Les paradoxes fondateurs de l’acratie fédérale.

La Confédération helvétique est une machine de Tinguely dont le mouvement paraît à première vue n’avoir ni but, ni plan, ni résultat. A l’expérience, on réalise au contraire que c’est le plus efficace, le plus raffiné, le plus solide de tous les agencements politiques. A l’image de la Nature, créant la vie au hasard, la Suisse est une acratie, qui vise la dissolution du pouvoir en tellement d’atomes que l’on ne sait plus ni qui décide, ni ce que l’on a décidé, ni qui assume les inévitables échecs.

Au sommet, le « souverain », baptisé peuple, qui prend en dernier recours toute décision en fonction de son bon plaisir, est composé d’une minorité réduite de la population, recrutée au petit bonheur la chance des votations. Ces électeurs fluctuants attribuent les déboires de leurs propres prescriptions aux gouvernants et aux parlementaires, qu’ils ont contredit.

Un cran en dessous, le Conseil fédéral est un exécutif fantoche, sans chef, ni programme, ni majorité parlementaire. La légendaire concordance impliquerait que la Suisse soit gouvernée au centre, qui existe de moins en moins et qui est troqué contre un grand écart acrobatique entre extrêmes de plus en plus éloignés. Dès lors, les décisions controversées et bloquées sont prises dans l’urgence pendant les intervalles des sessions parlementaire. Bien que le pays se situe géographiquement au cœur de l’Europe, sa politique se conforme à celle d’une île du Pacifique. Quoique la population soit quadrilingue, les débats utilisent un baragouin intermédiaire entre l’allemand et les dialectes locaux, qui détermine un assentiment fragile sur l’incompréhension. L’armée, orgueil de la nation, qui se prétend la meilleure du monde, préserve jalousement cette réputation en se maintenant à l’intérieur des frontières et à l’écart des conflits.

Un étage plus bas, le parlement fédéral est imaginé selon le mythe de la milice, qui serait en prise directe avec le peuple parce qu’elle refuserait tout professionnalisme. Dès lors, l’assemblée est composée en majorité d’indépendants en écartant le peuple des salariés ; les femmes, les jeunes, les retraités y sont aussi sous représentés. Toute compétence particulière d’un parlementaire le disqualifie absolument pour les fonctions où il pourrait en faire usage.

Plus au ras des pâquerettes encore, la puissance des partis est proportionnelle au simplisme des arguments de campagne et à l’investissement financier dans la propagande. Des initiatives populaires servent à recruter de futurs électeurs en inventant des problèmes inexistants et donc insolubles par définition. Le résultat concret de la machine de Tinguely est la multiplication de lois, rédigées en trois langues nationales, qui font foi toutes les trois comme s’il était possible de réaliser des traductions parfaites. Ce flou linguistique permet de donner la priorité aux préjugés sur la réalité et aux émotions sur la raison. Plus ces lois sont longues et compliquées, moins elles sont précises et plus elles offrent d’opportunités de les contourner, ce qui est le véritable objectif du législatif.

Si la sagesse des nations affirme que le pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, la réussite de la Suisse résulte de l’acratie, qui est la carence de tout pouvoir.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.