Photo: cérémonie soufie à Omdurman © Isolda Agazzi
Deux ans après avoir renversé le dictateur Omar El Bashir, les Soudanais rêvent de paix et démocratie. Après trente ans d’isolement, le pays s’ouvre au monde et dévoile ses immenses richesses archéologiques, à commencer par les pyramides des pharaons noirs. Mais l’équilibre entre pouvoir civil et militaire est très fragile et les défis économiques immenses. Le Club de Paris a annoncé ce matin avoir effacé une bonne partie de la dette soudanaise
Une foule impressionnante traverse l’énorme cimetière et converge vers le tombeau du cheik Hamed Al-Nil, un leader spirituel très vénéré au Soudan. Comme tous les vendredis, à Omdurman, dans la périphérie de Khartoum, là où le Nil bleu conflue dans le Nil blanc, se déroule une ahurissante cérémonie soufie : les adeptes de la confrérie, parés d’oripeaux colorés et portant parfois des dreadlocks, forment un grand cercle devant le mausolée vert aux coupoles dorées. Les hommes entonnent des chants religieux à la gloire de Allah et de son prophète en se balançant d’avant en arrière, ou en tournant sur eux-mêmes comme les derviches. Tout autour se rassemble une foule masculine de plus en plus nombreuse, tandis que les femmes restent à l’écart. L’ambiance est joyeuse, mystique et étonnamment décontractée. Au coucher du soleil, la cérémonie cède la place à la prière.
« Les Soudanais sont à 80% soufis » lance Khalid, mon guide, en empruntant la route qui mène vers le nord, construite en partie par Osama Ben Laden lorsqu’il était réfugié au Soudan. C’est pourtant un islam politique rigoriste, imposé par le dictateur Omar El Bashir, qui a valu au Soudan de figurer sur la liste des pays soutenant le terrorisme et de tomber sous le couperet des sanctions américaines, ce qui l’a mis au ban de la communauté internationale. Trente ans d’un gouvernement militaro-islamiste corrompu et raciste, qui a mené des guerres sanglantes – notamment au Darfour où il y a eu plus de 300’000 morts – et a mis le pays à genoux.

Le chef de guerre cherche à améliorer son image
Jusqu’à ce que l’augmentation du prix du pain déclenche l’étincelle qui a poussé les gens à descendre dans la rue et à renverser le dictateur, le 11 avril 2019. « J’ai protégé les manifestants pendant la révolution, je les ai encouragés à continuer. C’est nous qui avons décidé de changer le régime » déclare sans ambages Mohamed Hamdan Daglo, le vice-président du Conseil souverain, à la presse internationale invitée à Khartoum fin mai.
Ce presque quinquagénaire au visage d’ange, de fait l’homme fort du pays, est un personnage controversé : ancien éleveur de chameaux au Darfour, il a d’abord créé les Janjaweed, les milices qui ont réprimé brutalement les rebelles de sa région, et ensuite les Forces de soutien rapide (FSR), une organisation paramilitaire accusée des pires atrocités, dont le massacre de 128 civils le 3 juin 2019 – dont il nie fermement la responsabilité. Il est membre du Conseil souverain, un organe composé de 14 membres civils et militaires, qui dirige le pays pendant la période de transition aux côtés du gouvernement, jusqu’aux élections prévues en 2022.

Les pays occidentaux soutiennent le gouvernement
Après les élections, les militaires sont censés quitter le pouvoir. Nul ne peut prévoir l’issue de cette transition fragile, mais en attendant Hemetti – le « protecteur » de son surnom – essaye de redorer son image. Avec son immense fortune acquise grâces à d’obscurs trafics et à ses mines d’or, il a créé une banque de micro-crédit et une branche civile de son groupe paramilitaire, qui s’occupe de toutes sortes d’activités allant de la construction de puits et villages au Darfour à la préservation de la faune sauvage, en passant par les soins contre le covid et l’aide aux familles nécessiteuses. Les FSR luttent aussi contre l’immigration clandestine, quoi qu’on entende par cela… « Sans notre intervention, le Soudan serait comme la Syrie ou le Yémen, mais malheureusement nous n’avons aucune reconnaissance de la part de la communauté internationale », clame celui qui se présente comme le sauveur de la nation et qui a les faveurs des Emirats Arabes Unis, du Qatar et de la Turquie.
Les pays occidentaux, quant à eux, conditionnent leur aide au départ des militaires après les élections et il soutiennent le gouvernement, qui doit se débrouiller avec les maigres moyens du bord.

La fin des subventions a fait exploser les prix
« Les prix ont explosé ! Même en vendant mes moutons à 40’000 livres (environ 100 CHF), ce qui est un bon prix, je ne m’en sors pas car le sucre, le sorgho et la farine sont devenus inabordables » se lamente un berger rencontré près d’un puits au milieu du désert. Tous les jours, il parcourt 10km à pied par 50 degrés pour venir puiser une eau saumâtre qui sera bue aussi bien par sa famille que par son troupeau.
À la suite de la levée des sanctions américaines, fin 2020, qui le tenaient à l’écart des marchés financiers, le Soudan peut revenir dans le concert des nations. Pour répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI), les autorités ont coupé les subventions à l’essence, à la farine et aux biens de première nécessité et libéralisé le taux de change. Conséquence : l’inflation atteint les 400% et la population s’enfonce toujours plus dans la pauvreté.
Le pays essaye de renégocier une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD. Une vingtaine de pays créanciers du Soudan, réunis dans le Club de Paris, ont annoncé ce matin même qu’ils effaçaient une bonne partie de la dette du pays. “Sur un montant de créances de 23,5 milliards de dollars, nous en avons annulé 14,1 milliards et nous avons rééchelonné le reste”, a détaillé à l’AFP M. Moulin, qui dirige aussi le Trésor français. A terme, néanmoins, la partie rééchelonnée devrait aussi être largement annulée, a-t-il précisé.
Cette annonce s’inscrit dans un processus plus large, sous l’égide du FMI, prévoyant que la dette du Soudan soit allégée de plus de 50 milliards de dollars ces prochaines années. Cela représente la quasi-totalité (90%) de la dette du pays.

Investisseurs étrangers et touristes nécessaires pour amener des devises
Pour gagner les devises servant à payer les importations des produits qui ne sont pas fabriqués sur place – c’est-à-dire presque tout – et à réduire les pénuries récurrentes, les autorités cherchent à attirer les investisseurs étrangers et les touristes. Mais ce n’est pas gagné : le système bancaire est encore inopérant, les cartes de crédit et de débit ne fonctionnent pas, il faut payer presque tout en espèces et les hôtels et les vols n’apparaissent pas sur les plateformes habituelles de réservation.
Pourtant le pays est un musée à ciel ouvert. A quelques heures de route de Khartoum, les pyramides de Meroë se dressent au sommet des dunes, dans la lueur du petit matin. A partir de l’an 800 av. JC, les pharaons noirs ont construit en plein désert plus de 300 pyramides, dont quelques dizaines sont visibles aujourd’hui, les autres ayant été détruites ou étant encore enfouies sous le sable. Beaucoup plus nombreuses que leurs consœurs égyptiennes, plus petites et élancées, elles sont le fier témoignage de l’époque où Meroë était un important centre agricole, commercial et industriel de la civilisation de Kush. Peu connues et encore moins visitées, on les admire dans une solitude presque totale, à l’exception de deux Soudanais venus découvrir les richesses archéologiques de leur pays et un groupe de jeunes Indonésiens qui étudient l’Islam à Khartoum. Le silence est absolu, rompu seulement par le bruit du vent qui tourne les pages de l’histoire.

Regard africain sur l’histoire et l’actualité
« Le problème est que les archéologues regardent l’histoire du Soudan avec un angle égyptien. C’est Charles Bonnet, un archéologue genevois, qui a commencé à la regarder avec des yeux africains» nous explique Khalid, en nous montrant le hiéroglyphe d’une Kandaka, ces reines nubiennes qui amenaient les bataillons au combat. Elles ont inspiré la révolution de 2019, largement menée par les femmes qui étaient les premières victimes du régime islamiste, à commencer par les vendeuses de thé qu’on trouve à chaque coin d’ombre, pauvres et souvent déplacées des interminables guerres du pays.
« Je gagne 20’000 – 30’000 livres par mois, c’est trop peu » confie sobrement Youssra, nous tendant une tasse de café épicé par-dessus les volutes de la fumée de bois de santal. Elle tient une échoppe au bord de la route, fréquentée par un ballet incessant de camions qui amènent leur cargaison à Port Soudan, sur la mer Rouge, lorsqu’ils ne sont pas coincés devant les stations – service dans des files d’attente qui peuvent durer des jours, en raison de la pénurie de carburant. Une route poussiéreuse, empruntée par des pick-up chargés d’improbables chercheurs d’or enturbannés, qui vont tenter leur chance sous les sables avec de simples détecteurs de métaux.

“Cette révolution peut marcher”
Ce tiraillement entre l’Afrique et le monde arabe est une constante de l’histoire du Soudan, ancienne et moderne. Entretenu savamment par les dirigeants successifs, il explique en partie les inégalités entre le centre et les régions périphériques et les guerres incessantes. « Nous sommes une combinaison d’Arabes et d’Africains, c’est très présent dans la jeune génération. Avant les gens pensaient qu’ils étaient l’un ou l’autre, maintenant ils pensent qu’ils sont Soudanais et qu’ils appartiennent à un seul peuple. C’est pour cela que cette révolution peut marcher » nous confiait Minni Arko Minnawi, le tout nouveau gouverneur du Darfour. Pourvu que les militaires acceptent de jouer le jeu et de quitter le pouvoir.
Une version de ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine