Depuis 2005, les médecins des hôpitaux, qu’ils soient chefs de cliniques ou étudiants en formation, sont tenus de respecter une limite de 50 heures hebdomadaires et de ne pas travailler plus de six jours consécutifs. Ce plafond est déjà bien élevé : 50 heures sur cinq jours, cela fait dix heures par jour pour un métier qui demande de la compétence, mais aussi une attention sans relâche. En fin de compte, le temps de travail limité pour le personnel médical reproduit une pratique courante pour d’autres métiers, transporteurs routiers, conducteur de transports publics, pilotes d’avion. Ce n’est pas une faveur faite au travailleur, c’est la protection de la sécurité des patients. Et l’employeur qui violerait cette règle doit être sanctionné. Et la loi le prévoit.
Or, la loi, vieille de dix ans, dont je me fis l’initiateur en son temps, n’est tout simplement pas respectée sans que jamais la direction d’un hôpital n’ait, à ma connaissance, été sanctionnée. En témoigne un encart dans L’Hebdo envoyé par l’association des médecins d’hôpitaux. Selon un sondage de Demoscope, la loi est violée pour 51% du personnel concerné. La loi est plus souvent violée qu’elle n’est respectée. La loi est réduite à néant. On imagine ce qu’une telle situation entrainerait pour des conducteurs d’autocars : réactions syndicales, grèves, condamnations, fermetures d’entreprise. Ici, rien. Silence. Pourquoi ? Comment est-ce possible ?
J’ai déposé jadis une interpellation au Grand Conseil vaudois à ce sujet. La réponse de la direction du CHUV fut lénifiante. A la limite, quelques dépassements s’étaient produits, surtout en chirurgie. Effectivement ce service doit parfois renvoyer des patients déjà en salle d’opération et dûment anesthésié. Ce qui signifie qu’il travaille à la limite de ses moyens, avec des périodes de stress que l’on peut imaginer, non sans une certaine inquiétude pour soi-même ou nos proches. Mais dans l’ensemble au CHUV la loi était respectée.
En fait elle ne l’est pas du tout. Le CHUV n’est pas un îlot de vertu parmi les hôpitaux suisses. Un étudiant, puis un autre sont venus se plaindre et m’expliquer pourquoi les statistiques étaient si rassurantes. C’est simple, mais il fallait l’imaginer. Les jeunes médecins sont dissuadés d’annoncer leurs heures supplémentaires. Elles ne sont donc ni payées, ni enregistrées. Comment dissuade-t-on ces jeunes ? Je l’ignore mais j’imagine qu’on utilise la carotte et le bâton, des promesses et des menaces. Sans jamais être trop explicite. Mais en créant une atmosphère où le travailleur isolé n’a qu’à plier devant l’employeur.
Je suis persuadé que ni le Conseil d’Etat, ni la direction du CHUV ne sont au courant de cette pratique. Et j’essaie d’imaginer ce qui se passe dans la tête de l’individu qui exerce ce genre de pression. Quelles sont ses motivations ? Quels sont ses prétextes ? Sans doute qu’il faut en faire baver aux apprentis de toute sorte, que la surcharge de travail forme la jeunesse, que des diplômés universitaires ne doivent pas jouir de la même protection que les travailleurs non qualifiés, que cela fait des économies, que cela témoigne d’une bonne gestion. Je n’ose rêver qu’un jour un tel personnage soit amené à s’expliquer devant un tribunal. Cela n’arrivera pas.
Mark Twain a écrit qu’il a trois sortes de mensonge : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques. La spécialité suisse consiste à fonder des statistiques rigoureusement exactes sur de sacrés mensonges. C’est l’équivalent d’une montre rigoureusement précise qui n’a jamais été mise à l’heure. Dans une statistique helvétique, l’inexactitude totale du nombre est compensée par la précision apparente des décimales.