Sortir du chaos pour rester dans le Caucase

Photo: vie de village en Géorgie © Isolda Agazzi

Pour essayer d’éviter le chaos dans une région profondément instable, la nouvelle stratégie de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud – Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan – mise sur le développement des régions dépeuplées et l’intégration des minorités ethniques et des migrants

Il est 6h, dans la nuit encore noire Aleksander sort d’un pas pressé, clope au bec, pour aller traire ses vaches. « Normalement c’est un travail de femmes, mais aujourd’hui c’est moi qui m’y colle », nous confie ce diplômé en mathématiques de l’Université de Tbilissi, rentré dans son village natal du sud de la Géorgie pour s’occuper de sa vieille mère. Avec sa femme, affairée à préparer le petit-déjeuner, il a ouvert quelques chambres d’hôte pour compléter son modeste revenu d’agriculteur. La traite se fait-elle à la machine ? « Non, à la main », nous répond-il dans un anglais rudimentaire qu’il apprend de sa fille, scolarisée à l’école primaire du village. Dans son jardin, il cultive une profusion de fruits et légumes et des fleurs, omniprésentes en Géorgie, ce qui confère au village, situé à 1’300 m d’altitude, un aspect riant et joyeux, en été. Mais l’hiver est rude : pour tout chauffage, la maison dispose d’un poêle en bois car le gaz, reconnaissable dans tout le pays aux tuyaux d’adduction bien visibles, n’est pas arrivé dans ce coin reculé, proche de la frontière avec la Turquie et l’Arménie.

Agriculture très peu productive

« La Suisse est très présente en Géorgie, où elle soutient l’agriculture et l’élevage, nous explique Danielle Meuwly, responsable de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, en nous recevant dans son bureau de Tbilissi. Le contraste entre les villes et les campagnes est énorme : 40% de la population travaille dans l’agriculture, mais celle-ci est très peu productive et ne contribue qu’à 8% du PIB. »

Le pays est assez inégalitaire : en 2021, le coefficient de Gini est de 36,4, ce qui en fait le 89ème pays le plus inégalitaire au monde selon le World Population Review, un classement américain.

Pour améliorer le savoir-faire des paysans, la Suisse a lancé un projet de formation professionnelle en agriculture, en collaboration avec l’Institut Plantahof. Pour augmenter leurs revenus, un programme de soutien aux PME en milieu rural, en collaboration avec l’ONG Swisscontact. Elle travaille aussi sur la préservation des forêts dans l’esprit du nouveau code forestier, qui règlemente strictement le déboisement. Mais encore faut-il le faire accepter par la population et surtout offrir aux habitants, comme Aleksander, une alternative au bois pour se chauffer et cuisiner…

La Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et vice versa

Ces activités font partie de la nouvelle stratégie 2022 – 2025 de la Coopération suisse pour le Caucase du Sud, publiée début décembre. « C’est une stratégie régionale qui couvre aussi l’Arménie et l’Azerbaïdjan et qui réunit la DDC, le Seco et la Division sécurité humaine, continue Danielle Meuwly. Notre bureau se trouve en Géorgie pour des raisons pratiques et parce que c’est le pays qui reçoit le plus gros budget. L’engagement de la Confédération dans cette région est important et elle y assure notamment un mandat de protection.»

Après la guerre d’août 2008 et la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie, la Géorgie a rompu ses relations diplomatiques avec Moscou. Depuis 2009, la Suisse représente les intérêts de la Russie en Géorgie et ceux de la Géorgie en Russie.

Quant à l’Abkhazie, une région extrêmement pauvre et sous perfusion de l’aide humanitaire internationale, la Coopération suisse y mène des projets pour rénover les blocs sanitaires dans les écoles et améliorer les capacités des femmes à produire du fromage dans le respect des règles d’hygiène.

Intégrer les minorités ethniques et religieuses

« Au-delà de l’aspect diplomatique, nous essayons de construire un pont et une coopération entre les personnes et la société civile des deux côtés, nous explique Medea Turashvili, responsable des questions de sécurité humaine. Et nous veillons à garantir la protection des droits des minorités religieuses et des groupes ethniques ». Dans un pays qui a subi les invasions incessantes des Mongols, des Turcs, des Arabes, des Perses et des Russes, ceci ne va pas de soi. La religion, incarnée par la puissante Eglise orthodoxe de Géorgie, a toujours servi de refuge à la population et aujourd’hui elle fait encore partie intégrante de l’identité nationale.

Même si les Chrétiens orthodoxes sont largement majoritaires, le pays compte aussi des Musulmans géorgiens, des Azéris, des Tchétchènes, des Arméniens et d’autres minorités peu intégrées. « Souvent les personnes issues des minorités ethniques et confessionnelles ne parlent même pas la langue géorgienne car le système d’enseignement ne leur permet pas de l’apprendre correctement, souligne Danielle Meuwly. Ils ont des liens beaucoup plus forts avec leur communauté d’origine qu’avec leur entourage direct. Notre objectif est de réduire ce degré d’aliénation pour que les différentes communautés vivent en paix. Dans la région du sud, où la communauté azérie est importante, on a ouvert des centres de services à la population qui donnent des informations en azerbaidjanais. Avant les élections de 2018 et 2020, nous avons travaillé avec les partis politiques pour faciliter l’élaboration d’un code de conduite. »

Aide à la réintégration des migrants

Dans la plaine de Kakhétie, à l’est du pays, les vergers et vignobles abondent. La région est célèbre pour le vin, que la Géorgie a été le premier pays à produire au monde et que chaque famille fait encore dans sa cave. Dans les villages, les maisons abandonnées sont légion et les balcons en bois finement ouvragés tombent en ruine. La plupart des habitants, à commencer par les jeunes, sont partis à l’étranger. Dans un pays où le salaire moyen est de 300 – 400 euros par mois, ils vont chercher fortune en Europe occidentale, souvent dans le bâtiment, pour les hommes, et dans l’aide à domicile, pour les femmes. La Géorgie compte 1,7 million de travailleurs migrants sur une population de près de quatre millions au pays.

Les transferts de fonds des migrants sont une source de revenu précieuse pour les familles. La Géorgie est le cinquième pays de provenance des requérants d’asile en Suisse depuis qu’en 2018 ses ressortissants ont été exemptés de visa pour les pays de l’espace Schengen. Mais ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié et ils sont systématiquement refoulés. La Coopération suisse mène en Kakhétie et dans d’autres provinces des projets de réinsertion des anciens migrants et de revitalisation des communautés.

Alliance Sud salue le fait que la Suisse aide à la réintégration socio—économique des migrants de retour au pays. Mais elle l’appelle à ne pas conditionner son aide à l’acceptation des requérants d’asile déboutés, comme elle s’est engagée à le faire. Vu le manque de main d’œuvre dans beaucoup de secteurs en Suisse – comme les aides à domicile, le bâtiment, les mécaniciens de train, la restauration, l’hôtellerie et le personnel médical – elle appelle le Conseil fédéral à mettre en place une politique de migration régulière pour permettre aux migrants de trouver un emploi en Suisse sans tomber dans le travail au noir.


Société civile indépendante, mais surveillée de près

La société civile est un acteur important en Géorgie. Principalement financée par les bailleurs occidentaux, dont la Suisse, ses relations avec le gouvernement connaissent des hauts et des bas.

« Dans l’ensemble, nous pouvons mener nos activités sans entraves, mais depuis quelques années le parti au pouvoir a tendance à discréditer les organisations de la société civile critiques, en les accusant sans fondement de manquer de compétences ou de travailler en accord avec les partis d’opposition. Cette attitude hostile complique la défense de nos recommandations auprès des différentes branches du gouvernement », nous confie Vakhtang Menabde, directeur du Programme de soutien aux institutions démocratiques auprès de l’Association géorgienne des jeunes avocats (Gyla).

Depuis 2012, la Géorgie est gouvernée par le parti Rêve géorgien, qui a succédé au gouvernement du Mouvement national uni. Selon le militant, celui-ci avait limité fortement l’indépendance du système judiciaire et la liberté de la société civile. Après les élections de 2012, certains processus de libéralisation ont commencé. « Même si plusieurs vagues de réformes ont été lancées, la plupart d’entre elles n’ont amélioré que certaines failles du système, mais elles n’ont pas modifié les véritables caractéristiques institutionnelles. C’est pourquoi, malheureusement, l’indépendance du pouvoir judiciaire en Géorgie est aujourd’hui sévèrement limitée », continue-t-il.

En ce qui concerne le rôle de la société civile, l’ONG Gyla préconise depuis des années des réformes concernant les organes judiciaires, le gouvernement local et la loi électorale. Vakhtang Menabde estime que nombre de ses recommandations ont été réellement reflétées dans la loi, mais les propositions les plus cruciales, qui entraîneraient de réels changements de pouvoir, ont été négligées. « Pour résumer, les sociétés civiles en Géorgie opèrent essentiellement dans un environnement libre, mais très polarisé et tendu », conclut-il.

Par ailleurs, plusieurs scandales récents ont montré que les militants de la société civile, les journalistes et les associations politiques sont surveillés de près par les Services de sécurité de l’Etat. Dans une lettre ouverte publiée en août, une dizaine d’ONG ont dénoncé les pouvoirs excessifs des services de renseignement et leur atteinte à la vie privée.


Ce reportage a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

OMC : La Suisse peut souffler…. pour l’instant

Photo: siège de l’OMC à Genève © Isolda Agazzi

La conférence ministérielle de l’OMC est ajournée sine die. La Suisse et l’UE sont de plus en plus isolées dans leur opposition à la levée des brevets sur les vaccins. Sans attendre la prochaine ministérielle, une décision peut et doit être prise par le Conseil général. Le nouveau gouvernement allemand pourrait infléchir la position de l’UE

La décision est tombée hier, peu avant minuit : l’Organisation mondiale du commerce (OMC) annule la conférence ministérielle prévue à Genève du 30 novembre au 3 décembre et la reporte sine die. En cause : les interdictions de vols en provenance d’Afrique australe imposées par la Suisse et l’Union européenne suite à l’apparition du nouveau variant Omicron du Covid – 19.

Cette décision est bienvenue : il était impensable de tenir une réunion aussi importante sans la participation en présentiel de certains ministres et, de la part de la première directrice générale africaine de l’organisation, Ngozi Okonjo-Iweala, on n’en attendait pas moins.

On imagine que la Suisse doit souffler : la pression montait de toute part pour qu’elle accepte la levée temporaire des brevets et autres éléments de protection de la propriété intellectuelle sur les vaccins, médicaments et tests anti-covid, comme demandé par l’Inde et l’Afrique du Sud (dérogation ADPIC). Cette proposition est soutenue par une centaine de pays et même partiellement par les Etats-Unis, qui ont accepté au moins la levée de la protection de la propriété intellectuelle sur les vaccins.

La Suisse est l’un des rares pays qui continuent à s’y opposer, avec l’Union européenne et la Grande Bretagne. Mais le Parlement européen vient de voter, le 25 novembre, une résolution en faveur de la dérogation qui pourrait infléchir les décisions de la Commission européenne.

Le Conseil général de l’OMC peut décider de la levée des brevets

Que va-t-il se passer maintenant ? Techniquement une conférence ministérielle n’est pas nécessaire pour une dérogation ADPIC : celle-ci peut être approuvée par le Conseil général de l’OMC, qui a déjà approuvé beaucoup de dérogations dans le passé. La différence est que la ministérielle rendait la question beaucoup plus visible : des manifestations sont prévues à Genève et dans d’autres villes, les ONG comme Alliance Sud étaient et restent mobilisées et les médias du monde entier s’intéressent à la question.

La conférence s’annonçait très difficile et personne ne pouvait en prévoir l’issue, mais l’intransigeance suisse et de quelques autres pays risquait de la faire échouer car à l’OMC les décisions se prennent par consensus.

Les travaux sur la dérogation aux dispositions de propriété intellectuelle devraient donc se poursuivre au sein du Comité sur les ADPIC, où la Suisse risque d’être de plus en plus isolée : au sein de l’Union européenne, c’est l’Allemagne qui menait le front du refus, mais le nouveau gouvernement de centre – gauche pourrait changer de position.

Paradoxalement, le nouveau variant Omicron aura montré une fois de plus, si nécessaire, que tant que le monde entier n’est pas à l’abri du covid, personne ne l’est. Il est donc plus urgent que jamais d’augmenter la capacité de production des vaccins, tests et médicaments dans les pays en développement. Ceci passe aussi par la levée des brevets et le transfert de technologie et de savoir faire par les entreprises pharmaceutiques.

On peut espérer que ceci se fasse avant la prochaine conférence ministérielle, dont la nouvelle date n’a pas été fixée. Sinon il sera peut-être trop tard pour juguler enfin ce virus qui a mis le monde à l’arrêt depuis deux ans.

La Patagonie, miroir aux alouettes

Zahori, en compétition au Festival Filmar en America latina, raconte l’histoire d’un malentendu, comme il y en a souvent. Celle d’Occidentaux partis à la rencontre d’une culture fantasmée, dans laquelle ils n’arrivent pas à s’intégrer, et qui finissent par vivre dans leur bulle, à cheval entre deux mondes  

Il y a d’abord la famille tessinoise qui s’est installée en Patagonie pour vivre le rêve de l’autosuffisance, dans un esprit New Age. Les parents se disputent sans cesse car le père veut rentrer en Suisse, découragé par la dureté de la vie dans les steppes balayées par le vent, où il s’avère plus difficile que prévu de faire pousser des légumes. Peut-être bouddhistes, sûrement végétariens, ils interdisent à leurs deux enfants de manger « les animaux morts », à commencer par les truites offertes à Mora par un jeune gaucho tout sourire, et la viande.

Tiraillée entre deux cultures, l’adolescente ne comprend pas : les gauchos ne mangent-ils pas les animaux ? Ils cuisinent même le tatou, sorte de pangolin d’Amérique du Sud qu’elle n’arrive toujours pas à attraper, malgré ses efforts.  Elle est malheureuse et à l’école elle s’ennuie ferme: les garçons la traitent d’étrangère et ne la laissent pas jouer au foot car « ce n’est pas une activité pour femmes, pas plus qu’être gaucho», alors même que c’est son rêve.

Evangélistes américains cravatés

Il y a ensuite les évangélistes américains qui errent dans ces terres inhospitalières en cravate, à la recherche d’âmes à sauver. Eux aussi voient le football d’un mauvais œil, mais pour d’autres raisons : le ballon c’est la tête du diable et eux « tels des soldats du Seigneur, vont dans les endroits les plus isolés du monde pour le chasser ». Les parents de Mora rejettent leur prosélytisme, tout comme Nazareno Pichiman, le vieux gaucho qui se ressource au bruit du vent, se laisse bercer par les frondaisons animées des arbres et s’endort à côté des rochers sacrés. Il vit seul depuis que sa femme est partie chercher ses origines en Italie, faisant en quelque sorte le chemin inverse de celui des Suisses. C’est auprès de lui que Mora cherche refuge lorsqu’elle se fait renvoyer de l’école.

Une nuit, le vent impétueux brise la corde de Zahori, la jument blanche de Nazareno. S’ensuit une quête aux relents mystiques, où tout le monde cherche le cheval, ou soi-même, les personnages se croisent sans se reconnaître, les rêves deviennent réalité et Mora semble avoir enfin trouvé son identité.

Puerto Piramides, Patagonie, Argentine © Isolda Agazzi

La Patagonie, page blanche ou tableau noir

Le cadre de ce premier film de Mari Alessandrini, réalisatrice argentine installée en Suisse, n’est pas anodin : la Patagonie est un personnage à elle toute seule. Mystérieuse, hostile et accueillante à la fois, cette terre du bout du monde a attiré tour à tour des colons et des investisseurs étrangers, des criminels nazis et des repris de justice, dont Butch Cassidy et Sundance Kid, les célèbres pilleurs de banques américains du début du 20ème siècle. Fascinés par une terre à l’apparence vide, mais habitée par des peuples autochtones abondamment massacrés – notamment les Mapuche et les Tehuelche – ces aventuriers ont été encouragés par les gouvernements successifs à venir écrire une nouvelle page de l’histoire argentine.

S’en suivirent des hippies, des poètes et des chercheurs de rêve, désireux d’écrire leur propre histoire dans ces étendues sans fin, où l’infini semble à portée de main. Au risque de vivre à côté des populations locales sans vraiment les comprendre – ce qui est inoffensif en soi et n’enlève rien à l’intérêt de la démarche, tant qu’il ne s’agit pas d’extermination, d’accaparement des terres ou d’acculturation plus ou moins forcée. Pour que la page blanche ne se transforme pas (de nouveau) en tableau noir.


Zahori, de Mari Alessandrini, Festival Filmar en America latina, le 26.11, 27.11, 28.11


Voir aussi les articles de la même auteure sur la Patagonie

 

Les aveugles et malvoyants à la conquête des sommets

En Suisse romande, les déficients visuels peuvent pratiquer toute sorte de sports grâce à une association unique en son genre et à des guides bénévoles. Les nouvelles technologies, à commencer par l’iPhone, leur permettent de mener une vie aussi autonome que possible  

« Viens, on va voir la vue » lance Nicole à Hervé, l’entraînant au bord d’un précipice s’ouvrant sur un paysage à couper le souffle. Cela pourrait sonner comme une insulte ou une mauvaise blague, mais il n’en est rien. Les deux marcheurs ont le sens de l’humour, alors même qu’ils forment un tandem surprenant : Hervé Richoz est malvoyant et Nicole, professeur de yoga dans la vie, son guide du jour sur les chemins escarpés du Haut Valais.

Ils sont membres du Groupe sportif des handicapés de la vue (GSHV,) une association unique en Suisse romande, créée il y a 35 ans pour permettre à des personnes aveugles ou malvoyantes de pratiquer du sport. Mais quel plaisir y a-t-il à randonner dans l’obscurité, ou presque ? « Je suis dans le ressenti. Plus je suis dans l’élément, plus je vois. En marchant, j’ai le temps de voir comment le paysage se transforme. Au début c’est flou, après les informations se rajoutent. Je ressens l’énergie que dégagent les sapins, le vent, c’est trop beau !» s’exclame Hervé Richoz qui, atteint d’une DMLA (Dégénérescence maculaire liée à l’âge), voit les contours des choses, mais pas l’intérieur. Poète à ses heures, il est le rédacteur du journal de la Fédération suisse des aveugles et malvoyants.

Donner du sens à sa vie

En ce dimanche, une vingtaine d’aveugles et malvoyants, chacun accompagné par son guide, se retrouvent dans le train qui file de Genève à Viège. Ils convergent de toute la Suisse romande, certains s’étant levés à l’aube pour participer à cette randonnée mensuelle qu’ils ne rateraient pour rien au monde. Leur bonne humeur, volonté et résilience éblouissent d’emblée les guides du jour.

Vincent Tourel, le président du GSHV, 52 ans, nous accueille chaleureusement. « Depuis quelques années ma vue a nettement baissé, aujourd’hui je ne vois presque plus rien et depuis cinq ans j’ai complètement arrêté de travailler. Alors j’ai assumé la présidence de cette association pour donner un sens à ma vie », nous confie-t-il.  Le club compte 140 membres – la moitié ont un déficit visuel et la moitié sont des guides – dont une cinquantaine pratique régulièrement. Avec le temps, certains guides ont pris de l’âge si bien que le club en cherche des nouveaux. Il a mis au point un manuel pour adapter son guidage au type de handicap. La DMLA est l’affection la plus courante, suivie par la rétinite pigmentaire, où le champ de vision se ferme de plus en plus et la vision devient tubulaire.

Arrivés au point de départ de la marche, le président souhaite la bienvenue aux participants et annonce les activités à venir. Le programme est chargé : aviron, sorties à vélo en tandem, initiation au paddle, assemblée générale, prochaine course en montagne… En hiver, six des personnes présentes skient avec le Groupement romand pour skieurs aveugles et malvoyants, guidées par leur tandem grâce à la voix ou à un micro relié à un casque.

 Le chien comprend trois langues

La petite caravane s’ébranle. Le plus souvent, les aveugles tiennent leur guide par le sac à dos et les malvoyants suivent les instructions du leur à la voix : « Marche, racine, obstacle », illustre Pietro, un retraité lausannois et guide assidu, à sa coéquipière malvoyante. « Il y a de jolies bruyères, quelques campanules, des mélèzes très verts, deux ou trois racines », conte Nicolas Xanthopoulos,  chef de course du Club alpin suisse et participant occasionnel, à Viviana, qui ne voit pas du tout.

Elle est venue avec Pancho, son labrador noir de trois ans. Après l’avoir menée jusqu’à la gare, celui-ci profite pleinement de son jour de congé, sans toutefois quitter sa maîtresse d’une semelle. La semaine, il l’amène au bureau où elle travaille comme traductrice. Tout comme elle, il est polyglotte : il comprend le français, l’allemand et l’italien, mais reçoit les ordres uniquement en italien, une langue plus adaptée à la formation des chiens- guide car plus phonique et précise que les autres.

La façon de marcher, nous explique-t-on, raconte un peu où les personnes en sont dans l’acceptation de leur handicap : certaines ont lâché prise et sont complètement dans la confiance et le ressenti. D’autres s’accrochent à leur reste de vue pour se rassurer, ou par habitude.

C’est le moment de la pause pique-nique près de la rivière. Marie-Pierre et Jenny, son amie et guide fidèle, partagent chaleureusement tortilla, guacamole et un délicieux cake au thon préparé par la marcheuse aveugle. Mais comment fait-on pour cuisiner sans voir ? « Je suis très organisée dans ma cuisine, je ne risque pas de mélanger le sel et le sucre, s’amuse Marie-Pierre. Et pour les mesures, j’ai une balance qui parle. »

Balance qui parle

Qui parle ? Oui, c’est l’Union centrale suisse pour le bien des aveugles (UCBA) qui fournit les « moyens auxiliaires » – thermomètres et autres balances qui parlent. La Fédération suisse des aveugles et malvoyants propose, quant’ à elle, plusieurs applications dont E-kiosk, qui permet de lire une soixantaine de journaux au prix de 120.- par an. Pour les sorties cinéma, c’est l’application Greta qui fournit l’audiodescription.

Après une bonne marche de dix kilomètres – il faut compter environ une fois et demie le temps indiqué par les panneaux jaunes de randonnée – le petit groupe arrive à Moosalp et goûte au tant soupiré mille-feuille dont la renommée s’étend bien au-delà de la vallée. « On s’adapte au tandem, c’est un moment d’échange, de générosité et de partage », conclut Hervé. Quant à nous, on ne sait plus trop qui s’est adapté à qui, qui est aveugle et qui ne l’est pas.


Accessibilité des sites web

Les nouvelles technologies ont permis aux handicapés de la vue de faire des pas de géants vers une vie la plus autonome possible. Dès le début, Apple a installé Voiceover sur l’iPhone, une synthèse vocale qui lit tout ce qui est l’écran. Les autres marques ont suivi, « mais ce n’est pas aussi bien », nous assure-t-on. Pour aider les aveugles à utiliser toutes ces fonctionnalités insoupçonnées, la Fédération a soutenu un projet d’entraide devenu l’Ecole de la pomme, une plateforme de formation et d’échange de bonnes pratiques, notamment par WhatsApp.

« L’un de nos grands combats à la Fédération, c’est l’accessibilité des sites web, continue Hervé. Tous les sites ont désormais des « textes alternatifs » lisibles par synthèse vocale comme Voiceover, qui expliquent par l’audio les commandes et les boutons et nous permettent de faire nos courses en ligne, par exemple. Mais il arrive qu’on soit bloqué bêtement à la fin du processus ne sachant pas si l’ultime bouton est commander ou annuler la commande ! Alors nous contactons les webmasters qui, la plupart du temps, se montrent très disponibles. »


Ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine 

Dieu aime-t-il Haïti ?

Photo: Fuite de Port-au-Prince après le tremblement de terre de 2010 © DVIDS

Avec God loves Haïti, Dimitry Elias Léger signe un roman intense qui pose les questions de l’existence de Dieu, de l’amour et des relations douloureuses de son pays avec les grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis

« Le tremblent de terre est l’ultime preuve que Dieu aime Haïti », déclare sans ambages Monseigneur Dorélien, en train d’agoniser sous les décombres de la cathédrale de Port au Prince, détruite par le terrible tremblent de terre du 12 janvier 2010 qui a fait un demi-million de morts. « Quoi?? » manque presque de s’étrangler Natasha Robert, l’héroïne de God loves Haïti, le roman de Dimitry Elias Léger qui vient de paraître en français. « La façon dont nous, les Haïtiens, subissons le malheur, les privations, ainsi qu’une inimitié étrangère disproportionnée correspond point par point au destin des peuples élus, au cours de l’histoire. D’un point de vue biblique, en tout cas, Dieu nous aime juste un peu trop, je dirais. »

Chez un peuple aussi pieux que celui de Haïti, la question est incontournable : peut-on croire en Dieu lorsqu’on vit dans un pays qui semble cumuler les malheurs de l’histoire et les catastrophes humaines et naturelles ? Confronté à notre question, Dimitry Elias Léger botte en touche : « Personne n’a de réponse à la question de l’existence de Dieu et les personnages du livre se la posent, comme moi. Mais il y en a beaucoup d’autres : j’ai un passeport haïtien et un passeport américain. Comment les Etats-Unis et Haïti peuvent-ils exister à 150 km de distance l’un de l’autre et être, le premier, le pays le plus riche du monde et le second l’un des plus pauvres ? »

Dimitry Elias Léger

Embargo économique pendant tout le 19ème siècle

Pour cet écrivain, journaliste et consultant des Nations Unies, les extrêmes dans lesquels se débat son pays – qui oscille constamment entre beauté absolue et cataclysmes – ne tombent pas du ciel : « Il y a toujours eu un manque de fraternité vis-à-vis de Haïti, pointe-t-il : quand le pays a obtenu son indépendance de la France, les Français ont convaincu les Américains, les Britanniques, les Espagnols et les Portugais de le boycotter.  De 1804 à 1899 – soit pendant 95 ans ! – les Etats-Unis n’ont pas fait de commerce avec Haïti – comme avec Cuba pendant les 60 dernières années. Le pays le plus riche du monde, en pleine croissance, n’a pas acheté nos marchandises et ne nous a rien vendu, ce qui nous a fait rater le 19ème siècle économiquement. La France a été une mauvaise perdante et elle a convaincu les autres pays de se montrer aussi égoïstes qu’elle. De surcroît, elle a exigé que Haïti lui paie une rançon pendant 150 ans, pour une valeur estimée à 21 milliards USD. Aucun pays au monde ne peut se développer dans de telles conditions ! »

« 12’000 Casques bleus, pour quoi faire ? »

Et à l’entendre, cela continue… « Il y a 12’000 Casques bleus pour les néocolonialistes des Nations Unies déguisés en gardiens de la paix», lit-on dans le roman. Au téléphone, son auteur enfonce le clou : de 2’000 à 2019, Haïti a été surnommée la République des ONG car toutes les ONG du monde y menaient des programmes. C’était un pays d’expérimentation, il y avait des évangélistes américains, des lycéens qui venaient étoffer leur CV avant d’entrer à l’université… Certaines organisations ne travaillaient même pas avec le gouvernement, elles construisaient une école sans se soucier des besoins de la communauté, ni se coordonner avec les autres ONG.

Et puis il y avait l’ONU : de 2004 à 2018, elle a dépêché sur place 12’000 Casques bleus. « C’est énorme ! Haïti n’est pas un pays en guerre, nous ne courons pas le risque d’être envahis par la République dominicaine ou la Jamaïque, que faisaient 12’000 Casques bleus pendant toutes ces années ? »

Bill Clinton et le FMI ont mis l’industrie rizicole haïtienne à genoux

Pour Dimitry Elias Léger, ce n’est pas la charité, mais le commerce et des relations économiques équitables qui peuvent aider les pays pauvres à se développer de façon durable, ce qui passe forcément par l’industrialisation. Il donne l’exemple la Chine, qui a produit pour les Etats-Unis et l’Europe dès les années 1970, mais en leur imposant ses conditions : qu’ils lui apprennent à produire elle-même et assurent le transfert de technologie. Les pays qui n’ont pas eu des gouvernements aussi solides, comme la plupart des pays africains et Haïti, sont restés pauvres.

« Depuis la fin du gouvernement Duvalier, en 1986, les relations avec les Etats-Unis se sont un peu améliorées, relève-t-il. Mais le mieux qu’ils pourraient faire, c’est de nous acheter du riz et du sucre et de promouvoir le tourisme. Les pays environnants, comme la République dominicaine, la Jamaïque et les Bahamas, bénéficient de la générosité des Etats-Unis ; Haïti pas, ou pas assez. »

Il donne un exemple concret de « méchanceté » : dans les années 1990, le président américain Bill Clinton a fait passer une loi qui augmentait drastiquement les subventions au riz américain, ce qui a fait chuter son prix. En même temps, le Fonds monétaire international a imposé à Haïti une baisse drastique des droits de douane sur le riz importé, qui sont passés de 50% à 3%. Ces décisions ont mis à genoux les producteurs de riz haïtien : d’une part, ils étaient concurrencés par les importations de riz américain, devenu beaucoup moins cher et, d’autre part, ils n’arrivaient plus à exporter vers le marché américain. « Et vous savez où les Haïtiens se sont mis à acheter leur riz ? D’Arkansas, l’Etat américain dont Bill Clinton avait été gouverneur ! En 2013, lorsqu’il a été nommé Envoyé spécial pour Haïti, il a demandé pardon d’avoir ruiné l’industrie rizicole haïtienne, mais c’était trop tard et à ce jour les subventions n’ont pas baissé. Donc, si Joe Biden voulait vraiment aider Haïti, il pourrait supprimer les subventions aux producteurs de riz américains.»


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

Soudan, Ethiopie… quel gâchis !

Photo: mural avec le premier ministre déchu, Abdallah Hamdok, Karthoum © Isolda Agazzi

La Corne de l’Afrique chancelle : le Soudan et l’Ethiopie, les deux plus grands pays de la région, pourraient tourner la page d’une parenthèse plus ou moins longue de paix et démocratie

Au Soudan, elle n’aura duré que deux ans. En avril 2019, le peuple, avec le soutien des militaires, a renversé le dictateur Omar El Bashir, qui avait fait régner la terreur pendant trente ans.  Mais le pays a été gouverné sans cesse par les militaires depuis son indépendance en 1956, à l’exception de cinq courtes années de démocratie. Dernier coup d’Etat en date: le 25 octobre, le général Abdel Fattah Al-Burhane, président du Conseil souverain, a renversé le gouvernement et s’est octroyé les pleins pouvoirs.

Depuis la révolte populaire, le Soudan marchait sur le fil du rasoir : un gouvernement avait été mis en place, mais le pouvoir réel était aux mains du Conseil souverain, une institution de transition composée théoriquement de civils et de militaires à parts égales, mais où les militaires étaient plus nombreux depuis au moins six mois. En mai dernier, Mohamed Daglo dit Hemetti, le vice-président du Conseil souverain et puissant chef des Forces de soutien rapide, un groupe paramilitaire accusé des pires exactions au Darfour, nous avait assuré que les militaires allaient quitter le pouvoir après les élections. Mais celles-ci ont été constamment reportées : 2021, 2022, 2023….

On n’y avait pas cru, mais on ne pensait pas non plus qu’ils reprendraient le pouvoir aussi vite.  La question se pose de savoir si on peut faire confiance aux militaires pour bâtir une démocratie, mais comment les écarter lorsqu’ils détiennent tous les leviers politiques et économiques et sont, de fait, incontournables ?

Mohamed Daglo dit Hemetti, mai 2021 © Isolda Agazzi

Militaires possèdent 80% des entreprises d’Etat

L’excuse avancée par le général Abdel Fattah Al-Burhane pour reprendre le pouvoir est l’incompétence du gouvernement, qui aurait, à l’entendre, échoué à relever le pays du marasme économique. Pourtant le cabinet du premier ministre Abdallah Hamdok a fait des miracles, vu la situation : il a réussi à faire lever les sanctions américaines et à ramener le Soudan dans le concert des nations. Il a convaincu le Club de Paris, un groupe informel de 22 créanciers (dont la Suisse, mais pas la Chine) de commencer à effacer une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD.

En échange, le gouvernement a dû appliquer le programme d’austérité impose par le Fonds monétaire international: supprimer les subventions aux biens de première nécessité – ce qui a fait exploser les prix – et laisser fluctuer le taux de change de la livre soudanaise – ce qui a fait bondir l’inflation à 400%. Il devait se dépêtrer avec des caisses vides, alors que 80% des entreprises d’Etat appartiennent encore et toujours aux militaires car les réformes n’avancent pas.

S’y ajoutait l’épineuse question du transfert de Omar El Bachir à la Cour pénale internationale, voulue par le gouvernement, mais jamais avalisée par le Conseil souverain dont les membres militaires, eux-mêmes impliqués dans des atrocités, notamment au Darfour, avaient trop à craindre.

Depuis le 25 octobre la rue est vent debout contre le coup d’Etat et 11 personnes au moins ont été tuées. La situation reste très floue, notamment en raison du partage du pouvoir entre les militaires, dont certains n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. Les pressions des bailleurs et créanciers occidentaux sont énormes et elles pourraient influencer le cours des évènements.

 

Manifestation d’Erythréens à Genève © Isolda Agazzi

Rebelles tigréens à 400 km d’Addis Abeba

En plus de ses innombrables problèmes, le Soudan doit gérer le flux des réfugiés qui arrivent du Tigré, la région du nord de l’Ethiopie où l’armée régulière, avec le soutient de l’Erythrée, est en guerre contre les rebelles du Front populaire de libération du Tigré (TPLF) auxquels se sont joints d’autres groupes armés.

Le conflit, qui a commencé il y a un an, risque de s’étendre à tout le pays si les rebelles, qui ne sont plus qu’à 400 km d’Addis Abeba, s’emparent de la capitale. Tout en niant la gravité de la situation, le premier ministre, Abiy Ahmed, a décrété l’état d’urgence et certains habitants de la capitale se préparent à fuir.

Au Tigré, même l’Italie s’est cassé les dents

Le Tigré a toujours été le théâtre d’affrontements violents. L’Italie, ancienne puissance coloniale, s’y était cassé les dents en perdant en 1896 la bataille d’Adoua – ce qui, en plein partage de l’Afrique, a constitué une victoire significative d’un pays africain face à un colonisateur européen.

En 1993, c’était au tour de l’Erythrée de gagner son indépendance de l’Ethiopie, après trente ans de guerre. Cette année-là, du côté de Makalle et de Axum, on pouvait encore voir des chars abandonnés surgir de terre et on sentait la désolation flotter dans l’air. Une nouvelle guerre a éclaté entre les deux Etats en 1998 – 2000 pour une contestation de la frontière, mais les deux pays se sont réconciliés après l’arrivée au pouvoir de Abiy Ahmed, en 2018. Pourtant l’Erythrée et le TPLF sont restés des ennemis farouches.

L’émissaire américain pour la Corne de l’Afrique, Jeffrey Feltman, est à Addis Abeba aujourd’hui et demain pour essaye de trouver une issue à la situation. On espère que cette mission sera plus fructueuse que la précédente: le 24 octobre il s’était rendu au Soudan et le lendemain le général Al-Burhan avait perpétré le coup d’Etat.

Alors, après des décennies de pouvoir militaire, la paix n’est peut-être pas impossible, mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très difficile.


Voir aussi de la même auteure Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires, juillet 2021

Elargir son horizon, des Alpes à l’Afrique

Photo: clinique dentaire de Kinshasa © Claire Aeschimann

A 87 ans, Claire Aeschimann, alpiniste chevronnée et dentiste au grand cœur, continue à œuvrer bénévolement dans la clinique dentaire qu’elle a ouverte en République démocratique du Congo et, accessoirement, au Point d’Eau de Lausanne

Avec sa casquette multicolore vissée sur la tête et son sourire en coin, on dirait une Gavroche des Alpes aux cheveux blancs. Cela lui sied plutôt bien car Claire Aeschimann, Clairon pour les intimes, est un personnage choyé dans le petit monde de la randonnée romande. A 87 ans, elle a fait deux fois la traversée du Mont Blanc et gravi tous les 4’000 mètres de Suisse et des environs – « c’est vite fait, il n’y en a pas beaucoup ! » – s’amuse-t-elle de son petit air narquois. Elle est aussi une personnalité respectée car cette dentiste au grand cœur apporte son aide aux plus démunis depuis plus de vingt ans, de Lausanne à l’Afrique.

Claire Aeschimann © Isolda Agazzi

Ouverture d’une clinique dentaire à Kinshasa

En 1989, elle faisait partie du Groupe d’entraide médicale du Département missionnaire des Eglises protestantes de Suisse romande lorsque Jean-François, un dentiste renommé de la place, lui a proposé de l’aider à monter une clinique dentaire en République démocratique du Congo (RDC). C’était la même clinique du Secours dentaire international, une fondation suisse qui vise à mettre en place une dentisterie sociale dans les pays en développement.

« Nous avons créé cette clinique à Kinshasa où je me rends encore régulièrement – la dernière fois c’était en novembre passé. Nous faisons surtout des extractions car les patients, très démunis, arrivent lorsqu’il est trop tard pour soigner leurs dents. Ils paient 10 USD pour une intervention, ce qui n’est pas rien pour les standards locaux, mais les autres institutions sociales pratiquent les mêmes prix, il faut bien acheter le matériel. Je vais en RDC depuis 32 ans, la pauvreté est extrême, au début je croyais que la situation des gens allait s’améliorer, mais malheureusement il n’en est rien… », nous raconte-t-elle, couchée dans l’herbe en attendant que les saucisses grillent sur le feu de camp.

Cabinet dentaire du Point d’Eau à Lausanne

En Suisse romande, Claire pratique aussi au Point d’Eau Lausanne, un centre dédié à la santé des personnes vulnérables où, avec les institutions et l’aide d’un représentant d’une maison de produits dentaires, elle a ouvert le cabinet dentaire. Elle y exerce deux matins par semaine, extrayant surtout des dents et faisant beaucoup de traitements de racines et de dépannages à des personnes vulnérables qui ne peuvent pas se permettre de payer les soins dentaires, ne bénéficient pas d’aide sociale pour cette prestation et s’acquittent de la somme de 40.-

Depuis quelques années, cette alpiniste chevronnée, qui a gravi son premier 4’000 mètres à 12 ans et le Cervin à 19 ans, a dû freiner ses ardeurs pour la montagne en raison d’un méchant problème au genou. Fini l’alpinisme et l’escalade et depuis peu, même les sorties à peau de phoque. Mais il reste la randonnée, qu’elle continue à pratiquer assidument « même si je vais moins vite maintenant », précise-t-elle, alors que son genou la trahit une fois de plus dans la descente.

Elargir son horizon

Une personnalité étonnante et attachante…. « Sacrée Clairon ! s’exclame un ami du Club alpin. Fort caractère, courage mais aussi amabilité et altruisme sont les traits qui la caractérisent. Son engagement en Afrique est exemplaire : malgré son âge elle se rend sur place avec des dizaines de kilos de matériel pour sa clinique dentaire. Au Point d’Eau elle donne le sourire aux plus démunis et lors des courses en montagne elle est toujours prête à donner un coup de main. »

Mais qu’est-ce qui pousse ce petit bout de femme à se dépenser sans compter, alors qu’elle pourrait couler une retraite paisible et gravir encore quelques sommets? « J’aime mon travail, que j’ai dû arrêter à 62 ans pour m’occuper de ma mère. Et j’aime m’occuper des autres. Aller en Afrique me permet d’élargir mon horizon au-delà de la montagne. »


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

En Zambie, des cheffes de village pour amener la paix

Photo: village de Zambie © Wiebke Wiesigel

Alors que la Zambie vient d’élire son nouveau président sur fond de scandales et de corruption, les chefs de village – souvent des femmes – s’emploient à résoudre les conflits. Wiebke Wiesigel, doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, passe six mois parmi eux pour comprendre le fonctionnement de cette justice traditionnelle

Jeudi 12 août, les Zambiens se sont rendus aux urnes pour élire leur nouveau président, dans une atmosphère particulièrement tendue et de plus en plus répressive, sur fond de scandales dans l’utilisation des fonds publics et de corruption. Dans ce contexte, Wiebke Wiesigel, jeune doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, s’est installée pendant six mois dans un village de la province de Lusaka pour écrire sa thèse sur le fonctionnement des « tribunaux coutumiers » dans la gestion des conflits. Dans ces institutions non étatiques, ce sont les chefs de village qui s’emploient à résoudre les conflits et à rendre la justice.

Wiebke Wiesiegel © Aurélie Sarrio

L’observation participante pour être au plus près des gens

Mais qu’est-ce qui pousse une jeune femme de 28 ans à s’installer dans un village zambien pour étudier la justice locale ? L’ethnologie emploie une méthodologie de recherche appelée « observation participante », qui consiste en une immersion dans les groupes étudiés pour allier entretiens et observations pratiques. « Je partage la vie quotidienne d’une famille du village dans des conditions modestes, sans eau courante, ni électricité. J’accompagne la mère au marché ou à l’église et je peux ainsi mener de nombreuses conversations informelles», nous indique-t-elle, jointe sur son téléphone portable qu’elle recharge à l’aide d’un petit panneau solaire, ou à l’hôpital du village voisin.

Ce qui intéresse la jeune ethnologue, c’est qu’il y a eu très peu de recherches sur ces institutions coutumières, alors que ce sont de loin les plus sollicitées par les Zambiens. En revanche, on a beaucoup étudié les institutions étatiques pour mener des projets de développement financés par les bailleurs de fonds. Elle ajoute que pendant longtemps l’anthropologie s’est intéressée aux marginalisés, elle a voulu donner une voix à ceux qui n’en avaient pas, mais cette perspective est quelque peu dépassée, aujourd’hui on s’intéresse davantage aux personnes dans des positions de pouvoir.

Succession matrilinéaire

Dans la région étudiée par Wiebke Wiesigel, les chefs de village sont principalement des femmes. Il s’agit d’une position transmise de génération en génération au sein d’une même famille.

« Dans les villages dans lesquels je vis, la succession est matrilinéaire, ce n’est pas l’enfant du chef qui hérite du poste de chef de village, mais celui d’une parente – sœur, tante, etc. » Il est lié à un certain prestige, mais comporte également de nombreuses responsabilités : « J’ai parlé avec une femme qui, au début, ne voulait pas assumer ce rôle car elle se trouvait trop jeune pour endosser autant de responsabilités. Elle était mal à l’aise de devoir se lever, prendre la parole en public, se donner de l’importance … mais aujourd’hui elle s’y est faite ! », nous confie-t-elle. Dépourvus d’un soutien financier du gouvernement et avec très peu d’infrastructures matérielles et humaines à disposition, les chefs de village sont très sollicités. « Une femme me racontait que les gens viennent parfois toquer à sa porte au milieu de la nuit pour lui demander de l’aide ! »

Accès à la terre et disputes conjugales

L’une des principales difficultés qu’elle constate, ce sont les déplacements. Il y a peu de bus et souvent les chefs de village n’ont pas les moyens de s’acheter un vélo. Pourtant si quelqu’un les appelle, ils doivent quitter leur travail au champ ou au marché et se rendre disponibles. A pied, cela prend vite une heure…

Sans surprise, le principal sujet de discorde porte sur les terres. Les registres fonciers sont tenus par les chefs de village et les conflits autour de la démarcation et la vente des terrains sont nombreux, d’autant plus que la très grande majorité des villageois sont agriculteurs.

L’autre sujet, ce sont les disputes conjugales. Dans ce système de justice de proximité, on accorde une grande importance à la réconciliation, un peu comme dans une médiation conjugale. La plupart des cas sont traités en public, sauf pour les questions qui touchent à la « chambre à coucher ». Si la conciliation n’aboutit pas, le différend remonte jusqu’au tribunal étatique, le seul qui peut prononcer le divorce des mariages coutumiers. Mais là il faut payer, tandis que les chefs de village touchent très peu, ou alors les personnes reconnues coupables sont astreintes à des travaux d’intérêt général, comme la construction de latrines.

La paisibilité, marque de fabrique d’un pays autoproclamé chrétien

Elle ajoute se sentir très en sécurité dans ce pays d’Afrique austral qui utilise l’argument de la paisibilité pour se démarquer. « Dans les années 1990, le président Chiluba a déclaré la Zambie une nation chrétienne et la religion joue un rôle très important dans la vie quotidienne de la majorité des gens. Également dans les tribunaux coutumiers où l’accent est mis sur la réconciliation et le dialogue, souvent avec des références explicites au christianisme et à Dieu. D’où le lien avec ma recherche. »

Est-ce que cette expérience lui plaît ? « J’adore être sur le terrain et pouvoir apprendre des chefs et des villageois ! Ils me parlent volontiers, m’invitent chez-eux et me posent également beaucoup de questions sur la Suisse. Je suis touchée par l’accueil qui m’a été réservé. Mais c’est parfois rude et pas seulement à cause des conditions de vie. Le plus dur c’est de voir des gens qui n’ont presque rien, qui doivent décider si acheter un sac de sel ou pas. Je me sens souvent impuissante même si je sais que les gens n’ont pas besoin de mon aide. »


Cet article a été publié dans l’Echo Magazine 

Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires

Photo: cérémonie soufie à Omdurman © Isolda Agazzi

Deux ans après avoir renversé le dictateur Omar El Bashir, les Soudanais rêvent de paix et démocratie. Après trente ans d’isolement, le pays s’ouvre au monde et dévoile ses immenses richesses archéologiques, à commencer par les pyramides des pharaons noirs. Mais l’équilibre entre pouvoir civil et militaire est très fragile et les défis économiques immenses. Le Club de Paris a annoncé ce matin avoir effacé une bonne partie de la dette soudanaise

Une foule impressionnante traverse l’énorme cimetière et converge vers le tombeau du cheik Hamed Al-Nil, un leader spirituel très vénéré au Soudan. Comme tous les vendredis, à Omdurman, dans la périphérie de Khartoum, là où le Nil bleu conflue dans le Nil blanc, se déroule une ahurissante cérémonie soufie : les adeptes de la confrérie, parés d’oripeaux colorés et portant parfois des dreadlocks, forment un grand cercle devant le mausolée vert aux coupoles dorées. Les hommes entonnent des chants religieux à la gloire de Allah et de son prophète en se balançant d’avant en arrière, ou en tournant sur eux-mêmes comme les derviches. Tout autour se rassemble une foule masculine de plus en plus nombreuse, tandis que les femmes restent à l’écart. L’ambiance est joyeuse, mystique et étonnamment décontractée. Au coucher du soleil, la cérémonie cède la place à la prière.

« Les Soudanais sont à 80% soufis » lance Khalid, mon guide, en empruntant la route qui mène vers le nord, construite en partie par Osama Ben Laden lorsqu’il était réfugié au Soudan. C’est pourtant un islam politique rigoriste, imposé par le dictateur Omar El Bashir, qui a valu au Soudan de figurer sur la liste des pays soutenant le terrorisme et de tomber sous le couperet des sanctions américaines, ce qui l’a mis au ban de la communauté internationale. Trente ans d’un gouvernement militaro-islamiste corrompu et raciste, qui a mené des guerres sanglantes – notamment au Darfour où il y a eu plus de 300’000 morts – et a mis le pays à genoux.

Khartoum entre passé et présent © Isolda Agazzi

Le chef de guerre cherche à améliorer son image 

Jusqu’à ce que l’augmentation du prix du pain déclenche l’étincelle qui a poussé les gens à descendre dans la rue et à renverser le dictateur, le 11 avril 2019. « J’ai protégé les manifestants pendant la révolution, je les ai encouragés à continuer. C’est nous qui avons décidé de changer le régime » déclare sans ambages Mohamed Hamdan Daglo, le vice-président du Conseil souverain, à la presse internationale invitée à Khartoum fin mai.

Ce presque quinquagénaire au visage d’ange, de fait l’homme fort du pays, est un personnage controversé : ancien éleveur de chameaux au Darfour, il a d’abord créé les Janjaweed, les milices qui ont réprimé brutalement les rebelles de sa région, et ensuite les Forces de soutien rapide (FSR), une organisation paramilitaire accusée des pires atrocités, dont le massacre de 128 civils le 3 juin 2019 – dont il nie fermement la responsabilité. Il est membre du Conseil souverain, un organe composé de 14 membres civils et militaires, qui dirige le pays pendant la période de transition aux côtés du gouvernement, jusqu’aux élections prévues en 2022.

Marché d’Omdurman © Isolda Agazzi

Les pays occidentaux soutiennent le gouvernement

Après les élections, les militaires sont censés quitter le pouvoir. Nul ne peut prévoir l’issue de cette transition fragile, mais en attendant Hemetti – le « protecteur » de son surnom – essaye de redorer son image. Avec son immense fortune acquise grâces à d’obscurs trafics et à ses mines d’or, il a créé une banque de micro-crédit et une branche civile de son groupe paramilitaire, qui s’occupe de toutes sortes d’activités allant de la construction de puits et villages au Darfour à la préservation de la faune sauvage, en passant par les soins contre le covid et l’aide aux familles nécessiteuses. Les FSR luttent aussi contre l’immigration clandestine, quoi qu’on entende par cela… « Sans notre intervention, le Soudan serait comme la Syrie ou le Yémen, mais malheureusement nous n’avons aucune reconnaissance de la part de la communauté internationale », clame celui qui se présente comme le sauveur de la nation et qui a les faveurs des Emirats Arabes Unis, du Qatar et de la Turquie.

Les pays occidentaux, quant à eux, conditionnent leur aide au départ des militaires après les élections et il soutiennent le gouvernement, qui doit se débrouiller avec les maigres moyens du bord.

Collecte de l’eau au puits © Isolda Agazzi

La fin des subventions a fait exploser les prix

« Les prix ont explosé ! Même en vendant mes moutons à 40’000 livres (environ 100 CHF), ce qui est un bon prix, je ne m’en sors pas car le sucre, le sorgho et la farine sont devenus inabordables » se lamente un berger rencontré près d’un puits au milieu du désert. Tous les jours, il parcourt 10km à pied par 50 degrés pour venir puiser une eau saumâtre qui sera bue aussi bien par sa famille que par son troupeau.

À la suite de la levée des sanctions américaines, fin 2020, qui le tenaient à l’écart des marchés financiers, le Soudan peut revenir dans le concert des nations. Pour répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI), les autorités ont coupé les subventions à l’essence, à la farine et aux biens de première nécessité et libéralisé le taux de change. Conséquence : l’inflation atteint les 400% et la population s’enfonce toujours plus dans la pauvreté.

Le pays essaye de renégocier une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD. Une vingtaine de pays créanciers du Soudan, réunis dans le Club de Paris, ont annoncé ce matin même qu’ils effaçaient une bonne partie de la dette du pays. “Sur un montant de créances de 23,5 milliards de dollars, nous en avons annulé 14,1 milliards et nous avons rééchelonné le reste”, a détaillé à l’AFP M. Moulin, qui dirige aussi le Trésor français. A terme, néanmoins, la partie rééchelonnée devrait aussi être largement annulée, a-t-il précisé.

Cette annonce s’inscrit dans un processus plus large, sous l’égide du FMI, prévoyant que la dette du Soudan soit allégée de plus de 50 milliards de dollars ces prochaines années. Cela représente la quasi-totalité (90%) de la dette du pays.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Investisseurs étrangers et touristes nécessaires pour amener des devises

Pour gagner les devises servant à payer les importations des produits qui ne sont pas fabriqués sur place – c’est-à-dire presque tout – et à réduire les pénuries récurrentes, les autorités cherchent à attirer les investisseurs étrangers et les touristes. Mais ce n’est pas gagné :  le système bancaire est encore inopérant, les cartes de crédit et de débit ne fonctionnent pas, il faut payer presque tout en espèces et les hôtels et les vols n’apparaissent pas sur les plateformes habituelles de réservation.

Pourtant le pays est un musée à ciel ouvert. A quelques heures de route de Khartoum, les pyramides de Meroë se dressent au sommet des dunes, dans la lueur du petit matin. A partir de l’an 800 av. JC, les pharaons noirs ont construit en plein désert plus de 300 pyramides, dont quelques dizaines sont visibles aujourd’hui, les autres ayant été détruites ou étant encore enfouies sous le sable. Beaucoup plus nombreuses que leurs consœurs égyptiennes, plus petites et élancées, elles sont le fier témoignage de l’époque où Meroë était un important centre agricole, commercial et industriel de la civilisation de Kush. Peu connues et encore moins visitées, on les admire dans une solitude presque totale, à l’exception de deux Soudanais venus découvrir les richesses archéologiques de leur pays et un groupe de jeunes Indonésiens qui étudient l’Islam à Khartoum. Le silence est absolu, rompu seulement par le bruit du vent qui tourne les pages de l’histoire.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Regard africain sur l’histoire et l’actualité

« Le problème est que les archéologues regardent l’histoire du Soudan avec un angle égyptien. C’est Charles Bonnet, un archéologue genevois, qui a commencé à la regarder avec des yeux africains» nous explique Khalid, en nous montrant le hiéroglyphe d’une Kandaka, ces reines nubiennes qui amenaient les bataillons au combat. Elles ont inspiré la révolution de 2019, largement menée par les femmes qui étaient les premières victimes du régime islamiste, à commencer par les vendeuses de thé qu’on trouve à chaque coin d’ombre, pauvres et souvent déplacées des interminables guerres du pays.

« Je gagne 20’000 – 30’000 livres par mois, c’est trop peu » confie sobrement Youssra, nous tendant une tasse de café épicé par-dessus les volutes de la fumée de bois de santal. Elle tient une échoppe au bord de la route, fréquentée par un ballet incessant de camions qui amènent leur cargaison à Port Soudan, sur la mer Rouge, lorsqu’ils ne sont pas coincés devant les stations – service dans des files d’attente qui peuvent durer des jours, en raison de la pénurie de carburant. Une route poussiéreuse, empruntée par des pick-up chargés d’improbables chercheurs d’or enturbannés, qui vont tenter leur chance sous les sables avec de simples détecteurs de métaux.

Mural à la gloire de la révolution soudanaise © Isolda Agazzi

“Cette révolution peut marcher”

Ce tiraillement entre l’Afrique et le monde arabe est une constante de l’histoire du Soudan, ancienne et moderne. Entretenu savamment par les dirigeants successifs, il explique en partie les inégalités entre le centre et les régions périphériques et les guerres incessantes. « Nous sommes une combinaison d’Arabes et d’Africains, c’est très présent dans la jeune génération. Avant les gens pensaient qu’ils étaient l’un ou l’autre, maintenant ils pensent qu’ils sont Soudanais et qu’ils appartiennent à un seul peuple. C’est pour cela que cette révolution peut marcher » nous confiait Minni Arko Minnawi, le tout nouveau gouverneur du Darfour. Pourvu que les militaires acceptent de jouer le jeu et de quitter le pouvoir.


Une version de ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine

Peut-on mesurer le bonheur ?

Photo: famille bhoutanaise © Helvetas

Dans Lunana, film bhoutanais récemment sur les écrans, Ugyen rêve de quitter son pays, pourtant le chantre du Bonheur national brut. Un rapport de l’ONU classe le Bhoutan dans le dernier tiers des pays les plus heureux du monde, alors que les pays scandinaves et la Suisse sont en tête du peloton. Et si le bonheur était une expérience intérieure et incommensurable ?

Qu’est-ce que le bonheur ? L’école la plus reculée du monde où un yack broute au milieu de la classe, à en croire Lunana, un rare film bhoutanais récemment à l’affiche en Suisse romande. C’est dans ce village de 56 âmes, perdu dans l’Himalaya à six jours de marche du dernier arrêt de bus, qu’Ugyen est envoyé effectuer la cinquième et dernière année de son service national obligatoire. Mais le jeune homme a envie de tout, sauf d’être instituteur et il rêve de quitter le Bhoutan pour les lointains rivages d’Australie. On le devine : après des débuts difficiles, le citadin finira par prendre goût à sa nouvelle vie dans des paysages majestueux, malgré le froid et l’absence d’eau courante et d’électricité. Une frugalité largement compensée par la chaleur des habitants et de ses petits élèves, pour qui il est ni plus ni moins que le pont vers l’avenir.

« Tu vis au pays du bonheur, pourquoi veux-tu partir ? » l’interroge le chef de village, faisant référence au Bonheur national brut, un indice qui ne mesure pas uniquement le produit intérieur brut, mais aussi les autres composantes du développement durable, à savoir les questions sociales et écologiques. «C’est un outil de planification quinquennal construit sur la collecte des souhaits et idées de la population à la base. Ce plan assure également un cadre pour l’ensemble des actions de développement, à l’image de celles d’Helvetas » nous explique Lionel Giron, le représentant de l’organisation suisse, active au Bhoutan depuis 1975.

Réunion de planification au village © Helvetas

Droit de s’exprimer et de demander des comptes aux élus

Il avoue que, malgré son attractivité, le concept a ses limites car finalement c’est l’administration centrale qui formate les souhaits de la population et établit un plan quinquennal – de façon plus ou moins fidèle aux idées initiales amenées par la base, notamment les jeunes. « Nous menons un projet d’appui à la décentralisation et à la gouvernance locale pour que les habitants soient davantage conscients de leur capacité à influencer les choix et les politiques publics, notamment au niveau du village ou de la municipalité. Vu que le Bhoutan est une monarchie constitutionnelle depuis 2008, la population a maintenant le droit de s’exprimer et de vérifier que les élus répondent à ses demandes. »

Une administration très disciplinée, qui a permis de lutter efficacement contre le covid, le pays ayant déploré un seul mort.

Ouvrières sur un chantier © Helvetas

Le défi de l’emploi des jeunes

« Un des enjeux majeurs du Bhoutan est l’emploi des jeunes, continue l’expert. Traditionnellement, ils font des études supérieures pour entrer dans l’administration. Mais aujourd’hui elle embauche moins et l’économie nationale n’offre pas suffisamment d’emplois pour des diplômés universitaires, alors que les filières d’apprentissage sont largement déconsidérées. »

Un paradoxe, alors que le secteur de la construction est en plein boom depuis une décennie et que les entreprises bhoutanaises embauchent des travailleurs indiens. Avec la pandémie, l’économie s’est enrayée, d’autant plus qu’elle est très basique et dépendante de l’Inde. Aujourd’hui les jeunes sont sur les réseaux sociaux, ils voient ce qui se passe dans le monde et l’appel de l’étranger est très fort, plus fort que les potentiels emplois dans des métiers du secteur secondaire », conclut-il.

C’est le cas d’Ugyen, qu’on retrouve à la fin du film en Australie, en train de chanter des chansons quelconques, le regard perdu dans le vide, dans un bar où les clients lui prêtent à peine attention. Mais la nostalgie de son pays prend le dessus. Tout à coup il entonne une mélopée apprise d’une bergère, là-haut sur les montagnes bhoutanaises, et tout le monde reste bouche bée.

95ème place du rapport sur le bonheur de l’ONU

Mais peut-on vraiment mesurer le bonheur ? L’ONU s’y est attelée, qui publie depuis plusieurs années un Rapport sur le bonheur dans le monde dont le classement 2021 peut laisser perplexe : la Finlande et le Danemark occupent les deux premières places, suivies par la Suisse et les pays scandinaves. L’Afghanistan est en queue du peloton. Le classement se base sur six indicateurs qui sont le PIB, l’espérance de vie, la générosité, le soutien social, la liberté et la corruption.

Etonnamment, le Bhoutan ne figure nulle part. « Pendant la pandémie, le Bhoutan a une fois de plus fourni au monde un exemple inspirant sur la manière de combiner santé et bonheur, expliquent les auteurs. Il a fait un usage explicite des principes du bonheur national brut en mobilisant l’ensemble de la population dans des efforts de collaboration pour éviter ne serait-ce qu’un seul décès dû au COVID-19 en 2020, alors qu’il est fortement lié aux voyages internationaux. Bien qu’il n’ait pas été possible de faire figurer le Bhoutan dans le classement cette année, en raison de l’absence d’enquêtes Gallup [les données sur lesquelles se base le rapport] ces dernières années, ce pays continue d’inspirer le monde, et en particulier le Rapport sur le bonheur dans le monde »

Soit. Toujours est-il qu’en 2019, date à laquelle on trouve le Bhoutan dans ce classement pour la dernière fois, il figurait à la 95ème place sur 156.  Ce qui nous fait penser à Drunk, un film qui nous vient du Danemark – le 2ème pays le plus heureux du monde selon l’ONU –  et dont les personnages se noient dans l’alcool et ne semblent pas particulièrement heureux…. Et si le bonheur était une expérience intérieure et par essence impossible à mesurer ?


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine