Conversation au bord du lac de Sempach

C’était fin août de cette année-ci, sur les lieux où Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zurich, Zoug, Glaris et Berne signèrent le Convenant de Sempach le 10 juillet 1393, la première fois que les huit Confédérés apposèrent leurs sceaux sur un même document, fondant ainsi la Confédération des VIII Cantons.
Mon interlocuteur est un fonctionnaire fédéral. Nous sommes à l’écart de la foule. Il parle à mi-voix. « Nous sommes en présence d’un parti qui dérive vers le fascisme. Il entretient une fièvre obsidionale, comme si la Suisse était littéralement assiégée par l’Union Européenne, qui constituerait une menace pour notre indépendance. Il se comporte couramment comme un parti xénophobe, intolérant à l’égard des autres religions, voire carrément raciste. Il refuse les requérants d’asile. Il stigmatise les « criminels étrangers » plutôt que les « étrangers criminels ».

Il ne faisait pas beau. Les nuages bas étaient lourds de pluie. "Il critique les institutions, parlement, conseil fédéral, dans l’idée bien arrêtée de les réduire à peu de chose pour laisser seul le peuple souverain face au leader charismatique, qui lui montrera la voie et le guidera. En allemand cela se dit « führer », en italien « duce », en chinois « grand timonier », en espagnol « lider maximo », en roumain « conducatore ».

Le guide décide du calendrier politique auquel les autres partis n’ont plus qu’à se soumettre. Il s’attaque personnellement aux rares politiciens et fonctionnaires qui résistent encore, allant jusqu’à la menace. Même les universités qui avaient tout à perdre n’ont pas pris la parole avant le 9 février : elles ne voulaient pas s’occuper de politique, alors que la politique s’occupait d’elles. Tout est prêt pour une prise du pouvoir qui paraîtra normale, consensuelle, bénéfique. Et même prétendument conforme au génie de la Suisse, exprimant celui-ci sans aucune concession, alors qu’elle en constitue une négation absolue. Qui aurait cru voici quelques années qu’un jour quelqu’un se voudrait roi de Suisse ? » Quand je lui demandai d’expliciter sa dénonciation et d’émettre des noms. « C’est trop tard. Moi aussi j’ai peur. Vous devriez faire plus attention à ce que vous écrivez.»

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.