La vie n’a pas de prix mais elle coûte toujours trop cher.

Le Conseil national a décidé à une voix près de ne pas reconduire le moratoire sur l’installation de nouveaux cabinets médicaux. Cela a été ressenti par certains comme un mauvais coup de la droite contre la gauche. D’aucuns ont même prédit que ce coup était monté par les assureurs afin de créer un chaos tel qu’ils puissent obtenir de contracter avec les médecins de leur choix. Entre théorie du complot et controverse politicienne de bas étage, le champ de bataille est largement ouvert et énigmatique pour les principaux intéressés, les patients présents et futurs.

Or, que disent les chiffres ? Les dépenses de santé par habitant de la Suisse ont augmenté de 11,4% par an entre 1996 et 2013. En 2013, elles se sont élevées à 713 francs par mois et par habitant. La prise en charge de ces dépenses mensuelles s'est répartie comme suit: 262 francs ont été financés par l'assurance-maladie obligatoire, 170 francs par les ménages et 176 francs par l'État, c’est-à-dire le contribuable en fin de compte. Les ménages suisses ont dépensé en moyenne 9,7% de leur revenu brut pour la santé: 5,5% pour les primes de l’assurance de base, 1,4% pour des primes d’assurances complémentaires et 2,8% pour d’autres prestations de santé. Le système des Etats-Unis est à la fois plus cher (17% du PIB), mais nettement moins performant avec une espérance de vie de 78 ans contre 82 en Suisse. Près de 51 millions d’Américains n’ont aucune couverture.

La conclusion qui saute aux yeux est que le système suisse ne coûte pas davantage que pour la plupart des pays développés mais qu’il est sans doute un des plus performants. Il faut donc le préserver tel qu’il est. Toute tentative pour freiner la croissance des coûts risque de le détériorer. L’idée de base pour limiter les coûts est fondée sur une hypothèse pour le moins étrange : en matière de santé, ce serait l’offre qui créerait la demande. Ce ne sont pas les patients qui vont vers les cabinets, ce sont les médecins qui les y attirent. Des gens en bonne santé feraient mine d’être malade pour le plaisir délicat de subir des radios, des coloscopies, des prises de sang, l’absorption de médicaments non démunis d’effets secondaires indésirables. Bref une sorte de relation sadomasochiste entre des patients imaginaires et des prescripteurs dénués de scrupules qui rendent délibérément malades des gens qui ne le sont pas du tout. Moins il y a de médecins, mieux cela vaudrait, puisque les médecins sont non seulement inutiles mais qu’ils sont à l’origine d’affections chimériques. C’est cette caricature de la médecine réelle qui hante les esprits dérangés de maints politiciens, prétendument spécialistes de la santé.

C’est le principe élémentaire appliqué par la Poste ou les CFF: afin que tous les guichets soient occupés et les employés pleinement utilisés, les usagers doivent prendre un numéro et s’insérer dans une file d’attente. C’est au client d’attendre et pas au vendeur. Dans le but d’économiser en rationnant par une file d’attente deux mesures ont été utilisées : le numerus clausus à l’admission aux études et le moratoire pour l’installation de nouveaux cabinets. La première mesure a entraîné une pénurie de médecins suisses, plus que compensée par l’arrivée automatique de médecins issus de l’UE. La seconde mesure fait l’objet d’un combat de tranchées au parlement.

La véritable question porte sur le nombre optimal de cabinets médicaux. On sait que les régions périphériques connaissent un manque aigu. En revanche les grandes villes sont en apparence bien fournies. Mais souvent on plante un arbre pour cacher la forêt, en prétextant qu’il y a trop peu de généralistes et trop de spécialistes. En pratique, il faut déjà attendre très longtemps pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste, mais cette réalité n’est pas bonne à dire.

La santé a un coût, comme la formation ou les transports. Ce coût a tendance à augmenter parce que la médecine fait des progrès et que, de ce fait, l’espérance de vie augmente ainsi que le nombre de personnes âgées. On doit accepter l’augmentation du coût ou bien subir un rationnement. La Suisse a organisé une sorte de service public où les décideurs sont des privés. Il y a probablement des abus et du gaspillage, mais la comparaison avec les pays de même développement ne démontre pas que la Suisse constituerait une exception. Il serait insupportable que les moins fortunés ne soient pas soignés ou moins bien ou plus tard ou même trop tard. Toute mesure de rationnement par raréfaction des services disponibles pèsera d’abord sur eux.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.