Le Soudan du Sud condamné à payer un milliard à une entreprise libanaise

Photo: bergers au Soudan du Sud © Sonia Shah

Un tribunal arbitral a condamné Juba à payer 1 milliard USD à Vivacell, une compagnie de téléphonie mobile libanaise dont il avait suspendu la licence d’exploitation pour non-paiement d’une redevance de 66 millions. Le siège juridique de l’arbitrage serait en Suisse et le gouvernement veut faire appel devant un tribunal suisse

Alors que le Soudan du Sud suscite l’intérêt des médias à cause de la visite du pape François, qui commence aujourd’hui, une autre actualité, toute aussi cruciale pour le pays le plus jeune et l’un des plus pauvres du monde, est en train de passer largement inaperçue. Fin janvier, Juba a été condamnée par la Cour internationale d’arbitrage à verser 1 milliard USD à Vivacell, une entreprise de téléphonie mobile appartenant au groupe libanais Al Fattouch. En cause : la suspension de sa licence d’exploitation en 2018, par suite de son refus de s’acquitter d’une redevance et de taxes s’élevant à 66 millions USD.

Un milliard USD, c’est une somme exorbitante, surtout en comparaison du PNB de ce pays d’Afrique, estimé par la Banque mondiale à moins de 12 milliards USD en 2015 (mais qui pourrait être beaucoup plus bas aujourd’hui en raison du covid) et dont le PNB par habitant de 791 USD est l’avant-dernier du monde.

Comment en est-on arrivés là ? Le ministre de l’Information et des services postaux, Michael Makuei Lueth, a expliqué à la presse locale que Vivacell avait obtenu sa licence en 2008 de New Sudan, une entité créée par le Sudan People’s Libération Movement (SPLM) de John Garang pendant la guerre civile. Selon les termes de la licence, d’une durée de dix ans, Vivacell était exemptée du paiement de toute taxe et redevance. Mais les choses ont changé en 2011, lorsque le Soudan du Sud est devenu un Etat indépendant. En 2018, le ministre affirme avoir demandé à l’entreprise libanaise de renégocier la licence et de s’acquitter de la redevance, ce qu’elle a refusé de faire.

Même si le contrat avait été conclu entre une entité non souveraine et le prestataire du service avant l’indépendance du Soudan du Sud, Vivacell veut continuer à opérer dans les conditions que lui avaient accordées New Sudan.

Appel en Suisse

« Nous sommes en train de faire appel devant un tribunal suisse, qui est le centre d’arbitrage», a déclaré Makuei à la presse locale, ajoutant que le gouvernement avait débloqué 4,5 millions USD pour payer les frais de justice et engager des avocats, suisses et internationaux. Le délai était le 16 janvier, mais le gouvernement aurait demandé une prolongation.

Le jugement n’étant pas publié par la Cour internationale d’arbitrage et la Mission du Soudan du Sud à Genève n’ayant pas répondu à nos questions, il est difficile d’en savoir plus. Rambod Behboodi, un spécialiste de l’arbitrage international basé à Genève, a accepté de nous donner son avis, à condition de spécifier qu’il se base uniquement sur les articles de presse.

« Bien que la Cour internationale d’arbitrage soit basée à Paris, les parties d’un contrat peuvent définir un siège juridique différent pour une dispute, comme cela semble être la Suisse dans ce cas, explique l’avocat. Cependant lorsqu’une sentence arbitrale est rendue en Suisse, l’appel auprès du Tribunal fédéral est très limité : ce dernier ne peut pas s’exprimer sur le fond de l’affaire, mais seulement sur le non-respect de la procédure ou l’excès de juridiction. »

Si le Soudan du Sud perd en appel, que se passe-t-il s’il ne paie pas le milliard ? « Vivacell peut essayer de faire exécuter la sentence arbitrale par les tribunaux suisses si le Soudan du Sud a des actifs dans ce pays, nous répond-il. Elle peut aussi essayer de la faire exécuter dans tout autre pays où Juba a des actifs. Mais elle doit faire face à des problèmes d’immunité souveraine en dehors du Soudan du Sud : vous ne pouvez pas faire exécuter une action privée contre un État souverain dans un pays tiers, sauf dans des circonstances spécifiques. »

Bien qu’on ne connaisse pas les détails de cette affaire en raison de l’opacité qui caractérise l’arbitrage international, pour Alliance Sud elle montre toute l’absurdité de cette forme de justice privée. Un arbitre a le pouvoir de condamner l’un des pays les plus pauvres du monde à verser l’équivalent d’un dixième ou plus de sa richesse nationale à un investisseur étranger qui refusait de s’acquitter d’une redevance de quelques dizaines de millions.

« C’est le cas typique où les deux parties auraient tout intérêt à avoir recours à une procédure de médiation et conciliation, plutôt que de s’écharper devant les tribunaux », conclut Rambod Behboodi, qui est en train de mettre sur pied une telle instance à Genève.

 

Exploratrice d’une Afrique lumineuse

Photo: Sonia Shah au Soudan

Sonia Shah, Kényane d’origine indienne de 46 ans, sillonne l’Afrique toute seule depuis deux ans. Sac au dos, se déplaçant toujours en bus, elle a déjà visité une quinzaine de pays et n’a fait (presque) que des expériences positives. Un manifeste au dépassement de soi, de son genre, de son âge et de ses barrières culturelles. Et une ode à un continent mal connu

Elle a fêté son 46ème anniversaire près de Port Soudan, là où a été tourné The Read Sea Diving Resort, le film qui raconte l’histoire de l’exfiltration de milliers de Juifs éthiopiens par le Mossad au début des années 1980, transférés en secret dans un hôtel de la mer Rouge. Une fête à son image, dans un endroit reculé et romanesque, avec ses nouveaux amis soudanais : Sonia Shah, Kényane d’origine indienne, sillonne l’Afrique toute seule depuis deux ans. Ouganda, Tanzanie, Namibie, Botswana, Zimbabwe, Mozambique, Zambie, Malawi, Burundi, Rwanda, Sud-Soudan, Soudan, Égypte… Avec un petit budget, en bus ou en auto-stop – sauf quand la fermeture des frontières terrestres l’oblige à prendre l’avion – et toujours au plus près des gens, cette aventurière en a fait du chemin depuis notre rencontre en Tanzanie, l’année passée !

Tribus d’éleveurs du Sud Soudan © Sonia Shah

Démarche d’émancipation féminine

« Je suis dans une démarche d’émancipation féminine, lance-t-elle au téléphone, lorsque nous arrivons enfin à la joindre entre deux plongées à Dahab, en Egypte. Beaucoup de femmes pensent qu’après un certain âge la vie s’arrête, mais ce n’est pas le cas. Peu de femmes de mon âge voyagent en solo, mais je leur dis : vous n’êtes jamais trop vieilles pour faire ce que vous aimez ! »

Une autre barrière se dressait sur sa route et non des moindres : « Dans ma culture indienne d’origine, ce n’est pas acceptable qu’une femme voyage seule, mais j’ai décidé de briser les normes. Au début, c’était difficile, mais maintenant cela va un peu mieux. Ne laissez pas les normes sociales et culturelles faire obstacle à votre passion ! » s’enflamme la pétillante célibataire sans enfants, qui a esquivé un mariage arrangé.

Camp de réfugiés burundais au Malawi © Sonia Shah

Prendre sa retraite à 44 ans pour découvrir le monde

Cette battante avait un but dans la vie : prendre sa retraite à 44 ans et voyager. Et elle s’est donné les moyens de l’atteindre.  Elle a travaillé en Arabie Saoudite pendant cinq ans comme professeur d’anglais, cumulant deux emplois à plein temps pour 75 heures par semaine, sept jours sur sept. Cette volonté de fer lui a permis de mettre de l’argent de côté, qu’elle a placé dans des obligations du gouvernement kényan. « Ma vie est riche, mais financièrement je dois gérer mon budget au plus près, précise-t ’elle. Je ne peux pas me permettre de dépenser 40 USD pour un hôtel ; mais dès que je descends du bus, les chauffeurs de taxi s’approchent et me proposent facilement des auberges à 10 – 15 USD la nuit. »

A l’origine, elle voulait aller en Amérique latine, mais le covid est passé par là et elle a dû changer ses plans. En octobre 2020, en pleine pandémie, elle part en Ouganda « Etant moi-même originaire d’Afrique de l’Est, le continent africain ne m’intéressait pas particulièrement, je pensais que ce serait partout pareil. Mais je me suis trompée et c’est ce qui rend mon voyage si spécial : il y a toujours des surprises, les mentalités, les cultures et les paysages sont tellement différents !  L’hospitalité, la gentillesse des gens, la diversité de l’Afrique sont inimaginables et malgré les conflits et les problèmes, les voyages ont enrichi mes connaissances et changé ma perception » s’exclame-t-elle.

Quand on lui demande quel pays lui a le plus plu, elle hésite…Si le Rwanda l’a un peu déçue en termes de paysages, elle admire la façon dont le président a su le remettre sur pied après le génocide. « Les gens ont des opinions différentes sur la question, mais c’est admirable et les villes rwandaises sont plus propres que Londres et certaines villes européennes ! »

Sonia Shah dans un temple égyptien

L’Egypte et la loi de l’attraction

Finalement, c’est peut-être l’Egypte qui l’a séduite le plus, alors même qu’elle en avait un apriori négatif. « J’avais une mauvaise image de ce pays parce qu’on me disait de faire attention, avoue-t-elle. Mais j’ai décidé de changer cela. Lorsque j’avais trente ans j’ai commencé à lire des livres sur la façon d’attirer les choses positives et je crois à la loi de l’attraction : j’ai commencé à me répéter que les gens sont gentils, honnêtes avec moi et de fait, ils ont presque tous été incroyables. Certains ont refusé que je paie, d’autres m’ont couru après pour me rendre la monnaie, des chauffeurs de taxi ont insisté pour me conduire gratuitement quelque part, des gens m’ont offert une tasse de thé, d’autres m’ont invitée à leur mariage».

Elle reconnaît avoir fait quelques rares expériences négatives : au Rwanda, qui est censé être l’un des pays les plus sûrs d’Afrique, on lui a volé des milliers de dollars à l’auberge de jeunesse. Au Sud Soudan, où elle voulait se rendre chez des tribus d’éleveurs sur des îles très reculées, elle est tombée sur un guide peu scrupuleux… « Mais cela fait partie de ma courbe d’apprentissage ; maintenant je sais que je dois toujours écouter mon instinct et m’éloigner des personnes négatives, relativise-elle. Dans l’ensemble, cela a été une bonne expérience car lorsque quelque chose de mal arrive, beaucoup de bien vient compenser. La positivité attire les situations positives.”

Mozambique © Sonia Shah

La force du voyage en solitaire, en tant que femme

N’est-il pas risqué de voyager toute seule ? Elle affirme ne pas avoir eu de problèmes particuliers, « peut-être parce qu’elle n’est pas blonde », à l’exception d’un petit incident avec un jeune soldat en Egypte, qu’elle a pu régler par le dialogue. Elle publie des post sur FB pour montrer que l’Afrique est belle et sûre. « Beaucoup de gens me disent qu’ils sont étonnés, mais je pense qu’ils projettent leur propre peur. J’ai été arrêtée par la police au Mozambique, dans la zone de Cabo Delgado [théâtre d’attaques djihadistes] mais ce n’était pas effrayant comme le pense ma belle-sœur ! L’important est d’établir un rapport avec les gens. Mais je sais que certaines femmes voyageant solo ont fait de mauvaises expériences, ce n’est pas pour tout le monde »

Alors aucun regret ? Ne se sent elle jamais seule ? « Non, aucun regret. Je ne souffre jamais de la solitude, peut-être parce que je réalise un rêve que j’avais depuis longtemps. Mais aussi parce que j’ai découvert tellement de liberté et de paix à être capable de voyager seule… De plus, je vois trop de gens passer à côté de la beauté du monde parce qu’ils ne trouvent personne avec qui voyager. La vie est trop courte pour attendre les autres ! »

Quelles sont les prochaines étapes de cette aventure ? Israël, ensuite peut-être Oman, après retour en Afrique, peut-être la Tunisie et l’Afrique de l’Ouest… « Le monde a tant de moments incroyables à offrir qu’on ne peut pas passer à côté ! » conclut Sonia Shah, lumineuse exploratrice du monde, des gens et d’elle-même. Dans la plus pure tradition des grands voyageurs et des femmes qui leur ont emboîté le pas.


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

Elargir son horizon, des Alpes à l’Afrique

Photo: clinique dentaire de Kinshasa © Claire Aeschimann

A 87 ans, Claire Aeschimann, alpiniste chevronnée et dentiste au grand cœur, continue à œuvrer bénévolement dans la clinique dentaire qu’elle a ouverte en République démocratique du Congo et, accessoirement, au Point d’Eau de Lausanne

Avec sa casquette multicolore vissée sur la tête et son sourire en coin, on dirait une Gavroche des Alpes aux cheveux blancs. Cela lui sied plutôt bien car Claire Aeschimann, Clairon pour les intimes, est un personnage choyé dans le petit monde de la randonnée romande. A 87 ans, elle a fait deux fois la traversée du Mont Blanc et gravi tous les 4’000 mètres de Suisse et des environs – « c’est vite fait, il n’y en a pas beaucoup ! » – s’amuse-t-elle de son petit air narquois. Elle est aussi une personnalité respectée car cette dentiste au grand cœur apporte son aide aux plus démunis depuis plus de vingt ans, de Lausanne à l’Afrique.

Claire Aeschimann © Isolda Agazzi

Ouverture d’une clinique dentaire à Kinshasa

En 1989, elle faisait partie du Groupe d’entraide médicale du Département missionnaire des Eglises protestantes de Suisse romande lorsque Jean-François, un dentiste renommé de la place, lui a proposé de l’aider à monter une clinique dentaire en République démocratique du Congo (RDC). C’était la même clinique du Secours dentaire international, une fondation suisse qui vise à mettre en place une dentisterie sociale dans les pays en développement.

« Nous avons créé cette clinique à Kinshasa où je me rends encore régulièrement – la dernière fois c’était en novembre passé. Nous faisons surtout des extractions car les patients, très démunis, arrivent lorsqu’il est trop tard pour soigner leurs dents. Ils paient 10 USD pour une intervention, ce qui n’est pas rien pour les standards locaux, mais les autres institutions sociales pratiquent les mêmes prix, il faut bien acheter le matériel. Je vais en RDC depuis 32 ans, la pauvreté est extrême, au début je croyais que la situation des gens allait s’améliorer, mais malheureusement il n’en est rien… », nous raconte-t-elle, couchée dans l’herbe en attendant que les saucisses grillent sur le feu de camp.

Cabinet dentaire du Point d’Eau à Lausanne

En Suisse romande, Claire pratique aussi au Point d’Eau Lausanne, un centre dédié à la santé des personnes vulnérables où, avec les institutions et l’aide d’un représentant d’une maison de produits dentaires, elle a ouvert le cabinet dentaire. Elle y exerce deux matins par semaine, extrayant surtout des dents et faisant beaucoup de traitements de racines et de dépannages à des personnes vulnérables qui ne peuvent pas se permettre de payer les soins dentaires, ne bénéficient pas d’aide sociale pour cette prestation et s’acquittent de la somme de 40.-

Depuis quelques années, cette alpiniste chevronnée, qui a gravi son premier 4’000 mètres à 12 ans et le Cervin à 19 ans, a dû freiner ses ardeurs pour la montagne en raison d’un méchant problème au genou. Fini l’alpinisme et l’escalade et depuis peu, même les sorties à peau de phoque. Mais il reste la randonnée, qu’elle continue à pratiquer assidument « même si je vais moins vite maintenant », précise-t-elle, alors que son genou la trahit une fois de plus dans la descente.

Elargir son horizon

Une personnalité étonnante et attachante…. « Sacrée Clairon ! s’exclame un ami du Club alpin. Fort caractère, courage mais aussi amabilité et altruisme sont les traits qui la caractérisent. Son engagement en Afrique est exemplaire : malgré son âge elle se rend sur place avec des dizaines de kilos de matériel pour sa clinique dentaire. Au Point d’Eau elle donne le sourire aux plus démunis et lors des courses en montagne elle est toujours prête à donner un coup de main. »

Mais qu’est-ce qui pousse ce petit bout de femme à se dépenser sans compter, alors qu’elle pourrait couler une retraite paisible et gravir encore quelques sommets? « J’aime mon travail, que j’ai dû arrêter à 62 ans pour m’occuper de ma mère. Et j’aime m’occuper des autres. Aller en Afrique me permet d’élargir mon horizon au-delà de la montagne. »


Une version de cette chronique a été publiée dans l’Echo Magazine

En Zambie, des cheffes de village pour amener la paix

Photo: village de Zambie © Wiebke Wiesigel

Alors que la Zambie vient d’élire son nouveau président sur fond de scandales et de corruption, les chefs de village – souvent des femmes – s’emploient à résoudre les conflits. Wiebke Wiesigel, doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, passe six mois parmi eux pour comprendre le fonctionnement de cette justice traditionnelle

Jeudi 12 août, les Zambiens se sont rendus aux urnes pour élire leur nouveau président, dans une atmosphère particulièrement tendue et de plus en plus répressive, sur fond de scandales dans l’utilisation des fonds publics et de corruption. Dans ce contexte, Wiebke Wiesigel, jeune doctorante en ethnologie à l’Université de Neuchâtel, s’est installée pendant six mois dans un village de la province de Lusaka pour écrire sa thèse sur le fonctionnement des « tribunaux coutumiers » dans la gestion des conflits. Dans ces institutions non étatiques, ce sont les chefs de village qui s’emploient à résoudre les conflits et à rendre la justice.

Wiebke Wiesiegel © Aurélie Sarrio

L’observation participante pour être au plus près des gens

Mais qu’est-ce qui pousse une jeune femme de 28 ans à s’installer dans un village zambien pour étudier la justice locale ? L’ethnologie emploie une méthodologie de recherche appelée « observation participante », qui consiste en une immersion dans les groupes étudiés pour allier entretiens et observations pratiques. « Je partage la vie quotidienne d’une famille du village dans des conditions modestes, sans eau courante, ni électricité. J’accompagne la mère au marché ou à l’église et je peux ainsi mener de nombreuses conversations informelles», nous indique-t-elle, jointe sur son téléphone portable qu’elle recharge à l’aide d’un petit panneau solaire, ou à l’hôpital du village voisin.

Ce qui intéresse la jeune ethnologue, c’est qu’il y a eu très peu de recherches sur ces institutions coutumières, alors que ce sont de loin les plus sollicitées par les Zambiens. En revanche, on a beaucoup étudié les institutions étatiques pour mener des projets de développement financés par les bailleurs de fonds. Elle ajoute que pendant longtemps l’anthropologie s’est intéressée aux marginalisés, elle a voulu donner une voix à ceux qui n’en avaient pas, mais cette perspective est quelque peu dépassée, aujourd’hui on s’intéresse davantage aux personnes dans des positions de pouvoir.

Succession matrilinéaire

Dans la région étudiée par Wiebke Wiesigel, les chefs de village sont principalement des femmes. Il s’agit d’une position transmise de génération en génération au sein d’une même famille.

« Dans les villages dans lesquels je vis, la succession est matrilinéaire, ce n’est pas l’enfant du chef qui hérite du poste de chef de village, mais celui d’une parente – sœur, tante, etc. » Il est lié à un certain prestige, mais comporte également de nombreuses responsabilités : « J’ai parlé avec une femme qui, au début, ne voulait pas assumer ce rôle car elle se trouvait trop jeune pour endosser autant de responsabilités. Elle était mal à l’aise de devoir se lever, prendre la parole en public, se donner de l’importance … mais aujourd’hui elle s’y est faite ! », nous confie-t-elle. Dépourvus d’un soutien financier du gouvernement et avec très peu d’infrastructures matérielles et humaines à disposition, les chefs de village sont très sollicités. « Une femme me racontait que les gens viennent parfois toquer à sa porte au milieu de la nuit pour lui demander de l’aide ! »

Accès à la terre et disputes conjugales

L’une des principales difficultés qu’elle constate, ce sont les déplacements. Il y a peu de bus et souvent les chefs de village n’ont pas les moyens de s’acheter un vélo. Pourtant si quelqu’un les appelle, ils doivent quitter leur travail au champ ou au marché et se rendre disponibles. A pied, cela prend vite une heure…

Sans surprise, le principal sujet de discorde porte sur les terres. Les registres fonciers sont tenus par les chefs de village et les conflits autour de la démarcation et la vente des terrains sont nombreux, d’autant plus que la très grande majorité des villageois sont agriculteurs.

L’autre sujet, ce sont les disputes conjugales. Dans ce système de justice de proximité, on accorde une grande importance à la réconciliation, un peu comme dans une médiation conjugale. La plupart des cas sont traités en public, sauf pour les questions qui touchent à la « chambre à coucher ». Si la conciliation n’aboutit pas, le différend remonte jusqu’au tribunal étatique, le seul qui peut prononcer le divorce des mariages coutumiers. Mais là il faut payer, tandis que les chefs de village touchent très peu, ou alors les personnes reconnues coupables sont astreintes à des travaux d’intérêt général, comme la construction de latrines.

La paisibilité, marque de fabrique d’un pays autoproclamé chrétien

Elle ajoute se sentir très en sécurité dans ce pays d’Afrique austral qui utilise l’argument de la paisibilité pour se démarquer. « Dans les années 1990, le président Chiluba a déclaré la Zambie une nation chrétienne et la religion joue un rôle très important dans la vie quotidienne de la majorité des gens. Également dans les tribunaux coutumiers où l’accent est mis sur la réconciliation et le dialogue, souvent avec des références explicites au christianisme et à Dieu. D’où le lien avec ma recherche. »

Est-ce que cette expérience lui plaît ? « J’adore être sur le terrain et pouvoir apprendre des chefs et des villageois ! Ils me parlent volontiers, m’invitent chez-eux et me posent également beaucoup de questions sur la Suisse. Je suis touchée par l’accueil qui m’a été réservé. Mais c’est parfois rude et pas seulement à cause des conditions de vie. Le plus dur c’est de voir des gens qui n’ont presque rien, qui doivent décider si acheter un sac de sel ou pas. Je me sens souvent impuissante même si je sais que les gens n’ont pas besoin de mon aide. »


Cet article a été publié dans l’Echo Magazine 

Le Soudan cherche sa voie, entre l’Afrique et le monde arabe, les civils et les militaires

Photo: cérémonie soufie à Omdurman © Isolda Agazzi

Deux ans après avoir renversé le dictateur Omar El Bashir, les Soudanais rêvent de paix et démocratie. Après trente ans d’isolement, le pays s’ouvre au monde et dévoile ses immenses richesses archéologiques, à commencer par les pyramides des pharaons noirs. Mais l’équilibre entre pouvoir civil et militaire est très fragile et les défis économiques immenses. Le Club de Paris a annoncé ce matin avoir effacé une bonne partie de la dette soudanaise

Une foule impressionnante traverse l’énorme cimetière et converge vers le tombeau du cheik Hamed Al-Nil, un leader spirituel très vénéré au Soudan. Comme tous les vendredis, à Omdurman, dans la périphérie de Khartoum, là où le Nil bleu conflue dans le Nil blanc, se déroule une ahurissante cérémonie soufie : les adeptes de la confrérie, parés d’oripeaux colorés et portant parfois des dreadlocks, forment un grand cercle devant le mausolée vert aux coupoles dorées. Les hommes entonnent des chants religieux à la gloire de Allah et de son prophète en se balançant d’avant en arrière, ou en tournant sur eux-mêmes comme les derviches. Tout autour se rassemble une foule masculine de plus en plus nombreuse, tandis que les femmes restent à l’écart. L’ambiance est joyeuse, mystique et étonnamment décontractée. Au coucher du soleil, la cérémonie cède la place à la prière.

« Les Soudanais sont à 80% soufis » lance Khalid, mon guide, en empruntant la route qui mène vers le nord, construite en partie par Osama Ben Laden lorsqu’il était réfugié au Soudan. C’est pourtant un islam politique rigoriste, imposé par le dictateur Omar El Bashir, qui a valu au Soudan de figurer sur la liste des pays soutenant le terrorisme et de tomber sous le couperet des sanctions américaines, ce qui l’a mis au ban de la communauté internationale. Trente ans d’un gouvernement militaro-islamiste corrompu et raciste, qui a mené des guerres sanglantes – notamment au Darfour où il y a eu plus de 300’000 morts – et a mis le pays à genoux.

Khartoum entre passé et présent © Isolda Agazzi

Le chef de guerre cherche à améliorer son image 

Jusqu’à ce que l’augmentation du prix du pain déclenche l’étincelle qui a poussé les gens à descendre dans la rue et à renverser le dictateur, le 11 avril 2019. « J’ai protégé les manifestants pendant la révolution, je les ai encouragés à continuer. C’est nous qui avons décidé de changer le régime » déclare sans ambages Mohamed Hamdan Daglo, le vice-président du Conseil souverain, à la presse internationale invitée à Khartoum fin mai.

Ce presque quinquagénaire au visage d’ange, de fait l’homme fort du pays, est un personnage controversé : ancien éleveur de chameaux au Darfour, il a d’abord créé les Janjaweed, les milices qui ont réprimé brutalement les rebelles de sa région, et ensuite les Forces de soutien rapide (FSR), une organisation paramilitaire accusée des pires atrocités, dont le massacre de 128 civils le 3 juin 2019 – dont il nie fermement la responsabilité. Il est membre du Conseil souverain, un organe composé de 14 membres civils et militaires, qui dirige le pays pendant la période de transition aux côtés du gouvernement, jusqu’aux élections prévues en 2022.

Marché d’Omdurman © Isolda Agazzi

Les pays occidentaux soutiennent le gouvernement

Après les élections, les militaires sont censés quitter le pouvoir. Nul ne peut prévoir l’issue de cette transition fragile, mais en attendant Hemetti – le « protecteur » de son surnom – essaye de redorer son image. Avec son immense fortune acquise grâces à d’obscurs trafics et à ses mines d’or, il a créé une banque de micro-crédit et une branche civile de son groupe paramilitaire, qui s’occupe de toutes sortes d’activités allant de la construction de puits et villages au Darfour à la préservation de la faune sauvage, en passant par les soins contre le covid et l’aide aux familles nécessiteuses. Les FSR luttent aussi contre l’immigration clandestine, quoi qu’on entende par cela… « Sans notre intervention, le Soudan serait comme la Syrie ou le Yémen, mais malheureusement nous n’avons aucune reconnaissance de la part de la communauté internationale », clame celui qui se présente comme le sauveur de la nation et qui a les faveurs des Emirats Arabes Unis, du Qatar et de la Turquie.

Les pays occidentaux, quant à eux, conditionnent leur aide au départ des militaires après les élections et il soutiennent le gouvernement, qui doit se débrouiller avec les maigres moyens du bord.

Collecte de l’eau au puits © Isolda Agazzi

La fin des subventions a fait exploser les prix

« Les prix ont explosé ! Même en vendant mes moutons à 40’000 livres (environ 100 CHF), ce qui est un bon prix, je ne m’en sors pas car le sucre, le sorgho et la farine sont devenus inabordables » se lamente un berger rencontré près d’un puits au milieu du désert. Tous les jours, il parcourt 10km à pied par 50 degrés pour venir puiser une eau saumâtre qui sera bue aussi bien par sa famille que par son troupeau.

À la suite de la levée des sanctions américaines, fin 2020, qui le tenaient à l’écart des marchés financiers, le Soudan peut revenir dans le concert des nations. Pour répondre aux exigences du Fonds monétaire international (FMI), les autorités ont coupé les subventions à l’essence, à la farine et aux biens de première nécessité et libéralisé le taux de change. Conséquence : l’inflation atteint les 400% et la population s’enfonce toujours plus dans la pauvreté.

Le pays essaye de renégocier une dette extérieure faramineuse de 60 milliards USD. Une vingtaine de pays créanciers du Soudan, réunis dans le Club de Paris, ont annoncé ce matin même qu’ils effaçaient une bonne partie de la dette du pays. “Sur un montant de créances de 23,5 milliards de dollars, nous en avons annulé 14,1 milliards et nous avons rééchelonné le reste”, a détaillé à l’AFP M. Moulin, qui dirige aussi le Trésor français. A terme, néanmoins, la partie rééchelonnée devrait aussi être largement annulée, a-t-il précisé.

Cette annonce s’inscrit dans un processus plus large, sous l’égide du FMI, prévoyant que la dette du Soudan soit allégée de plus de 50 milliards de dollars ces prochaines années. Cela représente la quasi-totalité (90%) de la dette du pays.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Investisseurs étrangers et touristes nécessaires pour amener des devises

Pour gagner les devises servant à payer les importations des produits qui ne sont pas fabriqués sur place – c’est-à-dire presque tout – et à réduire les pénuries récurrentes, les autorités cherchent à attirer les investisseurs étrangers et les touristes. Mais ce n’est pas gagné :  le système bancaire est encore inopérant, les cartes de crédit et de débit ne fonctionnent pas, il faut payer presque tout en espèces et les hôtels et les vols n’apparaissent pas sur les plateformes habituelles de réservation.

Pourtant le pays est un musée à ciel ouvert. A quelques heures de route de Khartoum, les pyramides de Meroë se dressent au sommet des dunes, dans la lueur du petit matin. A partir de l’an 800 av. JC, les pharaons noirs ont construit en plein désert plus de 300 pyramides, dont quelques dizaines sont visibles aujourd’hui, les autres ayant été détruites ou étant encore enfouies sous le sable. Beaucoup plus nombreuses que leurs consœurs égyptiennes, plus petites et élancées, elles sont le fier témoignage de l’époque où Meroë était un important centre agricole, commercial et industriel de la civilisation de Kush. Peu connues et encore moins visitées, on les admire dans une solitude presque totale, à l’exception de deux Soudanais venus découvrir les richesses archéologiques de leur pays et un groupe de jeunes Indonésiens qui étudient l’Islam à Khartoum. Le silence est absolu, rompu seulement par le bruit du vent qui tourne les pages de l’histoire.

Pyramides de Méroë © Isolda Agazzi

Regard africain sur l’histoire et l’actualité

« Le problème est que les archéologues regardent l’histoire du Soudan avec un angle égyptien. C’est Charles Bonnet, un archéologue genevois, qui a commencé à la regarder avec des yeux africains» nous explique Khalid, en nous montrant le hiéroglyphe d’une Kandaka, ces reines nubiennes qui amenaient les bataillons au combat. Elles ont inspiré la révolution de 2019, largement menée par les femmes qui étaient les premières victimes du régime islamiste, à commencer par les vendeuses de thé qu’on trouve à chaque coin d’ombre, pauvres et souvent déplacées des interminables guerres du pays.

« Je gagne 20’000 – 30’000 livres par mois, c’est trop peu » confie sobrement Youssra, nous tendant une tasse de café épicé par-dessus les volutes de la fumée de bois de santal. Elle tient une échoppe au bord de la route, fréquentée par un ballet incessant de camions qui amènent leur cargaison à Port Soudan, sur la mer Rouge, lorsqu’ils ne sont pas coincés devant les stations – service dans des files d’attente qui peuvent durer des jours, en raison de la pénurie de carburant. Une route poussiéreuse, empruntée par des pick-up chargés d’improbables chercheurs d’or enturbannés, qui vont tenter leur chance sous les sables avec de simples détecteurs de métaux.

Mural à la gloire de la révolution soudanaise © Isolda Agazzi

“Cette révolution peut marcher”

Ce tiraillement entre l’Afrique et le monde arabe est une constante de l’histoire du Soudan, ancienne et moderne. Entretenu savamment par les dirigeants successifs, il explique en partie les inégalités entre le centre et les régions périphériques et les guerres incessantes. « Nous sommes une combinaison d’Arabes et d’Africains, c’est très présent dans la jeune génération. Avant les gens pensaient qu’ils étaient l’un ou l’autre, maintenant ils pensent qu’ils sont Soudanais et qu’ils appartiennent à un seul peuple. C’est pour cela que cette révolution peut marcher » nous confiait Minni Arko Minnawi, le tout nouveau gouverneur du Darfour. Pourvu que les militaires acceptent de jouer le jeu et de quitter le pouvoir.


Une version de ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine

Covid : et si on s’inspirait de l’Afrique?

Photo © Isolda Agazzi

Vue d’Afrique, l’Europe souffre d’une impréparation flagrante à la pandémie. Les mesures adoptées chez nous suscitent beaucoup d’étonnement en raison de leur dureté et parce qu’elles ont été décidées sans consulter la population, ni s’appuyer sur les communautés locales. Mais qu’est-ce une communauté en Europe ? 

« Pour lutter contre la pandémie, l’Europe devrait s’inspirer des méthodes qui ont fait leur preuve dans la coopération au développement: impliquer les communautés locales et faire remonter les décisions de bas en haut, au lieu d’imposer aux citoyens des décisions qu’ils ne comprennent pas » s’exclamait récemment le responsable d’une ONG du Bangladesh dans les colonnes d’un quotidien tanzanien.

Il faut reconnaître que vue d’Afrique, la gestion de la pandémie sous nos latitudes interpelle. Là-bas, les mesures de confinement sont beaucoup moins strictes et la vie continue. Certes, le continent a été frappé beaucoup moins durement par le covid (112’800 décès, sur 2’800’000 en tout dans le monde) probablement parce que la population y est plus jeune, qu’elle a peut-être des défenses immunitaires plus fortes, qu’il fait chaud et que la vie se déroule au grand air. Mais cela n’explique pas tout.

« L’Afrique fait preuve d’une résilience remarquable »

« L’Afrique est souvent frappée de présomption de fragilité, or le continent fait preuve d’une résilience remarquable », souligne Virginie Collinge, une consultante belge qui offre des services de conseil en management et stratégie, notamment dans le contexte de gestion de crises. Pour cette coutumière des situations fragiles et complexes, l’Occident donne parfois l’impression d’avoir abordé la gestion de la crise d’une manière un peu arrogante et irresponsable. « Quand l’Europe s’est découverte vulnérable, elle a opté pour l’hibernation et la prudence. Aujourd’hui elle reste prostrée, tandis que l’Afrique est en mouvement !» nous déclare-t’elle par téléphone depuis Addis Abeba, en Ethiopie.

Elle souligne que certains pays du Sud sont expérimentés en gestion de crise et ont davantage conscience de leurs capacités, par exemple au niveau de leurs systèmes de santé, ce qui leur a permis de réagir rapidement à l’apparition du Covid. « Dans nos pays dits développés, nous avons constaté un état d’impréparation complet. En Afrique et ailleurs, il y a une expertise en matière de préparation aux urgences et aux crises qui n’est pas seulement technique et matérielle, mais aussi mentale. La façon d’accepter l’évènement et la contrainte est différente. En Europe nous sommes dans des sociétés très administrées, où les grandes questions existentielles telles que la vie, la mort, ce qui est essentiel, accessoire, sont désormais gérées par des bureaucrates. »

S’appuyer sur les communautés

Si chez nous beaucoup d’individus attendent encore tout de l’Etat, en Afrique les gens n’en attendent plus rien et s’organisent entre eux. «Chaque individu a une responsabilité, un rôle à jouer car l’engagement et l’adhésion communautaire sont critiques, encore davantage en situation d’épidémie, renchérit-elle. Si tu n’as pas la population avec toi, tu ne peux rien faire. En Europe, certains gouvernements ont beaucoup trop négligé la communication, qui doit être envisagée de manière holistique avec les aspects humains, logistiques et sécuritaires. La mobilisation de la population a été insuffisante. »

Oui mais si en Afrique on entend le mot « communauté » à tous les coins de rue, en Europe a-t-il encore un sens ? « En Europe il y a encore des communautés et certains ont abordé la crise en allant vers les autres – les voisins par exemple – même si c’est plus facile à faire quand on vit en zone rurale. D’autres se sont organisés pour faire bloc face à des décisions disproportionnées, une réponse jugée trop dure par rapport à la menace. Depuis l’Afrique, beaucoup regardent l’Europe avec étonnement : comment justifier de confiner une population saine si on ne se donne pas la peine de tester massivement et organiser de manière efficace le contact-tracing ?»

Selon Virginie Collinge, il y a une difficulté des gouvernements européens à organiser une réponse de crise autour de valeurs essentielles, comme le respect, la communication, la confiance des communautés locales. « Un socle robuste de valeurs communes aide à créer une vision à long terme, à rassembler. Les systèmes vivent et se construisent avec les personnes qui sont au cœur des communautés. La réponse ne peut être efficace que si l’on passe par la population et les personnes d’influence respectées, comme les leaders religieux avec qui nous avons activement collaboré durant l’épidémie d’Ebola en Guinée. Ici à Addis Abeba, qui est la capitale diplomatique de l’Afrique, j’ai l’impression qu’on est déjà en train de préparer l’ère post-covid. Le continent est en mouvement, il prend des risques et il avance », conclut-elle.


Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine

La Tanzanie va exploiter le plus grand gisement de nickel au monde

Photo © Isolda Agazzi

Le gouvernement de Tanzanie a signé un contrat avec une multinationale anglaise qui prévoit le partage à parts égales des bénéfices et la fonte du nickel sur place. Une tendance à l’intervention de l’Etat qu’on observe aussi dans la Zambie voisine. La Suisse, qui réoriente sa stratégie de développement vers l’Afrique, doit soutenir le partage équitable des ressources naturelles

A l’heure où le soleil se couche, le ferry en provenance de Zanzibar entre lentement dans le port de Dar Es Salaam, la capitale économique de la Tanzanie. Derrière le clocher de la cathédrale on aperçoit les tours des gratte-ciels de Kisutu et Geresani, les quartiers d’affaires de la « Maison de la paix » – le nom donné à la ville par le sultan de Zanzibar en 1866. Sur l’autre rive, des pêcheurs s’apprêtent à prendre le large sur l’océan Indien pour une longue nuit de labeur.

Le port de Dar Es Salaam a l’ambition de devenir le plus grand d’Afrique centrale et orientale, dépassant même celui de Durban, en Afrique du Sud. La Tanzanie est géographiquement bien située puisqu’elle constitue le premier accès à la mer de six pays qui en sont privés – Ouganda, République démocratique du Congo (RDC), Rwanda, Burundi, Zambie et Malawi. Les travaux vont bon train pour l’agrandir et permettre aux grands cargos d’accoster. Confiés à la China Harbour Engineering Company, ils prévoient l’amélioration de sept mouillages et selon le Daily News, l’un des deux quotidiens en anglais, 90% des travaux ont déjà été terminés. La Chine est aussi en train de construire, en partenariat avec un fond d’investissement omanais, un grand port à Bagamoyo, l’ancienne capitale de l’Afrique orientale allemande.

Point de transit des matières premières

Un port d’où sont exportées les minerais extraits en Tanzanie et dont le volume devrait sensiblement augmenter. Le 19 janvier, le gouvernement a signé un accord avec la multinationale anglaise Kabanga Nickel pour exploiter le plus grand gisement de nickel au monde – un minerai qui entre dans la composition des voitures et piles électriques. Enthousiastes, certains observateurs locaux se demandent même si la Tanzanie ne détient pas la clé d’une économie mondiale pauvre en carbone.

La joint-venture, appelée Tembo Nickel Corporation, s’est engagée à extraire le nickel et à construire une raffinerie pour le fondre sur place, ce qui est en ligne avec la politique tanzanienne d’ajouter de la valeur aux minerais, au lieu de les exporter à l’état brut. Avec une participation de 84%, Kabanga Nickel est l’actionnaire majoritaire de la nouvelle société et le gouvernement détiendra les 16% restants – la participation habituelle de la Tanzanie dans les projets d’extraction minière. Le pays espère en tirer 664 millions USD par an. Les bénéfices seront partagés à parts égales entre le gouvernement et l’entreprise anglaise.

Fait piquant, le gisement appartenait auparavant à la multinationale suisse Glencore et à la canadienne Barrick Gold, mais en 2018 le président John Magufuli (décédé le 17 mars officiellement de problèmes cardiaques) a mis un terme à la licence d’exploitation des deux investisseurs – et à celle de dix autres dans le pays – après avoir revu le régime fiscal et réglementaire du secteur minier pour assurer à l’Etat une plus grande part du revenu.

A terme, construire des batteries sur place

La Tanzanie a aussi l’intention d’attirer des investisseurs pour produire les batteries électriques sur place et certaines restrictions sont prévues à la sortie des capitaux. Le secteur minier représente 3,5% du PNB du pays – qui est le 3e plus grand producteur d’or en Afrique – et le gouvernement veut porter cette part à 10% d’ici 2025.

La promotion et facilitation des investissements, étrangers et nationaux, est au cœur de la stratégie de développement du gouvernement, qui vise une croissance de 8% par an et la création de huit millions d’emplois, dans le secteur formel et informel, d’ici 2025. Le pays veut poursuivre son industrialisation. Dans les colonnes de The Citizen du 4 janvier, Kitila Mkumbo, ministre d’Etat en charge des investissements, a « réitéré l’engagement du gouvernement tanzanien à améliorer le climat des affaires et de l’investissement pour attirer, retenir et soutenir les investissements étrangers et nationaux », sur la base du Plan directeur pour les réformes réglementaires visant à améliorer l’environnement des affaires en Tanzanie. Celui-ci vise à éliminer les régulations excessives, sans pour autant supprimer le contrôle gouvernemental et à raccourcir le temps et l’argent nécessaires à lancer un investissement par la création d’un guichet unique. La Tanzanie veut aussi améliorer sa classification dans le rapport Doing Business de la Banque Mondiale (actuellement elle se situe à la 141ème sur 190), récemment critiqué par Alliance Sud car plus un pays dérégule, au détriment des droits des travailleurs et de l’environnement, mieux il est placé.

Villageois dédommagés en Zambie

Dans le port de Dar Es Salaam confluent aussi les matières premières en provenance des pays voisins, à commencer par la Zambie, grand exportateur de cuivre et d’où arrive une nouvelle intéressante : le 19 janvier, le géant minier britannique Vedanta a accepté de dédommager 2’500 villageois suite à une décision historique de la Cour suprême britannique, qui avait statué qu’ils pouvaient porter plainte devant les tribunaux anglais pour la pollution causée par la société indienne Konkola, filiale de Vedanta. Une possibilité qui aurait été ouverte en Suisse si l’initiative multinationales responsables avait été acceptée.

N’est-ce pas une bonne nouvelle ? « Les règlements extra-judiciaires sont toujours ambivalents,» tempère Rita Kesselring, anthropologue sociale à l’Université de Bâle et spécialiste des questions minières en Afrique : « D’une part, ils apportent un soulagement bienvenu aux plaignants, en l’occurrence des familles pauvres dont les moyens de subsistance ont été partiellement détruits par les dommages causés par la mine de Konkola. Mais d’autre part, ces règlements empêchent la création d’un précédent judiciaire important dans le domaine de l’injustice causée par les entreprises. »

Mélange de nationalisation et privatisation partielle

Récemment le gouvernement zambien a liquidé “provisoirement” la mine parce qu’il prétendait que Konkola ne l’avait pas gérée correctement (ce que montre la plainte collective devant les tribunaux britanniques). Ensuite il a subdivisé la société et vendu 49% de la fonderie à un investisseur. « Ce que nous voyons ici est une sorte de “nationalisation”, accompagnée d’une “privatisation partielle”. La même chose est arrivée à la mine de Mopani mi-janvier, mais dans ce cas le gouvernement a acheté la mine en contractant un prêt auprès de Glencore. « Le gouvernement zambien veut avoir une plus grande participation dans son industrie minière et les mines de Konkola et Mopani nous donnent une indication de ce que cela pourrait signifier. Il existe des parallèles intéressants avec la Tanzanie », ajoute Rita Kesselring.

Pour la chercheuse, il s’agit d’une évolution prometteuse, mais sa viabilité dépend d’un certain nombre de facteurs sur lesquels nous disposons actuellement de peu d’informations : qui est responsable du nettoyage de la pollution causée par ces mines au cours des vingt dernières années ? Konkola et Mopani ont toutes deux de très mauvais antécédents, ce qui, dans le cas de Mopani, a même été confirmé par un tribunal zambien.

La question de la responsabilité sociale des entreprises reste entière.


L’investissement en Tanzanie

Selon le World Investment Report 2020 de la CNUCED, la Tanzanie fait partie des dix principaux pays qui reçoivent des investissements étrangers en Afrique. Elle a reçu 1,1 milliard USD d’investissement en 2019.  La CNUCED estime qu’en 2020, en raison du Covid, les investissements étrangers vers l’Afrique sub-saharienne ont diminué de -11% , une diminution cependant moins importante que la moyenne mondiale puisque les investissements vers les pays industrialisés ont chuté de – 69%. En Tanzanie, la plupart des capitaux étrangers vont dans le secteur minier, le pétrole, le gaz et l’agriculture. Le principal investisseur est la Chine, suivie par l’Inde et le Kenya. En 2017 la Tanzanie a adopté de nouvelles régulations dans le secteur minier qui permettent au gouvernement de renégocier les contrats, nationaliser partiellement les entreprises, introduire des redevances plus élevées, renforcer la valorisation locale et introduire des exigences de performance (obligation d’employer de la main d’œuvre locale, etc.). Un pari risqué, qui aurait pu effrayer des investisseurs, mais qui, au contraire, a porté ses fruits avec l’anglaise Kabanga Nickel.


La nouvelle orientation stratégique de la DDC en Afrique

Dans la nouvelle Stratégie sur la coopération internationale 2021- 2024, le DFAE réoriente ses activités vers l’Afrique. L’accent est mis entre autres sur le développement économique: favoriser la compétitivité, les conditions-cadres pour le secteur privé et les conditions du marché du travail, y compris la formation professionnelle, avec un accès aux services financiers et aux chaînes de valeur régionales et globales.

Dans son message, le Conseil fédéral souligne que le marché africain présentera à long terme un potentiel pour les entreprises suisses. Pour les quatre ans à venir, 40% de la coopération du DFAE va aller à la coopération bilatérale, pour un montant de 2650 millions CHF. Sur ce montant 60% sera dévolu à l’Afrique sub-saharienne.

En Tanzanie, la DDC travaille avec des ONG suisses (Helvetas, Swisscontact, Biovision Solidarmed), locales et internationales.

Pour Alliance Sud, la Suisse doit promouvoir un développement économique local inclusif et pas les intérêts de ses multinationales en Afrique et lutter contre l’évasion fiscale vers sa place financière. Plus spécifiquement, elle doit soutenir le partage équitable des bénéfices de l’extraction minière et s’assurer que les rapports que les multinationales suisses vont soumettre en vertu du contre-projet à l’Initiative multinationales responsables soient objectifs et crédibles.


Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud

OMC : la revanche de l’Afrique

Photo de Ngozi Okonjo Iweala © Isolda Agazzi

La Nigériane Ngozi Okonjo Iweala devrait élue aujourd’hui à la tête de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une première pour l’Afrique et pour une femme. C’est de bon augure pour relancer le continent, surtout en temps de pandémie, mais la nouvelle directrice générale doit s’engager en faveur d’un développement qui ne laisse personne sur le côté et pour un accès des pays pauvres aux vaccins

L’évènement a son importance, au moment où le multilatéralisme est miné de toute part et l’OMC bloquée. Mais que veut dire bloquée ? Depuis sa création en 1995, le monde a changé et les rapports de force aussi. Le temps est révolu où les pays industrialisés pouvaient dicter leur volonté aux pays en développement. Ceux-ci ne se laissent plus imposer des libéralisations qui servent surtout les intérêts des capitaux des pays du Nord. La preuve : depuis l’accord sur la facilitation du commerce en 2015, plus aucun accord multilatéral, c’est-à-dire qui engage tous les membres, n’a été conclu. A Buenos Aires, en 2017, certains se sont entendus pour lancer des négociations plurilatérales – en petits groupes – sur quelques sujets : commerce électronique, facilitation des investissements, promotion des petites et moyennes entreprises et réglementations intérieures dans les services. Le seul accord multilatéral en cours de négociation est celui sur les subventions à la pêche, dont la conclusion était prévue pour fin 2020 – échéance ratée – et que les membres espèrent mettre sous toit avant la conférence ministérielle prévue cette année au Kazakhstan, si elle a lieu.

La plupart des pays africains ne participent pas aux négociations sur le commerce électronique, à l’exception notable du Nigéria, qui a signé la déclaration dès son lancement à Buenos Aires. Ils craignent une « colonisation numérique » et estiment qu’ils doivent d’abord améliorer leur accès à internet.

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis

La crise du coronavirus a ouvert de nouveaux défis. Selon les estimations de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), les 47 Etats les plus pauvres de la planète (qui se trouvent presque tous en Afrique) devraient enregistrer la pire performance économique de ces trente dernières années avec, en moyenne, une contraction de leur produit intérieur brut (PIB) de 0,4%. La Cnuced estime même que 32 millions de personnes supplémentaires ont été poussées dans l’extrême pauvreté dans ces mêmes pays, anéantissant des dizaines d’années d’effort de développement. Au niveau mondial, plus de 100 millions de personnes supplémentaires devraient tomber sous le seuil de pauvreté.

Dans ce contexte il est plus important que jamais que l’OMC s’engage résolument en faveur des pays pauvres et que ses membres acceptent de rééquilibrer des accords commerciaux qui n’ont pas beaucoup bénéficié à ces derniers. Le fait qu’une Africaine soit nommée directrice générale et qu’elle ait réitéré son engagement en faveur du développement est prometteur. L’accès facilité des pays pauvres aux vaccins, tests et autre matériel de protection contre le Covid est vital et il est inacceptable que les pays riches, dont la Suisse, s’opposent à la dérogation sur les droits de propriété intellectuelle en temps de pandémie demandée par l’Afrique du Sud et l’Inde, soutenues par une cinquantaine de pays.

L’OMC doit aussi accorder aux pays les moins avancés (PMA) une dérogation à toutes les obligations en matière de propriété intellectuelle au terme de l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) tant qu’ils restent PMA et 12 ans après leur graduation, comme ils viennent de le demander – une requête soutenue par la société civile internationale, dont Alliance Sud.

Ngozi Okonjo Iweala, libérale convaincue

Mais il ne faut pas se leurrer : Ngozi Okonjo Iweala a été ministre des finances du Nigeria à deux reprises et elle a travaillé pendant 25 ans à la Banque mondiale, jusqu’à devenir le numéro deux de l’institution. C’est donc une libérale convaincue, qui a piloté les privatisations dans son pays avec les conséquences sociales dramatiques qu’on sait. Mais elle s’est aussi illustrée dans la lutte contre la corruption et a obtenu une réduction de 65% de la dette nationale.

2021 pourrait être l’année de l’Afrique. Le 1er janvier est entré en vigueur l’African continental Free Trade Area, une des plus grandes zones de libre-échange au monde, qui regroupe 1,2 milliard de personnes et un PIB de 2’500 milliards USD. Un pas dans l’intégration régionale alors que les échanges entre pays africains restent très limités, mais qui peut devenir une arme à double tranchant pour les plus faibles – petits paysans, petits commerçants, peuples autochtones. Le libre-échange entraîne toujours des gagnants et des perdants, qu’il se fasse entre pays du Nord et du Sud ou entre pays du Sud eux-mêmes et il faut protéger les perdants.

Aujourd’hui, une femme africaine est élue à la tête de l’OMC. Espérons que ce soit de bon augure, au moment où l’Afrique fait preuve d’un dynamisme impressionnant et d’une volonté de fer de tourner la page de la crise du coronavirus et de poursuivre son développement.

S’inspirer d’Icare pour combattre les criquets

Solis Nebula fabrique des ballons solaires, écologiques et bon marché, qu’elle veut utiliser pour épandre des bio-pesticides contre les criquets, en Afrique et en Amérique latine. La start-up française entend transférer sur place la technologie et le savoir-faire, mais pour un processus aussi simple il s’avère difficile de lever des fonds

Dans la mythologie grecque, Icare est puni pour son arrogance: pour avoir voulu voler trop près du soleil, il se brûle les ailes de cire et de plume. Cela ne risque pas d’arriver à Solis Nebula, une start-up française qui a mis au point une technologie dont la simplicité fait la force: des ballons captifs – reliés en permanence au sol – entièrement noirs.

«C’est le phénomène d’Albedo : plus on va vers le noir parfait, plus on capte du rayonnement thermique – pour le blanc c’est l’inverse, nous explique Christophe Praturlon, son directeur. Cela permet de récupérer tout le rayonnement thermique et de chauffer la masse d’air, comme dans une montgolfière. Sauf que dans celle-ci il faut du gaz pour chauffer l’air, tandis que notre ballon chauffe avec le soleil : la couleur noire de l’enveloppe capte le rayonnement solaire et un transfert thermique s’opère entre dedans et dehors. En vertu de la poussée d’Archimède, l’air chaud étant plus léger que l’air froid, le ballon monte. C’est renouvelable, écologique et entièrement gratuit. »

Il y a une dizaine d’année, la start-up a gagné un prix d’innovation et a été intégrée à un pôle de compétitivité dans le sud de la France. Ces ballons low-cost servaient à faire de l’imagerie aérienne et étaient commercialisés partout dans le monde. Mais les drones sont arrivés et, même si leur prix est plus élevé, l’activité de Solis Nebula est devenue beaucoup moins efficace.

Les criquets, fléau biblique

Alors Christophe Praturlon et son équipe ont pensé à l’Afrique et à l’Amérique du Sud, et aux nouvelles plaies d’Egypte qui s’abattent sur elle à cause du changement climatique. A commencer par l’invasion de criquets qui frappe le Kenya, l’Ethiopie et la Somalie depuis le début de l’année et qui met en péril la sécurité alimentaire de toute la région. « Avec la prolifération des criquets, nos ballons peuvent rendre service, continue l’ingénieur. L’idée est d’accrocher des pulvérisateurs aux ballons et d’épandre des bio-pesticides (des champignons entomopathogènes) à très bas volume, pour ne pas exterminer les locustes – si elles sont là c’est qu’elles ont une fonction – mais pour réguler leur population. »

La start-up prévoit de fabriquer les ballons sur place, en transférant la technologie et le savoir-faire pour permettre aux pays intéressés de maîtriser le processus de A à Z. Elle affirme être en contact avec de nombreux scientifiques, instances gouvernementales et instituts de recherche sur les deux continents et avoir été invitée par les onze pays qui se situent le long de la Grande Muraille Verte – l’initiative phare de l’Union Africaine pour lutter contre le changement climatique et la désertification – à venir présenter sa technologie devant la commission de l’Union Africaine, à Addis Abeba.

Délier les cordons de la bourse

En Argentine il y aurait aussi de l’intérêt. Dans le Chaco, la deuxième plus grande forêt d’Amérique latine après l’Amazonie, la prolifération de criquets avait été endiguée dans les années 1970, mais par la suite, le problème ayant disparu, la surveillance a été négligée et d’énormes nuages d’acridiens font à nouveau leur apparition.

Alors qu’est-ce qui empêche un projet aussi visionnaire de prendre son envol ? « Les fonds ! s’exclame Christophe Praturlon. C’est une idée très simple, elle n’est pas dans l’air du temps. Aujourd’hui on ne parle que de satellite et de choses très sophistiquées, mais en Afrique il faut des technologies dont toute la chaîne de production peut être maîtrisée sur place. Notre solution est relativement facile, il n’y a pas de maintenance, si le ballon se casse on en fabrique un autre. Nous livrons seulement la matière première pour sa fabrication. Nous sommes vraiment dans une démarche philanthropique, j’ai une autre activité à côté. »

Une technologie modeste qui, contrairement à Icare, ne risque pas de se brûler les ailes

Il y a 30 ans, j’ai senti le vent de la démocratie en Afrique. Souffle-t-il encore aujourd’hui?

En 1990, j’ai eu vent des premières manifestations démocratiques en Afrique de l’Ouest. Que se passe-t-il aujourd’hui? Je l’ai demandé à Alioune Tine, l’expert indépendant de l’ONU sur le Mali. Militant de longue date des droits humains, il a créé l’AfrikaJom Center, un think tank basé à Dakar qui réfléchit aux pathologies démocratiques en Afrique. Selon lui, trente ans après la chute du mur de Berlin, la démocratie se porte plutôt mal sur le continent.

Fin décembre 1990 je suis allée en Afrique pour la première fois. Un mois au Togo, Burkina Faso et Mali, sac à dos, pour découvrir un nouveau continent. Par un de ces hasards dont seul le destin a le secret, je suis tombée en pleine effervescence démocratique : là où nous passions, ou dans les pays voisins, les gens venaient de descendre dans la rue pour réclamer la démocratie, ou allaient le faire juste après.  Parfois des chars étaient dépêchés par les pouvoirs en place pour réprimer ces manifestations pacifiques. Nous les avons ratés de peu, mais les récits que nous entendions ou lisions étaient enivrants. J’en garde un souvenir flou, aucune photo (à l’époque il n’y avait pas de smartphone) et comme internet n’existait pas encore, il m’est difficile aujourd’hui de retrouver des traces en ligne. Mais je me rappelle que, jeune étudiante en relations internationales, j’étais fascinée par ce vent de liberté qui soufflait sur l’Afrique, à peine deux mois après la chute du mur de Berlin. J’avais un vague sentiment de vivre un moment historique, qui allait devenir une certitude seulement des années après – c’est le temps qui fait l’histoire.

Le clou du voyage avait été une randonnée de quatre jours le long de la falaise de Bandiagara, en pays Dogon au Mali, avec ses habitations et tombeaux troglodytes. Nous étions aussi allés à Mopti et Djenné et avions été subjugués par la majesté de la mosquée en pisé qui brillait sous les étoiles. Si l’on avait dû renoncer à Tombouctou, c’est seulement parce qu’il n’y avait pas assez d’eau dans le fleuve Niger pour laisser passer les bateaux. Régulièrement, nous tombions sur des baroudeurs européens qui venaient de traverser le Sahara, à moto ou pour amener de vieilles Peugeot qu’ils espéraient revendre en Afrique. Ils racontaient leur périple en plein désert, le long de la route des caravanes Touaregs, en passant par des lieux mythiques dont les seuls noms nous faisaient rêver : Tamanrasset (au sud de l’Algérie), Agadez (au nord du Niger)… Un voyage inoubliable, mon premier contact avec la sous-région, où j’ai eu l’occasion de retourner quelques fois dans les années 2000 pour des reportages.

Aujourd’hui le Sahara est infesté de djihadistes et seuls les passeurs de migrants osent le traverser, avec leur triste cargaison humaine. Aller à Tombouctou est devenu trop dangereux et même le paisible pays Dogon a été le théâtre d’affrontements entre milices rivales, ces derniers mois.

C’est donc avec un intérêt particulier que j’ai demandé à Alioune Tine, de passage à Genève, où en était la démocratie en Afrique. Expert indépendant de l’ONU sur le Mali, fervent défenseur des droits humains – il a été entre autres le directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’ouest et du centre -, il s’est  opposé en 2011 avec succès au troisième mandat du président Abdoulaye Wade au Sénégal, en coordonnant les actions du mouvement citoyen M 23. Selon lui, il faut réinventer la démocratie en Afrique, en associant l’universalité des droits humains et les valeurs locales. Le continent, affirme-t-il, doit se positionner face au retrait de l’Europe et à l’avancée de la Chine et proposer un modèle de développement qui lui est propre. Après les trois attaques meurtrières de ces derniers mois au Mali, il met en garde contre l’extension de la crise malienne au Sahel et à toute la région.

Alioune Tine au centre, en boubou bleu

Après la chute du mur de Berlin, une vague démocratique a déferlé sur l’Afrique. Trente ans plus tard, quelle est la situation?

Alioune Tine: En effet, en 1990, la conférence nationale du Bénin a ouvert les portes à la transition vers la démocratie sur le continent, mais aujourd’hui celle-ci est une espèce en voie de disparition. Le Nigeria est rongé par le virus du djihadisme et de la corruption et certains Etats comme le Mali et le Burkina Faso, eux-aussi très affectés par le djihadisme et les conflits intercommunautaires, sont menacés d’effondrement. Il y a quelques éclaircies par-ci par-là, au Kenya, en Ethiopie, en Ouganda, au Botswana, en Zambie…. L’Afrique est gangrénée par une démocratie électorale dont les dysfonctionnements sont récurrents. On assiste à des « coups d’Etat constitutionnels », une pathologie chronique consistant à prolonger le nombre de mandats par un changement purement artificiel de la constitution, mais aussi à s’assurer le contrôle du processus et des mécanismes de régulation des élections.

La gestion des ressources minérales pose aussi problème car elle manque de consensus et de transparence. On est confrontés au problème de l’extraction et la prédation des ressources et à la menace de conflits politiques ou armés.

Est-ce la faute des multinationales ou des gouvernements africains ?

Alioune Tine Les fautes sont partagées. Aujourd’hui dans les pays occidentaux il y a des règles très contraignantes concernant les ressources minérales dont le pétrole, notamment sur la transparence et la publication des contrats. Par contre en Afrique le pouvoir exécutif est très personnel et fort et les autres institutions faibles et assujetties, ce qui les empêche d’exercer leur fonction. Il n’y a donc aucun mécanisme pour réguler ce genre de problèmes, qui mènent souvent à des tensions politiques violentes ou à des conflits armés ouverts, comme au Congo Brazzaville et en République démocratique du Congo. Les multinationales profitent de ce vide juridique et de ces failles pour faire main basse sur les ressources nationales.

Vous avez créé un think tank, l’AfrikaJom Center, qui propose une vision africaine de la démocratie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Alioune Tine: Dans l’histoire de l’Afrique, il y a eu des monarques démocrates, des imams qui prônaient la bonne gouvernance démocratique, économique et sociale. On pense à la charte de Kurukan Fuga (aussi connue comme la charte du Mandé) au 13ème siècle au Mali, ou à l’iman Ceerno Sileymaan Baal au 18ème siècle au Sénégal. Nous voulons chercher dans les traditions africaines un ancrage aux valeurs éthiques et de bonne gouvernance. Le nom AfriKaJom s’inspire du mot diola « Kajom » qui signifie « futur » et du mot wolof « Jom » que je définis comme la dignité absolue – chez le Wolof, c’est la référence principale dans l’éducation de l’enfant.

Au niveau international, les droits de l’homme sont en régression. Les Africains doivent chercher leur voie en s’appuyant sur leur propre histoire, valeurs et cultures. Nous travaillons sur la démocratie post-électorale, en essayant de trouver une bonne articulation entre la démocratie représentative et la démocratie participative, un peu comme chez vous en Suisse.

Les droits de l’homme  ne s’appliquent-ils donc pas à l’Afrique ?

Alioune Tine: Bien sûr que si, les droits de l’homme sont universels et donc aussi africains ! Je milite pour les droits de l’homme depuis trente ans.

L’Europe semble céder la place à la Chine sur le continent. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la démocratie?

Alioune Tine: L’Afrique doit avoir sa politique en matière de droits humains, elle ne doit se faire imposer une vision politique, économique et sociale ni par l’Europe, ni par les Etats-Unis, ni par la Chine. C’est une tendance très forte chez la jeunesse africaine qui dit: on travaille avec vous, mais cela doit être du gagnant – gagnant. Il y a une nouvelle économie politique du développement à reconstruire. On ne veut plus de politiques imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, mais des politiques élaborées par les Africains pour les Africains. Notre think tank réfléchit à comment construire une nouvelle économie politique du développement qui rompe avec les politiques d’extraction des matières premières pour aller vers l’industrialisation, la transformation sur place et une coopération beaucoup plus connectée entre les pays africains

Vous avez effectué deux missions au Mali, dont la dernière en octobre 2018. Depuis lors la situation s’est aggravée, avec trois attaques meurtrières entre les Peuls et les Dogons au cours des trois derniers mois. La démocratie peut-elle survivre au terrorisme ?

Alioune Tine: L’Etat malien et la MINUSMA (la mission de maintien de la paix des Nations Unies) font de grands efforts pour protéger les personnes et les biens. Mais le Mali est un pays immense, avec plus de deux millions km2 (trois fois la France) pour 17 millions d’habitants. L’administration a de la peine à être partout et à contrôler les frontières. L’absence de l’Etat explique la plupart des défaillances dans la protection des civils. En même temps, les attaques meurtrières ne sont plus le fait des djihadistes. Depuis 2015 – 2016, la crise s’est déplacée du nord vers le centre, du côté du pays Dogon et de la falaise de Bandiagara, où les différentes communautés vivent en paix depuis plus de cinq siècles, avec leurs propres mécanismes de régulation des conflits, notamment entre agriculteurs et éleveurs, comme dans tout le Sahel. Mais ces conflits ont été exacerbés par la présence des djihadistes et le fait que d’aucuns considèrent certaines communautés comme des djihadistes. A tort : la plupart des Peuls sont pacifiques, ils ne sont même pas armés.  L’organisation des Peuls, Tapital Pulago (qui réunit presque tous les Peuls du continent et de la diaspora), et les organisations des Dogons se rencontrent, discutent et font de la sensibilisation, avec l’aide de la MINUSMA, des autorités maliennes et la participation des leaders traditionnels et religieux et de la société civile.

 Les coupables des massacres ont-ils été punis ?

Alioune Tine: Non, l’impunité explique aussi le cycle infernal des attaques et des vengeances. Si cela continue, certains vont penser que parce qu’ils ont des armes, ils jouissent de l’impunité. L’Etat malien a besoin du soutien de la communauté africaine et internationale parce que la justice malienne toute seule n’a pas les capacités d’ouvrir des enquêtes et poursuivre les auteurs des massacres. Il y a aussi des questions humanitaires, avec le déplacement de personnes dans des situations terribles. Les écoles sont fermées et, dans le centre et le nord du pays, toute une génération d’enfants risque de ne pas aller à l’école.

Le Mali est certes l’épicentre de la crise et des conflits dits interethniques au Sahel, mais il s’agit d’un problème qui va bien au-delà. Ce qui manque, c’est une vision et une réponse régionales et globales car la situation se dégrade très vite aussi au Burkina Faso et dans tout le Sahel et elle menace de plus en plus les pays côtiers, notamment la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Sénégal. Quant au Soudan, le traitement de la question de la transition démocratique doit être la priorité de l’Union africaine et la communauté internationale car si ce pays tombe, cela va être une catastrophe pour toute la région.


Une version de cette interview a d’abord été publiée par Le Courrier