La crise grecque ne s’explique qu’à moitié. Tout le monde comprend qu’il existe une différence constitutive entre un Allemand, qui se réalise par son travail, et un Grec, qui s’accomplit en faisant travailler les autres. Ce qui est énigmatique, c’est que cette situation soit réputée instable. Selon la logique germanique, le pays se doit d’exporter plus qu’il n’importe et d’engranger forcément des gains plutôt que des dettes. Cependant cette posture vertueuse n’est tenable que si d’autres pays adoptent l’attitude inverse : il faut qu’ils compensent le zèle allemand en important plus qu’ils n’exportent et en accroissant de ce fait leurs dettes. Comment prêter un capital qui s’accumule de plus en plus, s’il n’y a pas d’emprunteurs perpétuels ? A quoi sert un banquier s’il n’entretient pas une danseuse ?
Dans cette affaire, Angela Merkel a le grand tort de ne pas comprendre l’évidence. Non seulement fille de pasteur mais aussi élevée sous le régime soviétique, elle cumule gravement deux appétences pour l’austérité, la religieuse et l’antireligieuse. Faute donc d’échappatoire et pleine d’un zèle missionnaire, elle voudrait imposer aux Grecs de travailler plus qu’ils n’en ont envie. Mais si elle réussissait, il faudrait alors que les Allemands travaillent moins, faute de marché extérieur pour les biens qu’ils produisent en surabondance. En fin de compte, elle importerait dans son pays le chômage si cher aux Grecs. Plus personne ne pourrait suivre sa ligne de plus grande pente, ni en la descendant pour les gens du Sud, ni en la remontant pour ceux du Nord.
L’UE n’aurait plus de sens, si elle ne réalisait pas une répartition des tâches, aux uns le travail, aux autres l’oisiveté. Car elle est fondée sur des libertés fondamentales, celles de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Cette dernière autorise quelques rares Grecs, maniaques du travail, à émigrer vers le Nord, tandis que maints retraités nordiques peuvent terminer leurs jours à bon compte au soleil du Sud. Si l’UE ne sert pas à cela, à quoi peut-elle servir ?
Cette tragi-comédie européenne ne pourrait se dérouler en Suisse : certes les Alémaniques souffrent d’une fatale tendance à travailler plus que les Romands, comme le révèlent cruellement les taux de chômage, mais les premiers se gardent bien de faire la leçon aux seconds. Voici le secret bien caché de la réussite helvétique : assumer les natures contradictoires d’individus différents. Un Genevois ne sera jamais considéré comme un Lucernois qui s’ignore. Comme nous ne contraignons pas les Zurichois à manger des huitres, des escargots ou des cuisses de grenouilles, nous demeurons libres de ne pas apprécier leur émincé de veau pourvu que nous nous abstenions d’en faire état.