Ainsi la France des Droits de l’homme, du Siècle des Lumières et de la prise de la Bastille met en place un mécanisme de déchéance de la nationalité française pour des citoyens nés Français. Seule cautèle : il faut qu’ils soient binationaux et qu’ils aient commis un crime justifiant la mesure. Ils ne deviennent donc pas apatrides, car la France est signataire de la convention de 1975 interdisant à un Etat de créer des apatrides.
De ce fait, la France du président Hollande calque la loi du régime de Vichy qui a déchu de la nationalité française les Juifs immigrés et naturalisés afin de pouvoir les livrer aux nazis avec une bonne conscience juridique : en sacrifiant les étrangers, Laval voulait protéger les Français de souche. Il ne commettait pas une faute, il remplissait un devoir patriotique.
Faisons l’économie des vaines protestations que la mesure actuelle a suscitées. Rappelons en passant que la Suisse possède depuis 1951 une loi sur la nationalité, prévoyant en son article 48 cette possibilité qui n’a jamais été utilisée ; la proposition actuelle de l’UDC consiste à déchoir automatiquement les binationaux djihadistes.
Regardons cette mesure pour ce qu’elle est : dérisoire, contradictoire et démagogique. Dérisoire parce que le retrait de passeport n’empêche pas un terroriste convaincu de passer dans la clandestinité. Contradictoire car elle enfermera les musulmans modérés dans une guerre de religion. Démagogique car son inefficacité pratique dévoile sa véritable motivation, qui est d’anticiper et de désamorcer le discours ravageur des partis populistes.
On ne retire pas simplement la nationalité : on en déchoit avec une connotation de chute. La nationalité est une sorte de titre de noblesse que l’on peut et doit retirer à ceux qui en sont indignes. Etre binational est déjà un indice d’écart à la norme, car un individu normal nait sur le territoire de son pays, issu de parents qui en sont les citoyens. Il y fait ses écoles, y paie ses impôts et remplit d’enthousiasme ses obligations militaires, allant si nécessaire jusqu’au sacrifice glorieux de sa vie. En cela, il n’existe pas vraiment en tant qu’individualité, il n’est qu’une cellule d’un grand corps social. La Nation existe et lui prête existence. Car les papiers définissent l'homme, l'installent dans l'existence et l'y maintiennent. Sans appartenance à un État, l'individu n'a pas de papiers, donc pas d'identité, donc pas d’existence.
Or l’invention de la Nation est relativement récente, deux ou trois siècles tout au plus. L’appartenance originelle des personnes fut la famille, le village, la tribu, le fief, l’ethnie, la ville, la confédération, le groupe linguistique. La Suisse est demeurée un bel exemple de Non-Nation avec ses quatre langues et ses vingt-six cantons. En contraste la France a volontairement gommé les particularismes, en imposant le français aux Alsaciens, Catalans, Bretons, Corses, Niçois et Flamands. Le résultat est frappant : la force de la Suisse est son fédéralisme, la faiblesse de la France est son centralisme.
A force de déchoir de la nationalité, on va finir par mettre en doute l’existence de la Nation, concept juridique à relents racistes, intolérants et xénophobes. L’unité artificielle de la Nation allemande, fondée sur la seule base linguistique, a causé bien des dégâts, y compris pour les Allemands. La destruction de l’empire austro-hongrois a projeté une dizaine de nationalités dans des guerres balkaniques. La dislocation de l’empire ottoman nous vaut les guerres du Moyen-Orient. Nous sommes tous européens par appartenance à une même culture, sans appartenir pour autant à une fumeuse Nation européenne, ni à une gaullienne Europe des Nations.
Il faudrait donc prononcer la déchéance de la Nation.