Manifestation contre la guerre en Ukraine à Genève © Isolda Agazzi
Considérées comme le seul moyen d’arrêter la guerre sans intervenir militairement, les sanctions contre la Russie soulèvent beaucoup de questions : quel est leur objectif? Et leur efficacité ? Alliance Sud plaide pour des sanctions ciblées, qui n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population
Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, les pays occidentaux ont adopté des sanctions sans précédent contre Moscou, qui ont reçu le soutien de 35 pays occidentaux – aucun pays en développement n’en a pris. La Suisse, qui s’est alignée sur les sanctions de l’Union européenne dans près de la moitié des cas au cours des vingt dernières années, a fini par les reprendre aussi car la pression internationale et interne devenait trop forte.
C’est la première fois que des sanctions ont même été prises contre la banque centrale d’un pays du G20, si bien qu’il est difficile pour l’heure de dire si elles vont fonctionner ou pas. Mais que veut dire « fonctionner » ? Quel est leur but ? Et l’impact sur la population, russe notamment ?
« Les sanctions ont un certain nombre d’objectifs qui se chevauchent et même les pays qui les adoptent ne savent pas toujours exactement lequel ils visent », relève Dmitry Grozoubinski, directeur exécutif de la Geneva Trade Platform. Dans le cas de la Russie, il y a quatre objectifs : le changement de régime ; le changement de politique ; l’asséchement financier de l’appareil militaire ; et l’expression du mécontentement de l’Occident. »
Changement de régime jamais atteint
L’ancien diplomate australien est catégorique : le premier objectif n’a jamais été atteint. Les sanctions n’ont jamais conduit à un changement de régime, sauf peut-être dans le cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid. « Le peuple russe a l’habitude de se serrer la ceinture, surtout lorsqu’il se sent attaqué par des forces étrangères, souligne-t-il. Les sanctions financières pénalisent notamment les jeunes, les personnes instruites, la classe urbaine et beaucoup quittent le pays, alors même qu’ils seraient la meilleure chance de changer le régime. »
Quant au changement de comportement, il estime que c’est plus compliqué. Erica Moret, coordinatrice du Geneva International Sanction network, est du même avis: la Russie tient sans doute compte des sanctions, mais il est difficile de savoir si elles constituent un facteur déterminant pour décider de la poursuite de la guerre, l’ouverture de négociations diplomatiques, l’utilisation d’armes chimiques, le bombardement d’une école ou d’un hôpital.
En revanche, Dmitry Grozoubinski affirme qu’elles ont prouvé leur efficacité pour assécher les ressources militaires russes. Selon certains experts, les sanctions imposées à Moscou après l’annexion de la Crimée en 2014 expliquent son manque flagrant de technologie militaire de pointe : l’industrie de l’armement ne peut pas se procurer les composants sur les marchés occidentaux, notamment les semi-conducteurs, et il est peu probable que la Chine et l’Inde viennent combler ce vide.
Quant au côté symbolique des sanctions, l’expert relève que le signalement du désaccord des pays développés nécessite que les Européens acceptent d’en payer le prix – ce qui est en train de se passer, même s’ils ne sont pas prêts à couper complètement l’approvisionnement en gaz, pour l’instant du moins.
« L’économie russe est foutue »
En ce qui concerne l’impact sur la population russe, il serait assez sévère. Le Russe Maxim Mironov, professeur à la IE Business School en Espagne, a tweeté que “L’économie russe est foutue”. Selon lui, la population va être particulièrement impactée par l’effondrement et le ralentissement de l’industrie manufacturière car les composants et les machines occidentales ne peuvent plus être importées. Ceci est vrai dans tous les domaines, 90% des semences de pommes de terre russes étant importées.
« L’un des défis du commerce est qu’une transaction internationale ne se résume pas à l’achat et à la vente : il faut des assurances, des finances, des sociétés de transport et la plupart ont arrêté les opérations par crainte des risques et du boycott, poursuit Dmitry Grozoubinski. De nombreux fabricants de médicaments continuent de vendre à la Russie, mais comment vont-ils faire s’il n’y a plus de navires, vu qu’aucun n’est prêt à embarquer une cargaison non assurée ? Et si les banques sont exclues du système Swift, les négociants basés à Genève se retrouvent face à des difficultés insurmontables. »
Sanctions de moins en moins ciblées
« Les sanctions sont de moins en moins ciblées, renchérit Erica Moret. Vers l’an 2000, après les crises humanitaires à Cuba, en Haïti, en Iraq et ailleurs, l’ONU et les différents gouvernements, dont les Etats-Unis, ont essayé d’adopter des sanctions ciblées – comme le gel des biens de plusieurs personnes ou sociétés, les restrictions de voyage, l’interdiction de vente et d’achat d’armes. Mais depuis vingt ans, on assiste de plus en plus à l’imposition de sanctions de facto exhaustives, qui portent sur des secteurs entiers, notamment les finances et l’énergie. Si sur le papier, elles restent ciblées, en pratique elles commencent à ressembler à un embargo sur un pays. On le voit avec l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela. Et les études montrent que les sanctions qui visent la banque centrale ou le secteur énergétique ont des impacts importants au niveau humanitaire, avec une hausse de l’inflation et du chômage. »
Selon la chercheuse, cependant, il est très difficile de mesurer l’impact des sanctions en les isolant des autres facteurs : corrélation ne veut pas dire cause. Au Soudan, au Venezuela et en Birmanie, par exemple, la situation humanitaire catastrophique ne peut pas être imputée seulement aux sanctions, mais aussi à l’oppression par le gouvernement, la corruption, la mauvaise gouvernance et les violations des droits humains. « C’est important de le souligner car le sujet est très politisé. Les sanctions sont toujours utilisées par les gouvernements comme argument pour dire qu’elles sont la cause de tous les problèmes, alors que d’autres facteurs entrent en jeu aussi. »
Problème d’overcompliance
Erica Moret souligne qu’en plus de l’élargissement des sanctions, l’entrée en vigueur d’autres règles anti-corruption et anti-blanchiment d’argent, que le secteur privé et les banques sont obligés de suivre, ajoute encore à la complexité. Elle relève « un problème de surconformité » (over compliance) par peur d’attraper des amendes qui peuvent atteindre des milliards, si bien que certaines banques préfèrent se retirer entièrement de pays comme la Syrie ou l’Iran. « L’overcompliance et le dirisking [le fait de minimiser les risques] sont souvent plus importants que les sanctions, car même les plus strictes prévoient des dérogations qui, en théorie, laissent passer le commerce de médicaments, de nourriture, etc., Mais la surconformité se retrouve dans toute la chaîne d’approvisionnement, dans l’assurance, le transport, la technologie… »
Pour Erica Moret, s’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ce phénomène sur la Russie, il est certain que le boycott des multinationales est lié aussi bien aux sanctions qu’à une question de réputation et de responsabilité sociale. D’un point de vue symbolique, il joue un rôle important car il montre à la population russe que la plupart des entreprises occidentales sont contre la guerre et cela aide à renforcer le message de la « communauté internationale. » Mais l’un des risques des sanctions larges est que la population soutienne encore plus le gouvernement, surtout dans les pays où les médias sont contrôlés. Si la fuite de produits de luxe n’a pas d’impact humanitaire, celle des entreprises de médicaments, de nourriture et de technologie essentielle peut en avoir un.
L’ONU dénonce l’impact des sanctions sur les droits humains
Le 25 mars 2022, huit experts de l’ONU – dont les rapporteurs spéciaux sur le droit à l’alimentation, à la santé et à l’eau potable – ont appelé les Etats à tenir compte de l’impact humanitaire lorsqu’ils imposent des sanctions.
Ils écrivent : « Les sanctions unilatérales qui visent les systèmes fiscaux, y compris les transferts de fonds ainsi que d’autres transactions financières internationales, et qui sont liées aux besoins fondamentaux d’une population, vont à l’encontre du principe fondamental des droits de l’homme qui consiste à “élever le niveau de vie”. Elles sont inacceptables.
[..] Les banques et les entreprises ne doivent pas empêcher ni être empêchées de commercer et de livrer de la nourriture, de l’eau, des équipements médicaux, des médicaments et des vaccins vitaux, des pièces de rechange, des équipements ou des réactifs nécessaires à la maintenance des infrastructures critiques, dans un esprit de diligence raisonnable et de responsabilité des entreprises pour protéger les droits de l’homme.”
Selon Erica Moret, les sanctions ne sont qu’un outil parmi d’autres, à côté de la diplomatie et des bons offices. Elles affectent plus un pays fortement intégré dans l’économie globale, comme la Russie, qu’un pays déjà isolé. Alliance Sud exhorte la Suisse et la communauté internationale à veiller à ce que les sanctions n’aient pas un impact démesuré et inutile sur la population.
Six paquets de sanctions
La Suisse a repris toutes les sanctions de l’Union européenne. L’ordonnance du 4 mars 2022 prévoit notamment le gel des avoir des oligarques et de leurs industries ; l’interdiction des transactions avec la Banque centrale de Russie ; l’exclusion de sept banques russes du système Swift : l’interdiction d’exportation de biens à double usage ou pouvant servir au renforcement militaire et technologique de la Russie; l’interdiction d’importation du charbon, des biens de luxe, du ciment et des engrais ; l’interdiction d’accepter des dépôts de plus de 100’000.- de ressortissants russes ; les interdiction de voyages ; l’interdiction de tout investissement, aide financière ou financement public en Russie. Le 10 juin, le Conseil fédéral a décidé de reprendre aussi le 6ème paquet de sanctions de l’Union européenne, qui prévoit notamment l’embargo sur le pétrole russe d’ici le début 2023 et renouvelle l’interdiction de la fourniture de services d’audit et de conseils aux entreprises.
Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud