Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires

Photo: cérémonie soufie à Omdurman © Isolda Agazzi

Deux ans après avoir renversé le dictateur Omar El Bashir, les Soudanais rêvent de paix et démocratie. Après trente ans d’isolement, le pays s’ouvre au monde et dévoile ses immenses richesses archéologiques, à commencer par les pyramides des pharaons noirs. Mais l’équilibre entre pouvoir civil et militaire est très fragile et les défis économiques immenses. Le Club de Paris a annoncé ce matin avoir effacé une bonne partie de la dette soudanaise

Une foule impressionnante traverse l’énorme cimetière et converge vers le tombeau du cheik Hamed Al-Nil, un leader spirituel très vénéré au Soudan. Comme tous les vendredis, à Omdurman, dans la périphérie de Khartoum, là où le Nil bleu conflue dans le Nil blanc, se déroule une ahurissante cérémonie soufie : les adeptes de la confrérie, parés d’oripeaux colorés et portant parfois des dreadlocks, forment un grand cercle devant le mausolée vert aux coupoles dorées. Les hommes entonnent des chants religieux à la gloire de Allah et de son prophète en se balançant d’avant en arrière, ou en tournant sur eux-mêmes comme les derviches. Tout autour se rassemble une foule masculine de plus en plus nombreuse, tandis que les femmes restent à l’écart. L’ambiance est joyeuse, mystique et étonnamment décontractée. Au coucher du soleil, la cérémonie cède la place à la prière.

« Les Soudanais sont à 80% soufis » lance Khalid, mon guide, en empruntant la route qui mène vers le nord, construite en partie par Osama Ben Laden lorsqu’il était réfugié au Soudan. C’est pourtant un islam politique rigoriste, imposé par le dictateur Omar El Bashir, qui a valu au Soudan de figurer sur la liste des pays soutenant le terrorisme et de tomber sous le couperet des sanctions américaines, ce qui l’a mis au ban de la communauté internationale. Trente ans d’un gouvernement militaro-islamiste corrompu et raciste, qui a mené des guerres sanglantes – notamment au Darfour où il y a eu plus de 300’000 morts – et a mis le pays à genoux.

Khartoum entre passé et présent © Isolda Agazzi

Le chef de guerre cherche à améliorer son image 

Jusqu’à ce que l’augmentation du prix du pain déclenche l’étincelle qui a poussé les gens à descendre dans la rue et à renverser le dictateur, le 11 avril 2019. « J’ai protégé les manifestants pendant la révolution, je les ai encouragés à continuer. C’est nous qui avons décidé de changer le régime » déclare sans ambages Mohamed Hamdan Daglo, le vice-président du Conseil souverain, à la presse internationale invitée à Khartoum fin mai.

Ce presque quinquagénaire au visage d’ange, de fait l’homme fort du pays, est un personnage controversé : ancien éleveur de chameaux au Darfour, il a d’abord créé les Janjaweed, les milices qui ont réprimé brutalement les rebelles de sa région, et ensuite les Forces de soutien rapide (FSR), une organisation paramilitaire accusée des pires atrocités, dont le massacre de 128 civils le 3 juin 2019 – dont il nie fermement la responsabilité. Il est membre du Conseil souverain, un organe composé de 14 membres civils et militaires, qui dirige le pays pendant la période de transition aux côtés du gouvernement, jusqu’aux élections prévues en 2022.

Marché d’Omdurman © Isolda Agazzi

Les pays occidentaux soutiennent le gouvernement

Après les élections, les militaires sont censés quitter le pouvoir. Nul ne peut prévoir l’issue de cette transition fragile, mais en attendant Hemetti – le « protecteur » de son surnom – essaye de redorer son image. Avec son immense fortune acquise grâces à d’obscurs trafics et à ses mines d’or, il a créé une banque de micro-crédit et une branche civile de son groupe paramilitaire, qui s’occupe de toutes sortes d’activités allant de la construction de puits et villages au Darfour à la préservation de la faune sauvage, en passant par les soins contre le covid et l’aide aux familles nécessiteuses. Les FSR luttent aussi contre l’immigration clandestine, quoi qu’on entende par cela… « Sans notre intervention, le Soudan serait comme la Syrie ou le Yémen, mais malheureusement nous n’avons aucune reconnaissance de la part de la communauté internationale », clame celui qui se présente comme le sauveur de la nation et qui a les faveurs des Emirats Arabes Unis, du Qatar et de la Turquie.

Les pays occidentaux, quant à eux, conditionnent leur aide au départ des militaires après les élections et il soutiennent le gouvernement, qui doit se débrouiller avec les maigres moyens du bord.

Collecte de l’eau au puits © Isolda Agazzi

La fin des subventions a fait exploser les prix

« Les prix ont explosé ! Même en vendant mes moutons à 40’000 livres (environ 100 CHF), ce qui est un bon prix, je ne m’en sors pas car le sucre, le sorgho et la farine sont devenus inabordables » se lamente un berger rencontré près d’un puits au milieu du désert. Tous les jours, il parcourt 10km à pied par 50 degrés pour venir puiser une eau saumâtre qui sera bue aussi bien par sa famille que par son troupeau.

À la suite de la levée des sanctions américaines, fin 2020, qui le tenaient à l’écart des marchés financiers, le Soudan peut revenir dans le concert des nations. Pour répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI), les autorités ont coupé les subventions à l’essence, à la farine et aux biens de première nécessité et libéralisé le taux de change. Conséquence : l’inflation atteint les 400% et la population s’enfonce toujours plus dans la pauvreté.

Le pays essaye de renégocier une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD. Une vingtaine de pays créanciers du Soudan, réunis dans le Club de Paris, ont annoncé ce matin même qu’ils effaçaient une bonne partie de la dette du pays. “Sur un montant de créances de 23,5 milliards de dollars, nous en avons annulé 14,1 milliards et nous avons rééchelonné le reste”, a détaillé à l’AFP M. Moulin, qui dirige aussi le Trésor français. A terme, néanmoins, la partie rééchelonnée devrait aussi être largement annulée, a-t-il précisé.

Cette annonce s’inscrit dans un processus plus large, sous l’égide du FMI, prévoyant que la dette du Soudan soit allégée de plus de 50 milliards de dollars ces prochaines années. Cela représente la quasi-totalité (90%) de la dette du pays.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Investisseurs étrangers et touristes nécessaires pour amener des devises

Pour gagner les devises servant à payer les importations des produits qui ne sont pas fabriqués sur place – c’est-à-dire presque tout – et à réduire les pénuries récurrentes, les autorités cherchent à attirer les investisseurs étrangers et les touristes. Mais ce n’est pas gagné :  le système bancaire est encore inopérant, les cartes de crédit et de débit ne fonctionnent pas, il faut payer presque tout en espèces et les hôtels et les vols n’apparaissent pas sur les plateformes habituelles de réservation.

Pourtant le pays est un musée à ciel ouvert. A quelques heures de route de Khartoum, les pyramides de Meroë se dressent au sommet des dunes, dans la lueur du petit matin. A partir de l’an 800 av. JC, les pharaons noirs ont construit en plein désert plus de 300 pyramides, dont quelques dizaines sont visibles aujourd’hui, les autres ayant été détruites ou étant encore enfouies sous le sable. Beaucoup plus nombreuses que leurs consœurs égyptiennes, plus petites et élancées, elles sont le fier témoignage de l’époque où Meroë était un important centre agricole, commercial et industriel de la civilisation de Kush. Peu connues et encore moins visitées, on les admire dans une solitude presque totale, à l’exception de deux Soudanais venus découvrir les richesses archéologiques de leur pays et un groupe de jeunes Indonésiens qui étudient l’Islam à Khartoum. Le silence est absolu, rompu seulement par le bruit du vent qui tourne les pages de l’histoire.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Regard africain sur l’histoire et l’actualité

« Le problème est que les archéologues regardent l’histoire du Soudan avec un angle égyptien. C’est Charles Bonnet, un archéologue genevois, qui a commencé à la regarder avec des yeux africains» nous explique Khalid, en nous montrant le hiéroglyphe d’une Kandaka, ces reines nubiennes qui amenaient les bataillons au combat. Elles ont inspiré la révolution de 2019, largement menée par les femmes qui étaient les premières victimes du régime islamiste, à commencer par les vendeuses de thé qu’on trouve à chaque coin d’ombre, pauvres et souvent déplacées des interminables guerres du pays.

« Je gagne 20’000 – 30’000 livres par mois, c’est trop peu » confie sobrement Youssra, nous tendant une tasse de café épicé par-dessus les volutes de la fumée de bois de santal. Elle tient une échoppe au bord de la route, fréquentée par un ballet incessant de camions qui amènent leur cargaison à Port Soudan, sur la mer Rouge, lorsqu’ils ne sont pas coincés devant les stations – service dans des files d’attente qui peuvent durer des jours, en raison de la pénurie de carburant. Une route poussiéreuse, empruntée par des pick-up chargés d’improbables chercheurs d’or enturbannés, qui vont tenter leur chance sous les sables avec de simples détecteurs de métaux.

Mural à la gloire de la révolution soudanaise © Isolda Agazzi

“Cette révolution peut marcher”

Ce tiraillement entre l’Afrique et le monde arabe est une constante de l’histoire du Soudan, ancienne et moderne. Entretenu savamment par les dirigeants successifs, il explique en partie les inégalités entre le centre et les régions périphériques et les guerres incessantes. « Nous sommes une combinaison d’Arabes et d’Africains, c’est très présent dans la jeune génération. Avant les gens pensaient qu’ils étaient l’un ou l’autre, maintenant ils pensent qu’ils sont Soudanais et qu’ils appartiennent à un seul peuple. C’est pour cela que cette révolution peut marcher » nous confiait Minni Arko Minnawi, le tout nouveau gouverneur du Darfour. Pourvu que les militaires acceptent de jouer le jeu et de quitter le pouvoir.


Une version de ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine

Mafalda à la rescousse

L’héroïne de bande dessinée aurait beaucoup à dire sur les absurdités du monde d’aujourd’hui. Pourtant, en cherchant bien, quelques perles d’espoir viennent illuminer la morosité ambiante : de la Thaïlande au Chili, en passant par la Libye et le Soudan, des peuples se soulèvent, des accords de paix sont signés et les droits humains avancent. En Suisse aussi, peut-être…

Je me sens très Mafalda ces jours. A l’instar de l’adorable petite fille créée par Quino pour parler de la guerre, la démocratie et autres sujets censurés dans l’Argentine des années 1970, j’ai envie de crier contre les injustices et ce satané virus qui nous pourrit la vie, quand il ne nous l’enlève pas. Un personnage de bande dessinée mythique, créé par un dessinateur génial décédé le 30 septembre en pleine pandémie, justement.

Alors quand je vois qu’en Thaïlande des jeunes manifestent pour la démocratie, osant même s’attaquer à la figure « sacrée » du roi Rama X, j’en reste bouche bée. Comme Mafalda. Car c’est un tournant historique. En mai 1992 je me trouvais par hasard à Bangkok, où 200’000 personnes étaient descendues dans la rue pour réclamer la démission du premier ministre, le général Suchinda Kraprayoon. Faisant fi des ambassades, qui conseillaient aux farang (étrangers) de quitter le pays, je rejoignais les manifestants autour de Democracy Monument et, fascinée par cette explosion d’énergie et de solidarité, les aidais à distribuer les bouteilles d’eau indispensables à la survie d’un soulèvement populaire sous le soleil des tropiques. Après quatre jours, l’armée a lancé une répression sanglante qui a fait officiellement 52 morts, des milliers de prisonniers et des centaines de disparus.

Le 20 mai, le roi Bhumibol, sortant enfin de sa réserve, est apparu à la télévision pour demander la paix. Comme par enchantement, les manifestations se sont arrêtées et Suchinda a démissionné. J’ai été scotchée par le respect, pour ne pas dire la vénération quasi religieuse, que les Thaïs vouaient à leur roi.

La Milk Tea Alliance fédère les mouvements prodémocratie d’Asie

Certes, aujourd’hui le titulaire du trône n’est plus le même et l’actuel, qui passe plus de temps en Bavière avec ses maîtresses qu’au pays, a perdu toute légitimité. Mais quand même, comment un tel tabou a-t-il pu sauter? Internet n’y est probablement pas étranger. Les militants se mobilisent via les réseaux sociaux, à l’instar de la Milk Tea Alliance, une alliance virtuelle de partisans prodémocratie issus de pays d’Asie où le thé se boit rigoureusement au lait – thaïlandais, hongkongais, ouighours, taiwanais. Et qui s’opposent plus ou moins directement au seul pays de la région où il se boit sans lait (et plutôt au jasmin).

Ce qui n’est pas une mince affaire puisque la Chine vient de signer avec les pays d’Asie du Sud-Est, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle Zélande le plus vaste accord de libre-échange au monde, le RCEP, dont les implications iront sans doute au-delà des questions commerciales. La grande absente est l’Inde, éternelle rivale de la Chine, grande buveuse de masala chaï (thé au lait aux épices) et dont les membres de la Milk Tea Alliance essaient de rallier les partisans prodémocratie.

El pueblo unido jamas sera vencido

Autre continent, même combat. Le 25 octobre les Chiliens ont approuvé à une écrasante majorité le referendum sur une nouvelle constitution. Cette victoire du oui représente l’apothéose des manifestations contre la crise sociale, entamées un an plus tôt au son de El pueblo unido jamas sera vencido, une chanson chilienne de 1970 devenue au fil du temps le slogan de ralliement des citoyens opprimés du monde entier. Le processus démocratique ainsi lancé devrait permettre à l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine de tourner définitivement la page de la constitution, et donc du modèle de société, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet.

Une autre avancée majeure a eu lieu sur le continent africain. Le 3 octobre les autorités soudanaise – un pouvoir hybride civil et militaire, mis en place après la révolte populaire qui avait mis fin à 30 ans de dictature de Omar El Bashir – ont fait la paix avec les principaux groupes rebelles issus des minorités ethniques. Cet accord, qualifié d’historique, doit mettre fin à 17 ans de guerre civile, notamment au Darfour où elle a fait 300’000 morts.

Il ne faut pas être naïf : sa mise en œuvre sera sans doute une perpétuelle négociation et il y aura des moments difficiles, mais les experts le considèrent assez solide et réaliste pour tenir sur le long terme.

Elections prévues en Libye le 24 décembre 2021

Il suffit de passer la frontière pour voir briller une autre lueur d’espoir. Le 23 octobre, l’ONU a annoncé la conclusion d’un accord de cessez-le-feu permanent en Libye, après cinq jours de négociations à Genève. Le pays nord-africain était plongé dans la guerre civile depuis la chute de Kadhafi en 2011. « Cet accord est un développement tardif mais néanmoins bienvenu, qui pourrait constituer un tremplin vers des discussions politiques plus larges et une issue au conflit armé, a déclaré Claudia Gazzini, de l’International Crisis Group. Le texte de l’accord est vague sur les termes exacts des actions de suivi et laisse la place à des interprétations divergentes, des malentendus et/ou une refonte intentionnelle pour servir les intérêts de l’une ou l’autre des parties ou de leurs patrons étrangers. » En clair, sa grande lacune est qu’il ne couvre pas les forces étrangères à l’œuvre dans le pays (Turquie, Emirats Arabes Unis, Russie, Egypte) et il y a une forte probabilité qu’elles trouveront une raison quelconque pour ne pas respecter le cessez-le-feu.

« Afin d’éviter son effritement, l’ONU doit aider les signataires à transformer les principes généraux de l’accord en actions spécifiques que les deux parties devraient mettre en œuvre», continue l’experte. Un premier pas a été fait la semaine passée à Tunis, où un dialogue politique a eu lieu sous l’égide de l’ONU. Les délégués ont décidé la tenue d’élections législatives et présidentielles le 24 décembre 2021 au plus tard et elles ont demandé la mise en place d’une nouvelle constitution avant les élections. Auparavant, il faudra que tous les mercenaires et les combattants étrangers quittent le sol libyen, ce qui est une autre affaire.

Bien que dans la paisible Suisse nous soyons loin de ces turbulences, si l’Initiative  multinationales responsables est acceptée le 29 novembre, ce sera la confirmation que si le peuple veut, il peut exiger le respect des droits humains. Cela montrerait à Mafalda que le monde d’aujourd’hui va peut-être un peu mieux que celui contre lequel elle s’insurgeait.

Au Soudan, une révolution féministe et intercommunautaire

Photo: manifestation sur la Place des Nations à Genève, 25 juin 2019 © Isolda Agazzi

Il y a un an, Omar Al Bashir était chassé du pouvoir, après avoir dirigé le Soudan d’une main de fer pendant trente ans. Invitée par le FIFDH début mars, Alaa Salah, l’icône de la révolution soudanaise, a fait souffler sur Genève un vent d’espoir particulièrement bienvenu

Une amie russe me confiait récemment que cette période morose lui rappelait son enfance en URSS, lorsque les gens n’étaient pas libres de leurs mouvements et leurs décisions et les étals des magasins désespérément vides, « même si là-bas ils étaient vraiment vides, pas comme ici aujourd’hui… !»

Dans cette atmosphère lourde, où toutes les manifestations sont annulées et il ne reste plus qu’un sujet de conversation (et d’écriture), le FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains) a fait souffler sur Genève, début mars, un vent de liberté et d’optimisme. Ayant réussi à s’adapter en un temps record à l’urgence sanitaire, il a transféré une partie de sa programmation sur internet et nous a offert quelques belles rencontres. A commencer par celle avec Alaa Salah, une étudiante en architecture devenue l’icône de la révolution soudanaise.

Alaa Salah © FIFDH Miguel Bueno

Révolution pacifique

Il y a un an presque jour pour jour, Omar Al Bashir était renversé par un coup d’Etat militaire, après avoir dirigé le Soudan d’une main de fer pendant trente ans. Sa chute marquait le point d’orgue des manifestations déclenchées trois mois auparavant par le doublement du prix du pain. «Mais nous avons continué à manifester car c’est tout le régime répressif que nous voulions faire tomber, a expliqué la jeune militante. Le 3 juin, il y a eu une grande répression [par la junte militaire], mais nous sommes toujours restés pacifiques. Jusqu’à aujourd’hui, personne ne porte d’armes, c’est la plus grande victoire du soulèvement. Il y a deux mois, une loi a été promulguée pour mettre fin aux activités des Frères musulmans, nous avons donc obtenu gain de cause dans notre première revendication.»

En effet, comme le montre Soudan, les femmes en première ligne, un film de Arte diffusé par le FIFDH, le dictateur avait instauré un régime militaro-islamiste qui interdisait aux femmes, par exemple, de danser et porter un pantalon. La police des mœurs arrêtait chaque année 500’000 Soudanaises et les relâchait après paiement d’une amende. Une campagne de terreur qui a longtemps alimenté les caisses du régime.

Les Darfouris se sont joints aux manifestations

Les femmes ont été les piliers de la révolution, tout comme les étudiants et l’Association des professionnels du Soudan, longtemps clandestine, composée de syndicalistes, médecins, avocats et commerçants. Dans le film on voit les femmes haranguer les foules et lancer de nouveaux slogans : « Les filles soyez courageuses, cette révolution est la révolution des femmes ! » ou encore : « Les femmes veulent des droits et on ne renoncera pas ».

Aujourd’hui le processus de transition continue. Les femmes débattent de la fin des mutilations génitales, d’éducation, d’accès à la justice. L’effervescence révolutionnaire les réunit, tout comme les communautés. « On a grandi avec la ségrégation et la rivalité entre tribus. Mais la nouvelle génération n’acceptera jamais que ça continue ! » Lance une jeune fille. C’est que  les Darfouris se sont joint aux manifestations et la foule se prend à rêver d’une société unie, qui accueillerait toutes les communautés. « Il y a eu plus de 300’000 morts au Darfour, mais on ne pouvait rien dire. Maintenant c’est fini, tout le monde doit être traité de la même façon au Soudan », lâche une femme.

Omar Al Bashir devrait être livré à la Cour pénale internationale

L’espoir est permis. Le 5 juillet 2019, un Conseil de souveraineté a été formé, composé de cinq militaires, cinq civils et un onzième membre, élu par consensus. Il est chargé d’assurer la transition démocratique jusqu’à la tenue d’élections en 2020. Mais le processus est fragile : le 9 mars dernier, le premier ministre, Abdallah Hamdok, qui dirige le gouvernement, a été visé par un attentat – il en est sorti indemne.

Quant à Omar Al Bashir, le 11 février le gouvernement de transition a accepté de le livrer à la Cour pénale internationale pour répondre de génocide et crimes de guerre dans le conflit au Darfour qui, en 2003, avait fait près de 300’000 morts.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine

Tunisie : une procession rassemble à nouveau les communautés

Photos © Isolda Agazzi

Le 15 août, la procession de la Madone de Trapani a eu lieu pour la troisième fois à La Goulette. Reflet d’une nouvelle mondialisation, les Sub-sahariens ont remplacé les pêcheurs siciliens, mais la ferveur populaire, toutes religions confondues, reste intacte. Si l’évènement n’a plus l’ampleur du début du 20ème siècle, dans l’un des rares pays arabes démocratiques il prend un peu plus de place chaque année.

Une foule bigarrée se presse dans l’église de La Goulette, pleine à craquer. Dans l’ancien quartier de la Petite Sicile, une église blanche toute simple a survécu comme par miracle à la destruction des vieilles maisons des pêcheurs siciliens, remplacées par des bâtiments modernes. Jusqu’à l’indépendance, en 1956, toutes les communautés vivaient en harmonie dans cette ville portuaire de la banlieue de Tunis. Ensuite la plupart des étrangers ont quitté le pays, tout comme les juifs tunisiens.

Mais en ce 15 août, fête de l’Assomption, chrétiens et musulmans, Tunisiens, Français, Italiens et beaucoup de Sub-Sahariens attendent plus ou moins en silence le début de la messe. Et surtout la procession de la Madone de Trapani, une statue au voile azur qui trône sous la nef.  Bien que la messe en elle-même ait toujours eu lieu, c’est la troisième année que la procession va se déployer à nouveau, alors que de la fin du 19ème siècle à 1964 elle faisait le tour de la ville pour aller jusqu’à la mer. Ensuite elle a été interdite. Aujourd’hui nul ne sait exactement si elle osera s’aventurer hors de l’église, et jusqu’où.

« Cette procession est importante parce qu’elle fait partie de l’ADN de cette ville, nous explique Hatem Bourial, un musulman animateur des rencontres de la bibliothèque du diocèse. A l’époque elle était très attendue par tous les pêcheurs, nombreux ici, Siciliens, mais également musulmans, qui demandaient des grâces à la Madone. Ils s’exclamaient « Evviva la Madonna di Trapani ! » quelle que soit leur confession. C’était un moment de célébration qui coïncidait avec l’Assomption mais qui, avec la procession, permettait à toute la population de La Goulette multiconfessionnelle de participer. Cela nous renseigne sur le vivre ensemble de ce pays jusqu’à une date relativement récente. »

Un évènement qui a tellement marqué les esprits des Tunisiens qu’ils disent encore aujourd’hui qu’après la sortie de la Madone la mer change- en effet, depuis deux ou trois jours le vent s’est levé, la mer est moutonnée de vagues et la chaleur est devenue moins écrasante.

Idée du curé de la paroisse, un missionnaire tchadien

C’est le Père Narcisse Djerambete, un missionnaire lazariste du Tchad et curé de la paroisse, qui a eu l’idée de relancer cette procession. « En Afrique on fait beaucoup de processions comme celle-ci, nous confie-t-il lorsque nous arrivons enfin à l’arracher à ses paroissiens, dans une ambiance survoltée. Dans la communauté il y a beaucoup de Sub-sahariens – étudiants, employés des ambassades et des organisations internationales,  migrants. Certains migrants traversent des situations difficiles, parfois ils sont exploités, mais en général s’ils ont des papiers ils trouvent du travail. Certains veulent retourner chez eux, alors je les aide comme je peux. »

A l’église, le silence descend sur l’assemblée et l’archevêque de Tunis, Mgr. Ilario Antoniazzi, fait son entrée, entouré par une dizaine de prêtres. Au premier rang siègent la maire de La Goulette et l’ambassadeur de France. La messe sera très bigarrée, chaleureuse et débordante de vie. Les pêcheurs siciliens ont été remplacés par de jeunes Sub-sahariens qui chantent, esquissent des pas de danse et amènent toutes sortes d’offrandes à l’autel. Les appareils photos crépitent sans cesse et une caméra de télévision immortalise un évènement visiblement très attendu. Lorsque, après deux heures de célébration, la statue de la Madone est portée en procession vers la sortie de l’église, c’est l’apothéose : une foule impressionnante, encore plus nombreuse dehors que dedans, trépigne derrière un modeste cordon de sécurité. La nuit est en train de tomber, l’appel à la prière résonne des minarets voisins, les youyous fusent.

Un jour, une procession dans toute la ville de nouveau?

« Avant c’était plus beau, il y avait plus de monde, ils amenaient la sainte Vierge jusqu’à la mer, la faisaient baigner et les enfants ramassaient de l’argent, se souvient Mounira, une femme en foulard venue assister à l’évènement. Maintenant elle arrive seulement jusqu’ici, mais ce serait bien que ça recommence comme avant. A l’époque nous habitions la Petite Sicile, mais notre maison a été démolie pour construire des bâtiments neufs et on nous a relogés au Kram. C’est dommage, ils auraient dû garder le quartier d’avant, avec ses ruelles, ses magasins et ses fontaines d’eau », soupire-t-elle nostalgique et ses filles acquiescent.

«Ce n’est pas impensable de faire à nouveau une procession dans la ville, nous confie Hatem Bourial. A Djerba il y a bien un pèlerinage juif, la Ghriba, qui prend la forme d’une procession, bien que modeste, et elle n’a jamais été remise en question. Ce serait très intéressant d’instaurer quelque chose de ce type à La Goulette, à la confluence du tourisme religieux et du retour des communautés. En tout cas ce serait un appel d’air extraordinaire et je défends l’idée que pour la Tunisie, c’est un message fort de dire : nous sommes capables d’organiser une procession ! »


Interview de Mgr. Ilario Antoniazzi : « Un pays musulman démocratique peut garantir la liberté de religion »

A la fin de la célébration, étant enfin parvenus à le soustraire à l’enthousiasme débordant de ses nombreux fidèles, nous nous sommes entretenus avec Mgr. Ilario Antoniazzi, archevêque de Tunis depuis 2013, entre un makroudh (biscuit typique tunisien) et un beignet ivoirien.

Quelle est la situation des chrétiens en Tunisie aujourd’hui ?

Ils sont respectés, nous n’avons jamais eu de problèmes. Jamais un chrétien n’a été menacé ou insulté. Moi je vais où je veux, je n’ai jamais eu besoin d’escorte. Mais nous devons faire attention car le Modus Vivendi, signé en 1964 entre le Vatican et l’Etat tunisien, pose des limites. Il interdit par exemple de sortir du périmètre de l’église, d’organiser des processions  et de sonner les cloches. Par cet accord, le Vatican a rétrocédé plusieurs églises de l’intérieur du pays où les chrétiens étaient partis, alors que d’autres églises sont restées pour le culte. Les églises rétrocédées ont servi pour des activités culturelles ou d’éducation, comme la basilique Saint Cyprien à Carthage.

Aujourd’hui il y a 30’000 chrétiens en Tunisie et notre diocèse compte dix paroisses.

La situation a-t-elle changé depuis la révolution de janvier 2011?

Avant la porte était fermée à clé, depuis ils ont trouvé la clé. Elle n’est pas grande ouverte non plus, mais nous sommes toujours sollicités. Ils veulent connaître la position de l’Eglise sur la bioéthique, la paix, la violence… Je suis souvent le seul chrétien au milieu d’une multitude de religieux musulmans, mais c’est une expérience magnifique.

La Tunisie est le seul pays musulman qui a inscrit la liberté de conscience dans la constitution et celle-ci est très fiable. Aujourd’hui beaucoup de Tunisiens désirent connaître la religion chrétienne, cela nous porte à un vrai dialogue interreligieux et à une meilleure connaissance réciproque. Au lieu de nous diviser, les différences religieuses sont considérées comme une vraie richesse et une aide mutuelle à mieux vivre notre spiritualité. En vertu dudit principe de liberté de conscience, si un Tunisien se tourne vers le christianisme, il n’est pas accusé d’apostasie par notre société démocratique. Nous attendons les prochaines élections présidentielles et nous avons pleine confiance dans les futurs dirigeants politiques pour continuer à vivre en paix et en sérénité dans ce beau pays.

Comment expliquez-vous le succès de la procession d’aujourd’hui ?

Dimanche passé c’était l’AÏd, la fête musulmane du sacrifice. Les chrétiens de Tunisie participent à cette prière car ils sont enracinés dans ce pays, ils sont partie prenante de ce peuple dans la joie, la souffrance et l’espoir d’un monde meilleur. La Madone de Trapani est devenue le patrimoine religieux et social de la Tunisie, mais surtout de cette ville de La Goulette. La Vierge est la seule qui peut nous unir car on la trouve dans les trois religions monothéistes. Ce soir on a vécu le dialogue interreligieux, on a oublié qu’on est chrétien ou musulman, on était tous frères.


Une version de cet article a d’abord été publiée par l’Echo Magazine

Il y a 30 ans, j’ai senti le vent de la démocratie en Afrique. Souffle-t-il encore aujourd’hui?

En 1990, j’ai eu vent des premières manifestations démocratiques en Afrique de l’Ouest. Que se passe-t-il aujourd’hui? Je l’ai demandé à Alioune Tine, l’expert indépendant de l’ONU sur le Mali. Militant de longue date des droits humains, il a créé l’AfrikaJom Center, un think tank basé à Dakar qui réfléchit aux pathologies démocratiques en Afrique. Selon lui, trente ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie se porte plutôt mal sur le continent.

Fin décembre 1990 je suis allée en Afrique pour la première fois. Un mois au Togo, Burkina Faso et Mali, sac à dos, pour découvrir un nouveau continent. Par un de ces hasards dont seul le destin a le secret, je suis tombée en pleine effervescence démocratique : là où nous passions, ou dans les pays voisins, les gens venaient de descendre dans la rue pour réclamer la démocratie, ou allaient le faire juste après.  Parfois des chars étaient dépêchés par les pouvoirs en place pour réprimer ces manifestations pacifiques. Nous les avons ratés de peu, mais les récits que nous entendions ou lisions étaient enivrants. J’en garde un souvenir flou, aucune photo (à l’époque il n’y avait pas de smartphone) et comme internet n’existait pas encore, il m’est difficile aujourd’hui de retrouver des traces en ligne. Mais je me rappelle que, jeune étudiante en relations internationales, j’étais fascinée par ce vent de liberté qui soufflait sur l’Afrique, à peine deux mois après la chute du mur de Berlin. J’avais un vague sentiment de vivre un moment historique, qui allait devenir une certitude seulement des années après – c’est le temps qui fait l’histoire.

Le clou du voyage avait été une randonnée de quatre jours le long de la falaise de Bandiagara, en pays Dogon au Mali, avec ses habitations et tombeaux troglodytes. Nous étions aussi allés à Mopti et Djenné et avions été subjugués par la majesté de la mosquée en pisé qui brillait sous les étoiles. Si l’on avait dû renoncer à Tombouctou, c’est seulement parce qu’il n’y avait pas assez d’eau dans le fleuve Niger pour laisser passer les bateaux. Régulièrement, nous tombions sur des baroudeurs européens qui venaient de traverser le Sahara, à moto ou pour amener de vieilles Peugeot qu’ils espéraient revendre en Afrique. Ils racontaient leur périple en plein désert, le long de la route des caravanes Touaregs, en passant par des lieux mythiques dont les seuls noms nous faisaient rêver : Tamanrasset (au sud de l’Algérie), Agadez (au nord du Niger)… Un voyage inoubliable, mon premier contact avec la sous-région, où j’ai eu l’occasion de retourner quelques fois dans les années 2000 pour des reportages.

Aujourd’hui le Sahara est infesté de djihadistes et seuls les passeurs de migrants osent le traverser, avec leur triste cargaison humaine. Aller à Tombouctou est devenu trop dangereux et même le paisible pays Dogon a été le théâtre d’affrontements entre milices rivales, ces derniers mois.

C’est donc avec un intérêt particulier que j’ai demandé à Alioune Tine, de passage à Genève, où en était la démocratie en Afrique. Expert indépendant de l’ONU sur le Mali, fervent défenseur des droits humains – il a été entre autres le directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’ouest et du centre -, il s’est  opposé en 2011 avec succès au troisième mandat du président Abdoulaye Wade au Sénégal, en coordonnant les actions du mouvement citoyen M 23. Selon lui, il faut réinventer la démocratie en Afrique, en associant l’universalité des droits humains et les valeurs locales. Le continent, affirme-t-il, doit se positionner face au retrait de l’Europe et à l’avancée de la Chine et proposer un modèle de développement qui lui est propre. Après les trois attaques meurtrières de ces derniers mois au Mali, il met en garde contre l’extension de la crise malienne au Sahel et à toute la région.

Alioune Tine au centre, en boubou bleu

Après la chute du mur de Berlin, une vague démocratique a déferlé sur l’Afrique. Trente ans plus tard, quelle est la situation?

Alioune Tine: En effet, en 1990, la conférence nationale du Bénin a ouvert les portes à la transition vers la démocratie sur le continent, mais aujourd’hui celle-ci est une espèce en voie de disparition. Le Nigeria est rongé par le virus du djihadisme et de la corruption et certains Etats comme le Mali et le Burkina Faso, eux-aussi très affectés par le djihadisme et les conflits intercommunautaires, sont menacés d’effondrement. Il y a quelques éclaircies par-ci par-là, au Kenya, en Ethiopie, en Ouganda, au Botswana, en Zambie…. L’Afrique est gangrénée par une démocratie électorale dont les dysfonctionnements sont récurrents. On assiste à des « coups d’Etat constitutionnels », une pathologie chronique consistant à prolonger le nombre de mandats par un changement purement artificiel de la constitution, mais aussi à s’assurer le contrôle du processus et des mécanismes de régulation des élections.

La gestion des ressources minérales pose aussi problème car elle manque de consensus et de transparence. On est confrontés au problème de l’extraction et la prédation des ressources et à la menace de conflits politiques ou armés.

Est-ce la faute des multinationales ou des gouvernements africains ?

Alioune Tine Les fautes sont partagées. Aujourd’hui dans les pays occidentaux il y a des règles très contraignantes concernant les ressources minérales dont le pétrole, notamment sur la transparence et la publication des contrats. Par contre en Afrique le pouvoir exécutif est très personnel et fort et les autres institutions faibles et assujetties, ce qui les empêche d’exercer leur fonction. Il n’y a donc aucun mécanisme pour réguler ce genre de problèmes, qui mènent souvent à des tensions politiques violentes ou à des conflits armés ouverts, comme au Congo Brazzaville et en République démocratique du Congo. Les multinationales profitent de ce vide juridique et de ces failles pour faire main basse sur les ressources nationales.

Vous avez créé un think tank, l’AfrikaJom Center, qui propose une vision africaine de la démocratie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Alioune Tine: Dans l’histoire de l’Afrique, il y a eu des monarques démocrates, des imams qui prônaient la bonne gouvernance démocratique, économique et sociale. On pense à la charte de Kurukan Fuga (aussi connue comme la charte du Mandé) au 13ème siècle au Mali, ou à l’iman Ceerno Sileymaan Baal au 18ème siècle au Sénégal. Nous voulons chercher dans les traditions africaines un ancrage aux valeurs éthiques et de bonne gouvernance. Le nom AfriKaJom s’inspire du mot diola « Kajom » qui signifie « futur » et du mot wolof « Jom » que je définis comme la dignité absolue – chez le Wolof, c’est la référence principale dans l’éducation de l’enfant.

Au niveau international, les droits de l’homme sont en régression. Les Africains doivent chercher leur voie en s’appuyant sur leur propre histoire, valeurs et cultures. Nous travaillons sur la démocratie post-électorale, en essayant de trouver une bonne articulation entre la démocratie représentative et la démocratie participative, un peu comme chez vous en Suisse.

Les droits de l’homme  ne s’appliquent-ils donc pas à l’Afrique ?

Alioune Tine: Bien sûr que si, les droits de l’homme sont universels et donc aussi africains ! Je milite pour les droits de l’homme depuis trente ans.

L’Europe semble céder la place à la Chine sur le continent. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la démocratie?

Alioune Tine: L’Afrique doit avoir sa politique en matière de droits humains, elle ne doit se faire imposer une vision politique, économique et sociale ni par l’Europe, ni par les Etats-Unis, ni par la Chine. C’est une tendance très forte chez la jeunesse africaine qui dit: on travaille avec vous, mais cela doit être du gagnant – gagnant. Il y a une nouvelle économie politique du développement à reconstruire. On ne veut plus de politiques imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, mais des politiques élaborées par les Africains pour les Africains. Notre think tank réfléchit à comment construire une nouvelle économie politique du développement qui rompe avec les politiques d’extraction des matières premières pour aller vers l’industrialisation, la transformation sur place et une coopération beaucoup plus connectée entre les pays africains

Vous avez effectué deux missions au Mali, dont la dernière en octobre 2018. Depuis lors la situation s’est aggravée, avec trois attaques meurtrières entre les Peuls et les Dogons au cours des trois derniers mois. La démocratie peut-elle survivre au terrorisme ?

Alioune Tine: L’Etat malien et la MINUSMA (la mission de maintien de la paix des Nations Unies) font de grands efforts pour protéger les personnes et les biens. Mais le Mali est un pays immense, avec plus de deux millions km2 (trois fois la France) pour 17 millions d’habitants. L’administration a de la peine à être partout et à contrôler les frontières. L’absence de l’Etat explique la plupart des défaillances dans la protection des civils. En même temps, les attaques meurtrières ne sont plus le fait des djihadistes. Depuis 2015 – 2016, la crise s’est déplacée du nord vers le centre, du côté du pays Dogon et de la falaise de Bandiagara, où les différentes communautés vivent en paix depuis plus de cinq siècles, avec leurs propres mécanismes de régulation des conflits, notamment entre agriculteurs et éleveurs, comme dans tout le Sahel. Mais ces conflits ont été exacerbés par la présence des djihadistes et le fait que d’aucuns considèrent certaines communautés comme des djihadistes. A tort : la plupart des Peuls sont pacifiques, ils ne sont même pas armés.  L’organisation des Peuls, Tapital Pulago (qui réunit presque tous les Peuls du continent et de la diaspora), et les organisations des Dogons se rencontrent, discutent et font de la sensibilisation, avec l’aide de la MINUSMA, des autorités maliennes et la participation des leaders traditionnels et religieux et de la société civile.

 Les coupables des massacres ont-ils été punis ?

Alioune Tine: Non, l’impunité explique aussi le cycle infernal des attaques et des vengeances. Si cela continue, certains vont penser que parce qu’ils ont des armes, ils jouissent de l’impunité. L’Etat malien a besoin du soutien de la communauté africaine et internationale parce que la justice malienne toute seule n’a pas les capacités d’ouvrir des enquêtes et poursuivre les auteurs des massacres. Il y a aussi des questions humanitaires, avec le déplacement de personnes dans des situations terribles. Les écoles sont fermées et, dans le centre et le nord du pays, toute une génération d’enfants risque de ne pas aller à l’école.

Le Mali est certes l’épicentre de la crise et des conflits dits interethniques au Sahel, mais il s’agit d’un problème qui va bien au-delà. Ce qui manque, c’est une vision et une réponse régionales et globales car la situation se dégrade très vite aussi au Burkina Faso et dans tout le Sahel et elle menace de plus en plus les pays côtiers, notamment la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal. Quant au Soudan, le traitement de la question de la transition démocratique doit être la priorité de l’Union africaine et la communauté internationale car si ce pays tombe, cela va être une catastrophe pour toute la région.


Une version de cette interview a d’abord été publiée par Le Courrier