Avis de tempête sur les pensions

Nous avons droit à la minable controverse classique sur les résultats de l’AVS, dans le rouge pour 559 millions l’année passée. La droite revient à la charge pour relever l’âge de la retraite ou diminuer les rentes, la gauche pour garder le statu quo mais néanmoins relever les rentes sans dire qui les paiera. On est déjà très loin du principe sain d'une pension par répartition où chaque année les cotisations des actifs paient la rente des retraités. La solution passe-partout consiste à augmenter la TVA, taxe réputée indolore parce qu’elle disparaît dans les tickets de caisse. Elle frappe tout le monde à proportion de que l’on consomme, riches et pauvres, actifs et retraités. C’est donc une méthode élégante pour préserver la rente nominale en confisquant au passage une partie. C’est, pour parler net, réduire la rente sans que cela se sache.

Un jour il faudra bien aborder le problème dans toute son ampleur plutôt que de bricoler des emplâtres sur des jambes de bois. Le fond de l’impasse se situe dans la démographie, un terme que nous entendons rarement prononcer dans les discours officiels. La réalité, c’est que le taux de fécondité de la population suisse représente les deux tiers de ce qu’il devrait être pour maintenir la population. Il manque chaque année 40 000 naissances, soit 80 000 au lieu des 120 000 nécessaires. Une population qui ne se reproduit pas à hauteur d’un tiers à chaque génération finit par disparaître et, en attendant, par ne plus assurer la pension des ainés. Jusqu’à présent la catastrophe ne s’est pas produite parce que l’immigration, avec un solde jusqu’à 80 000 par an, a compensé et au-delà le déficit des naissances. Sinon les pensions auraient déjà été réduites. En diminuant par des contingents l’immigration, on aggravera le déficit de l’AVS.

Le problème démographique est aggravé, si l’on ose dire, par un facteur positif, les progrès de la médecine et l’allongement de l’espérance de vie. A 65 ans, elle a pratiquement doublé depuis l’instauration du système et atteint 20 ans actuellement. Le remède est aussi évident qu’inacceptable : il faut cesser de fixer un âge de référence pour la prise de pension. Il faudra définir un âge flexible en fonction de l’espérance de vie. Il faudra aussi tenir compte des différences de survie selon les emplois, leurs risques et leurs fatigues. Ce ne sera pas simple. Mais il n’y a actuellement aucune raison d’accorder une retraite à 65 ans pour des travailleurs intellectuels, assis à leur bureau toute la journée. Ils bénéficieraient d’une pension plus confortable s’ils acceptaient de travailler plus longtemps. Quelle perspective que de s’ennuyer durant vingt ans en ne se sentant plus utile!

Cette dernière considération mène à une autre impasse : la formation. Dans un contexte technique évoluant rapidement, beaucoup de seniors sont licenciés bien avant d’avoir atteint l’âge de référence. Ils coûtent chers et ne sont plus adaptés à leur métier en voie de mutation. Or la loi fédérale sur la formation continue en laisse la responsabilité à l’individu et défausse les entreprises et les pouvoirs publics. La solution ici consiste à accorder des congés de formation continue et à subsidier celle-ci tout comme on le fait pour la formation initiale. Ce n'est même pas envisagé.

Toutes ces difficultés et leurs éventuelles solutions sont étroitement liées, mais dans le débat on ne regarde que par le petit bout de la lorgnette. Il manque à la Confédération un responsable unique, président pour une législature, qui aborderait l’ensemble du problème et affronterait l’inévitable impopularité de solutions réalistes et globales.

La promotion de la bêtise atteint les couches cultivées

Comme tout lecteur du Temps j’ai été stupéfait de la publication d’une double page payée par une association pour l’abolition des expériences sur les animaux. Thème : où en est la guérison de la paraplégie ? Mais il ne s’agit pas d’un dossier fournissant un état de la question. C’est au contraire une mise en accusation des expérimentations animales en recherche médicale. La Thèse est résumée en une phrase choc : « en fait la fixation sur l’expérimentation animale inutile garantit que la paraplégie reste incurable » Vous avez bien lu : garantit. La recherche est une activité qui vise à ne pas réussir.

L’annonceur entend démontrer que les animaux ne constituent pas des modèles fiables pour en déduire des conclusions sur les humains. C’est partiellement vrai. On ne peut pas considérer qu’un résultat obtenu sur une souris soit applicable tel quel sur un homme. Les chercheurs en sont parfaitement conscients et n’oublient pas de le rappeler chaque fois qu’une expérience est réussie sur l’animal. C’est une promesse de solution, pas la solution.

Ce que l’annonceur omet de préciser, ce sont les méthodes qui pourraient se substituer à l’expérimentation animale. En fait, il n’y en a qu’une seule : l’expérimentation humaine. En d’autres mots, sans le dire, sans peut-être en être conscient, c’est une annonce pour utiliser des êtres humains comme cobaye. C’est la célèbre méthode Mengele, qui ravalait des Juifs au rang d’animaux pour expérimenter ensuite avec une entière bonne conscience.

En élargissant l’angle d’analyse, ce genre d’annonce spécule aussi sur l’ignorance du lecteur qui ne veut pas savoir que nous sommes le résultat d’une évolution biologique à partir d’ancêtre authentiquement animaux, par exemple un petit rongeur voici 60 millions d’années. Si l’on veut bien admettre cela et y réfléchir, nous ne sommes pas essentiellement différent des animaux au plan biologique et cela a donc un sens d’exploiter cette parenté plutôt que de la nier.

Enfin l’annonceur laisse entendre que les chercheurs en biologie sont des savants fous, à la fois incompétents et cruels : ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir que leurs expériences sur les animaux n’ont aucun sens et ils les pratiquent par sadisme en se réjouissant des souffrances infligées à de pauvres bêtes sans défense. Ils poussent l'inconscience jusqu'à ne pas utiliser les bonnes méthodes afin d'échouer à coup sûr. Il serait temps de fermer les laboratoires de biologie avant qu’il soit trop tard et de colloquer ces fous dans des asiles. Moins de crédits pour la recherche cela fera des économies !

Il reste une question sans réponse : comment se fait-il que cette annonce grotesque ait été publiée dans le Temps dont les lecteurs ne se recrutent pas particulièrement parmi les ignorants ?

La raison du plus faible

Un accord vient d’être trouvé entre l’UE et la Turquie : chaque immigrant clandestin en Grèce sera reconduit en Turquie et en compensation un requérant d’asile, dûment vérifiée, sera transféré de Turquie dans l’UE. Cette procédure a deux avantages : interrompre le flot de réfugiés traversant la mer au risque de leur vie et au bénéfice de passeurs ; constituer une garantie pour la Turquie de ne pas accroître sa charge en réfugiés. Ce n’est pas glorieux, même si c’est astucieux, comme le sont les solutions agencées par des débats diplomatiques.

On cessera donc d’annoncer chaque soir le nombre noyés de la journée et d’entasser des réfugiés dans des camps précaires aux frontières de la Grèce. Le fond du problème n’est pas touché : la fuite éperdue de réfugiés fuyant les combats qui menacent leurs vies après avoir détruits leurs biens ; le flux de réfugiés économiques qui risquent la mort par la faim. Les Etats-Unis qui sont largement responsables du désordre au Moyen-Orient s’en désintéressent ; la Russie songe à en tirer un bénéfice en terme de puissance ; les riches pays arabes du Golfe témoignent d’une indifférence totale à l’égard de leurs coreligionnaires dans la détresse. L’Europe reste donc la seule terre promise parce que la paix et la prospérité y règnent.

C’est le lieu de rappeler que ce ne fut pas toujours le cas. Depuis 70 ans l’Europe a connu une époque de paix, qui ne s’est jamais produite auparavant. Tel fut le but et le résultat de l’UE. Instruits par deux guerre mondiales, les Européens ont décidé de régler leurs conflits pacifiquement par la négociation. Ils viennent d’esquisser des solutions pour la Syrie.

C’est l’occasion de rappeler aussi qu’Angela Merkel fut la seule à s’inscrire résolument dans cette œuvre de générosité politique. Certains Européens dans les pays de l’Est ont manifesté leur refus de venir en aide aux réfugiés ou, pire, de les trier selon leur religion. Les partis populistes ont surfé sur la vague d’inquiétude des électeurs. Il reste que dans les élections régionales allemandes, la somme des voix allant aux partis soutenant Angela Merkel représente toujours une majorité. Les Allemands ont durement appris que le nationalisme, le racisme, le génocide finissent par se retourner contre les initiateurs de ces abominations.

Ce qu’il y a de plus précieux dans une famille, c’est le plus faible, le nouveau-né. Le bien-être de tous les peuples se mesure à celui du plus démuni. L’espèce humaine se sépare de la lutte pour la survie par sa solidarité avec les plus faibles, qui sont porteurs d’une valeur irremplaçable et mystérieuse. Angela Merkel a sauvé l’honneur de l’Europe. Elle entre dans la généalogie des grands Européens, quelque part entre Rousseau et Mère Theresa.

En nucléaire, le pire n’est pas sûr mais il n’est pas impossible

On se remémore ces jours-ci le cinquième anniversaire de Fukushima qui est aussi le trentième de Tchernobyl. Au début de ce mois le Conseil national a adopté une procédure d’arrêt des centrales suisses, d’une tranquille insouciance. Certes Mühleberg sera fermé très bientôt mais les autres continueront à la petite semaine. Circulez, il n’y a rien à voir.

On est revenu de l’état d’esprit dominant juste après Fukushima. On se persuade mollement qu’il n’y a pas urgence, que le risque est minime grâce à l’excellence des techniciens suisses, les meilleurs du monde. Quel est ce risque actuel ?

Dans le concept de risque on mélange deux éléments : la fréquence et la gravité. De cette dernière on est persuadé. Une fusion du cœur sur le Plateau entrainerait la stérilisation définitive d’un cercle de trente kilomètres de rayon, soit une superficie de l’’ordre de 3000 kilomètres carrés avec les champs, les forêts, les fermes mais aussi les villes sur un territoire aussi densément peuplé. Pour Mühleberg cela donne l’abandon de Berne, Fribourg, Neuchâtel et Bienne. On tombe donc d’accord que la gravité serait extrême.

Mais aussitôt on se rabat sur la fréquence. Le risque d’un accident majeur est, pense-t-on, tellement faible qu’il annule la gravité. Dans la mathématique douteuse de la politique cela donne l’infini multiplié par zéro vaut zéro. En bonne mathématique ce produit a une vraie valeur. Les compagnies d’assurance sont habilitées à la calculer. Et elles n’assurent pas le risque d’accident majeur. La facture sera payée par les victimes ou par tous les contribuables suisses. Or, la fréquence est loin d’être assimilable à zéro. Sur cinq cent réacteurs qui ont fonctionnés, cinq cœurs ont fondu. La fréquence est donc de 1%. Avec cinq réacteurs, la Suisse court une chance sur vingt.

Par ailleurs, l’Europe ne souffre pas d’une pénurie d’électricité. Bien au contraire il y a surproduction au point que le prix du marché est inférieur au prix de revient, même des centrales hydroélectriques. Quant au coût réel du kWh nucléaire, nul ne peut l’estimer puisque la charge de gérer les déchets pendant des millénaires est incalculable.

Une fois que tous ces éléments sont pris en compte, une conclusion technique s’impose : plus tôt on fermera les centrales nucléaires mieux cela vaudra en bonne politique nationale. En bonne gestion des exploitants, plus on tarde, plus ils engrangent des bénéfices avec des installations complètement amorties. C’est la seule raison de maintenir en activité ces bombes à retardement. Au Palais fédéral, le lobby de l’électricité est plus puissant que celui de la raison, qui n’existe tout simplement pas.

Ce n’est la faute de la Suisse, mais c’est faute de Suisse.

Les chroniqueurs suisses et internationaux commencent à entamer le sujet qui fâche : est-ce que l’Union européenne va se disloquer ? Il y a des raisons de se faire du souci : la faillite de la Grèce menacée d’expulsion de l’Euros ; les velléités de la Grande.Bretagne de quitter l’UE pour de bon ; la montée en puissance de la Russie de Poutine ; l’incapacité de répartir les réfugiés syriens entre les différents pays de l’Union.

C’est sans doute ce dernier point qui est le plus révélateur. L’UE a été incapable d’arrêter le conflit syrien et il a fallu une entente entre USA et Russie pour arriver à un précaire cessez-le-feu. Voici moins d’un siècle, la France seule sur mandat de la Société des Nations réussissait à maintenir l’ordre et la paix dans ce pays. Aujourd’hui l’UE laisse par impuissance et apathie perdurer une guerre civile dans sa zone d’influence au risque de déclencher un conflit majeur. Dès lors les réfugiés surviennent sans que l’UE parvienne à maîtriser le flux : ou bien elle accepte sur son territoire des millions de réfugiés dont la présence exacerbe les partis nationalistes ; ou bien elle les refoule en faisant fi des valeurs qui la fondent. Face à la guerre syrienne, l’UE doit surmonter une de ces célèbres crises qui l’ont toujours fait progresser.

Il vaut donc la peine d’alerter sur les risques d’une implosion précisément pour l’éviter. Cette crise-ci est capitale : l’UE est-elle prête à évoluer dans le sens d’une confédération où les Etats membres acceptent de se dépouiller de certains de leurs pouvoirs régaliens : la politique étrangère, la garde des frontières, la défense militaire. Il suffit d’énoncer ces attributs pur comprendre que c’est la situation de la Suisse. Les cantons se sont démunis de ces attributions pour les confier au pouvoir fédéral, mieux placé pour les gérer. Le problème n’est donc pas de savoir comment la Suisse adhèrera ou non à l’UE mais de voir dans quelle mesure l’UE pourrait prendre modèle sur la Suisse.

Comment équilibrer les compétences entre l’UE et les Etats membres ? Comment régler les conflits entre ces compétences ? Comment gérer les crises ? Comment évoluer d’une zone de libre-échange vers un Etat supranational ? La Suisse a beaucoup d’expérience dans ce domaine délicat. Elle fait vivre ensemble des cultures différentes. Elle a créé une oasis garantissant la sécurité du droit, la paix sociale, la prospérité. Tout cela pourrait et devrait être transposé à l’échelle du continent.

La Suisse politique doit donc cesser de se demander ce que l’Europe peut lui apporter, mais se demander ce qu’elle peut apporter à l’Europe. Si l’UE se disloque, ce ne sera pas la faute de la Suisse qui n’en fait pas partie, mais faute de Suisse qui aurait pu la sauver et qui ne l’a pas voulu. L’UE a été créée à la fin de la seconde guerre mondiale pour éviter la résurgence de conflits armés sur le sol européen. Si elle se disloque, le continent retombera dans sa situation antérieure. Cela ne signifie pas qu’une guerre franco-allemande se répétera. Cela signifie que ce qui parait impossible aujourd’hui peut redevenir possible, si disparait ce qui l’a rendu impossible.