Pourquoi les Suisses s’imaginent-ils qu’ils n’ont pas besoin de l’Europe ?

Le samedi 10 mai à Berne se sont tenus les Etats généraux de l’Europe organisés par le NOMES. Maintes propositions ont été avancées pour convaincre la population de dépasser son hostilité majoritaire envers une adhésion à l’UE. A vues humaines, ces tentatives se heurteront à un refus persistant et obstiné. Pourquoi? Bien évidemment, l’UE n’offre pas un aspect particulièrement engageant depuis la crise de 2008. Mais on peut conjecturer que le mobile puissant, caché, permanent du refus ne dépend pas de cette situation conjoncturelle.

En fait les Suisses n’ont pas de raison contraignante d’adhérer à l’UE. Ils y sont moins opposés que désintéressés. Mais alors pourquoi sont-ils tellement différents des autres Européens? Pour la plupart de ces derniers, l’UE est la seule garantie de ne pas retomber dans la sinistre fatalité de l’Histoire du continent. Ils gardent une expérience tragique du passé. Les Allemands et les Français se souviennent des trois guerres qui les ont opposées en moins d’un siècle, sans autre résultat qu’un massacre de deux générations de citoyens et une perte de leur position internationale dans l’industrie, la science et la culture. Les pays de l’Est se rappellent de leur oppression entre 1945 et 1988 par la Russie: leur seul espoir de ne pas retomber dans ce désastre réside dans l’UE et l’OTAN. De même l’Espagne, le Portugal et la Grèce ne se sont libérés de dictatures fascistes que par leur adhésion à l’UE. Et le niveau de vie de tous les citoyens de l’UE a été amélioré dans des proportions inimaginables.

C’est précisément cela qui manque aux Suisses, l’expérience tragique de l’Histoire. Un pays, qui a échappé aux guerres, à l’oppression des pestes brune et rouge, à la misère, aux révolutions sociales, aux dictatures, est le lieu d’un optimisme béat: rien ne peut lui arriver dans la mesure où il se referme sur lui-même, où il demeure une exception politique. Le peuple helvétique est élu du Seigneur, il occupe une Terre Promise, il ne risque rien, aussi longtemps qu’il tient à distance les autres, les barbares, les arriérés, les pervers qui l’entourent. D’où le refus de l’adhésion à l’UE, l’expulsion des criminels étrangers, l’interdiction des minarets, le contingentement des immigrants.

Cependant l’Histoire, qui n’est jamais terminée, réserve toujours des surprises. Il ne faut donc pas attendre la réitération des deux guerres mondiales auxquelles l’UE sert de remède, ni l’invasion par des armées musulmanes. Mais l’attaque sur nos systèmes informatiques, les attentats terroristes, la tentation de se confier à un leader charismatique, le bouleversement du climat, la concurrence des économies émergentes, l’impérialisme russe ou américain. Pour parer toutes les menaces réelles et non fantasmées, l’adhésion à l’UE constitue une assurance plus crédible que des initiatives xénophobes, le refus des OGM ou l’achat d’une escadrille d’avions militaires. Mais les Suisses ne pourront le comprendre qu’après une expérience tragique. C’est ainsi qu’un individu ou un peuple accède à l’état adulte. C’est le rôle et le sens de l’Histoire.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.