’y a pas songé.
Les experts chagrins, qui constituent toujours une majorité, ont émis toutes sortes de réserves sur l’application économique de cet exploit, qui ne poursuivait absolument pas ce but. Puisque eux-mêmes n’en avait pas eu l’idée, il fallait que celle-ci soit erronée. Comment expliquer à ces esprits obtus que la gratuité d’une action porte en soi sa raison d’être ? Il n’y avait pas davantage d’intérêt à aller sur la Lune, à faire voler la première montgolfière, à aller aux deux pôles ou à grimper au sommet de l’Himalaya. La démonstration de Solar Impulse prouve que l’énergie solaire, la seule renouvelable, suffit à tous les besoins, y compris à l’approvisionnement d’un avion capable de faire le tour de la Terre. A fortiori, la Suisse pourrait cesser d’utiliser de combustibles fossiles ou nucléaires pour ses installations fixes, si le Conseil fédéral soutenu par le parlement et par le peuple en décidait ainsi. Mais ce ne fut pas le cas et cela risque de ne pas l’être avant longtemps. La Suisse vit dans l’insouciance, la manipulation et l’ignorance en ce qui concerne son alimentation en énergie.
Au début des années 2000, le recours aux énergies renouvelables était ridiculisé dans les débats parlementaires : on pourrait au mieux produire 2 ou 3% de l’énergie électrique nécessaire à la Suisse. En réalité, les énergies vertes ont couvert près d'un tiers de la consommation électrique allemande, à hauteur de 32,5% en 2015 contre 27,3% en 2014. Il est vrai que l’investissement initial a été en partie subsidié, mais il en fut de même pour le nucléaire. Le discours officiel de la Suisse blâme aussi l’Allemagne parce qu’elle compenserait la production du nucléaire arrêté par un recours accru aux centrales à charbon. En réalité de 1990 à 2014, la part de ces centrales a baissé de 25,6% à 17,8% dans le total de la production électrique. Le renouvelable a vraiment remplacé les combustibles fossiles et le nucléaire.
La performance de Solar Impulse a donc une portée symbolique : faire prendre conscience au peuple suisse qu’il est en son pouvoir de se priver des énergies non renouvelables, qui par tautologie cesseront un jour d’être disponibles. Insister sur la nécessité d’entreprendre des recherches dans ce domaine au lieu de restreindre les crédits comme le parlement vient de le faire. Soutenir les entreprises débutantes dans ce domaine au lieu de laisser péricliter notre production de cellules photovoltaïques. Pour cela il faudrait que le parlement et l’opinion publique cessent d’être manipulés par des lobbies. Le poids des sommes dépensées pour décrier les énergies renouvelables a créé un déni de réalité. Rappelons que la Confédération n’a subventionné Solar Impulse qu’à hauteur de 5 millions sur les 170 qui furent nécessaires. Se glorifier maintenant de son succès en le présentant comme une mutation de l’image de la Suisse est indécent.
Passer au renouvelable signifie créer un nouveau secteur économique avec des emplois à la clé. L’EPFL a servi de berceau au projet Solar Impulse à une époque où personne d’officiel n’y croyait. Ce fut une aventure technique qui mesure l’excellence de l’école. En effet, pour atteindre le seuil de faisabilité, il fallut maîtriser une foule de paramètres relevant de techniques diverses. Il ne suffit pas d’être bon, il faut être le meilleur pour réussir un projet à la marge du possible. C’est ce potentiel de haute technologie qu’il faut maintenant exploiter. C’est un autre destin pour la Suisse que le fromage, le chocolat et la banque. Piccard et Borschberg ne se satisfont pas d’être des pionniers d’une aventure extraordinaire : ils font une proposition concrète que la politique doit saisir.