Il y a 30 ans, j’ai senti le vent de la démocratie en Afrique. Souffle-t-il encore aujourd’hui?

En 1990, j’ai eu vent des premières manifestations démocratiques en Afrique de l’Ouest. Que se passe-t-il aujourd’hui? Je l’ai demandé à Alioune Tine, l’expert indépendant de l’ONU sur le Mali. Militant de longue date des droits humains, il a créé l’AfrikaJom Center, un think tank basé à Dakar qui réfléchit aux pathologies démocratiques en Afrique. Selon lui, trente ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie se porte plutôt mal sur le continent.

Fin décembre 1990 je suis allée en Afrique pour la première fois. Un mois au Togo, Burkina Faso et Mali, sac à dos, pour découvrir un nouveau continent. Par un de ces hasards dont seul le destin a le secret, je suis tombée en pleine effervescence démocratique : là où nous passions, ou dans les pays voisins, les gens venaient de descendre dans la rue pour réclamer la démocratie, ou allaient le faire juste après.  Parfois des chars étaient dépêchés par les pouvoirs en place pour réprimer ces manifestations pacifiques. Nous les avons ratés de peu, mais les récits que nous entendions ou lisions étaient enivrants. J’en garde un souvenir flou, aucune photo (à l’époque il n’y avait pas de smartphone) et comme internet n’existait pas encore, il m’est difficile aujourd’hui de retrouver des traces en ligne. Mais je me rappelle que, jeune étudiante en relations internationales, j’étais fascinée par ce vent de liberté qui soufflait sur l’Afrique, à peine deux mois après la chute du mur de Berlin. J’avais un vague sentiment de vivre un moment historique, qui allait devenir une certitude seulement des années après – c’est le temps qui fait l’histoire.

Le clou du voyage avait été une randonnée de quatre jours le long de la falaise de Bandiagara, en pays Dogon au Mali, avec ses habitations et tombeaux troglodytes. Nous étions aussi allés à Mopti et Djenné et avions été subjugués par la majesté de la mosquée en pisé qui brillait sous les étoiles. Si l’on avait dû renoncer à Tombouctou, c’est seulement parce qu’il n’y avait pas assez d’eau dans le fleuve Niger pour laisser passer les bateaux. Régulièrement, nous tombions sur des baroudeurs européens qui venaient de traverser le Sahara, à moto ou pour amener de vieilles Peugeot qu’ils espéraient revendre en Afrique. Ils racontaient leur périple en plein désert, le long de la route des caravanes Touaregs, en passant par des lieux mythiques dont les seuls noms nous faisaient rêver : Tamanrasset (au sud de l’Algérie), Agadez (au nord du Niger)… Un voyage inoubliable, mon premier contact avec la sous-région, où j’ai eu l’occasion de retourner quelques fois dans les années 2000 pour des reportages.

Aujourd’hui le Sahara est infesté de djihadistes et seuls les passeurs de migrants osent le traverser, avec leur triste cargaison humaine. Aller à Tombouctou est devenu trop dangereux et même le paisible pays Dogon a été le théâtre d’affrontements entre milices rivales, ces derniers mois.

C’est donc avec un intérêt particulier que j’ai demandé à Alioune Tine, de passage à Genève, où en était la démocratie en Afrique. Expert indépendant de l’ONU sur le Mali, fervent défenseur des droits humains – il a été entre autres le directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’ouest et du centre -, il s’est  opposé en 2011 avec succès au troisième mandat du président Abdoulaye Wade au Sénégal, en coordonnant les actions du mouvement citoyen M 23. Selon lui, il faut réinventer la démocratie en Afrique, en associant l’universalité des droits humains et les valeurs locales. Le continent, affirme-t-il, doit se positionner face au retrait de l’Europe et à l’avancée de la Chine et proposer un modèle de développement qui lui est propre. Après les trois attaques meurtrières de ces derniers mois au Mali, il met en garde contre l’extension de la crise malienne au Sahel et à toute la région.

Alioune Tine au centre, en boubou bleu

Après la chute du mur de Berlin, une vague démocratique a déferlé sur l’Afrique. Trente ans plus tard, quelle est la situation?

Alioune Tine: En effet, en 1990, la conférence nationale du Bénin a ouvert les portes à la transition vers la démocratie sur le continent, mais aujourd’hui celle-ci est une espèce en voie de disparition. Le Nigeria est rongé par le virus du djihadisme et de la corruption et certains Etats comme le Mali et le Burkina Faso, eux-aussi très affectés par le djihadisme et les conflits intercommunautaires, sont menacés d’effondrement. Il y a quelques éclaircies par-ci par-là, au Kenya, en Ethiopie, en Ouganda, au Botswana, en Zambie…. L’Afrique est gangrénée par une démocratie électorale dont les dysfonctionnements sont récurrents. On assiste à des « coups d’Etat constitutionnels », une pathologie chronique consistant à prolonger le nombre de mandats par un changement purement artificiel de la constitution, mais aussi à s’assurer le contrôle du processus et des mécanismes de régulation des élections.

La gestion des ressources minérales pose aussi problème car elle manque de consensus et de transparence. On est confrontés au problème de l’extraction et la prédation des ressources et à la menace de conflits politiques ou armés.

Est-ce la faute des multinationales ou des gouvernements africains ?

Alioune Tine Les fautes sont partagées. Aujourd’hui dans les pays occidentaux il y a des règles très contraignantes concernant les ressources minérales dont le pétrole, notamment sur la transparence et la publication des contrats. Par contre en Afrique le pouvoir exécutif est très personnel et fort et les autres institutions faibles et assujetties, ce qui les empêche d’exercer leur fonction. Il n’y a donc aucun mécanisme pour réguler ce genre de problèmes, qui mènent souvent à des tensions politiques violentes ou à des conflits armés ouverts, comme au Congo Brazzaville et en République démocratique du Congo. Les multinationales profitent de ce vide juridique et de ces failles pour faire main basse sur les ressources nationales.

Vous avez créé un think tank, l’AfrikaJom Center, qui propose une vision africaine de la démocratie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Alioune Tine: Dans l’histoire de l’Afrique, il y a eu des monarques démocrates, des imams qui prônaient la bonne gouvernance démocratique, économique et sociale. On pense à la charte de Kurukan Fuga (aussi connue comme la charte du Mandé) au 13ème siècle au Mali, ou à l’iman Ceerno Sileymaan Baal au 18ème siècle au Sénégal. Nous voulons chercher dans les traditions africaines un ancrage aux valeurs éthiques et de bonne gouvernance. Le nom AfriKaJom s’inspire du mot diola « Kajom » qui signifie « futur » et du mot wolof « Jom » que je définis comme la dignité absolue – chez le Wolof, c’est la référence principale dans l’éducation de l’enfant.

Au niveau international, les droits de l’homme sont en régression. Les Africains doivent chercher leur voie en s’appuyant sur leur propre histoire, valeurs et cultures. Nous travaillons sur la démocratie post-électorale, en essayant de trouver une bonne articulation entre la démocratie représentative et la démocratie participative, un peu comme chez vous en Suisse.

Les droits de l’homme  ne s’appliquent-ils donc pas à l’Afrique ?

Alioune Tine: Bien sûr que si, les droits de l’homme sont universels et donc aussi africains ! Je milite pour les droits de l’homme depuis trente ans.

L’Europe semble céder la place à la Chine sur le continent. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la démocratie?

Alioune Tine: L’Afrique doit avoir sa politique en matière de droits humains, elle ne doit se faire imposer une vision politique, économique et sociale ni par l’Europe, ni par les Etats-Unis, ni par la Chine. C’est une tendance très forte chez la jeunesse africaine qui dit: on travaille avec vous, mais cela doit être du gagnant – gagnant. Il y a une nouvelle économie politique du développement à reconstruire. On ne veut plus de politiques imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, mais des politiques élaborées par les Africains pour les Africains. Notre think tank réfléchit à comment construire une nouvelle économie politique du développement qui rompe avec les politiques d’extraction des matières premières pour aller vers l’industrialisation, la transformation sur place et une coopération beaucoup plus connectée entre les pays africains

Vous avez effectué deux missions au Mali, dont la dernière en octobre 2018. Depuis lors la situation s’est aggravée, avec trois attaques meurtrières entre les Peuls et les Dogons au cours des trois derniers mois. La démocratie peut-elle survivre au terrorisme ?

Alioune Tine: L’Etat malien et la MINUSMA (la mission de maintien de la paix des Nations Unies) font de grands efforts pour protéger les personnes et les biens. Mais le Mali est un pays immense, avec plus de deux millions km2 (trois fois la France) pour 17 millions d’habitants. L’administration a de la peine à être partout et à contrôler les frontières. L’absence de l’Etat explique la plupart des défaillances dans la protection des civils. En même temps, les attaques meurtrières ne sont plus le fait des djihadistes. Depuis 2015 – 2016, la crise s’est déplacée du nord vers le centre, du côté du pays Dogon et de la falaise de Bandiagara, où les différentes communautés vivent en paix depuis plus de cinq siècles, avec leurs propres mécanismes de régulation des conflits, notamment entre agriculteurs et éleveurs, comme dans tout le Sahel. Mais ces conflits ont été exacerbés par la présence des djihadistes et le fait que d’aucuns considèrent certaines communautés comme des djihadistes. A tort : la plupart des Peuls sont pacifiques, ils ne sont même pas armés.  L’organisation des Peuls, Tapital Pulago (qui réunit presque tous les Peuls du continent et de la diaspora), et les organisations des Dogons se rencontrent, discutent et font de la sensibilisation, avec l’aide de la MINUSMA, des autorités maliennes et la participation des leaders traditionnels et religieux et de la société civile.

 Les coupables des massacres ont-ils été punis ?

Alioune Tine: Non, l’impunité explique aussi le cycle infernal des attaques et des vengeances. Si cela continue, certains vont penser que parce qu’ils ont des armes, ils jouissent de l’impunité. L’Etat malien a besoin du soutien de la communauté africaine et internationale parce que la justice malienne toute seule n’a pas les capacités d’ouvrir des enquêtes et poursuivre les auteurs des massacres. Il y a aussi des questions humanitaires, avec le déplacement de personnes dans des situations terribles. Les écoles sont fermées et, dans le centre et le nord du pays, toute une génération d’enfants risque de ne pas aller à l’école.

Le Mali est certes l’épicentre de la crise et des conflits dits interethniques au Sahel, mais il s’agit d’un problème qui va bien au-delà. Ce qui manque, c’est une vision et une réponse régionales et globales car la situation se dégrade très vite aussi au Burkina Faso et dans tout le Sahel et elle menace de plus en plus les pays côtiers, notamment la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal. Quant au Soudan, le traitement de la question de la transition démocratique doit être la priorité de l’Union africaine et la communauté internationale car si ce pays tombe, cela va être une catastrophe pour toute la région.


Une version de cette interview a d’abord été publiée par Le Courrier

Isolda Agazzi

Isolda Agazzi est la responsable du commerce international romand d’Alliance Sud, la coalition des principales ONG suisses de développement. Après des études en relations internationales à Genève et des voyages aux quatre coins du monde, elle travaille depuis plus de 20 ans dans la coopération internationale, en Suisse et dans les pays du Sud. Elle est journaliste RP et a enseigné à l’université en Italie. Elle s'exprime ici à titre personnel.

5 réponses à “Il y a 30 ans, j’ai senti le vent de la démocratie en Afrique. Souffle-t-il encore aujourd’hui?

  1. le pillage des anciennes colonies de l’Europe se poursuit actuellement; la démocratie est donc impossible là-bas, les entreprises y mettent leurs pions à leur tête; voyez ce qui se passe en France depuis Pompidou: destruction systématique des oeuvres du Conseil National de la Résistance, c’est à dire destruction de la démocratie; la stratégie du chaos est la même; que croyez vous que macron fait en envoyant l’armée française au Sahel, sinon défendre des intérêts industriels et cela seulement; les courants migratoires avec la double punition: s’en aller pour survivre, puis se noyer en Méditerranée!

  2. La démocratie est une douce illusion du XXème siècle et même en Suisse.
    Qui croyez-vous dirige le pays, les politiques que les gens croient élire ou les lobbies qui les financent?

    Pour cette raison, gardons-nous de porter un jugement sur la Chine, la Corée du Nord.
    Regardez ce qui se passe en Inde, pour ne pas dire aux US.
    L’Europe, elle, est dans l’illusion de sa grandeur passée et n’a plus aucune leçon à donner!

    1. Et Hong Kong, qu’en pensez-vous?
      Ce si joli fruit pourri du colionialisme????
      Vous êtes argentine, non?

      1. Bonjour Olivier, l’interview porte sur l’Afrique, pas Hong Kong. Et non, je ne suis pas Argentine, mais Suisse. Belle journée!

        1. Bueno, lo siento querida, no sé que me paso, alguna intuicion????

          Enfin, j’ose espérer que l’Afrique arrive à qqch. Le monde n’est pas au mieux de sa forme, c’est dire si pour l’Afrique …!

          P.S. c’est bien que vous soyez suisse 🙂

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