Soixante ans au Tibet

Photo: Sweet Requiem © Pablo Bartholomew

Sweet Requiem, qui était en compétition au FIFDH de Genève, montre la fuite du Tibet d’une petite fille, qui finira par rejoindre l’Inde. Alors que le 10 mars a marqué les 60 ans du soulèvement contre l’occupation chinoise, le cinéaste et la co-productrice du film nous parlent de l’évolution de la situation sur place et au sein de la diaspora.  

Une tempête puissante balaye les contreforts de l’Himalaya. Dolkar, une fillette de huit ans, s’enfonce péniblement dans la neige, en compagnie de son père et d’un groupe de Tibétains qui essaient de gagner la frontière népalaise – d’abord seuls, ensuite avec l’aide de Gompo, un guide qui les abandonnera en pleine montagne. A l’approche du col, des gardes-frontières chinois ouvrent le feu, tuant le père de Dolkar et d’autres compagnons d’infortune. Une vingtaine d’années plus tard, on retrouve Dolkar à Delhi, où elle mène une vie paisible dans le camp de réfugiés tibétains, entre son emploi d’esthéticienne, ses visites au temple, ses activités au sein de la communauté et ses cours de danse. Jusqu’à ce que son passé la rattrape…

C’est ainsi que débute Sweet Requiem, une fiction qui était en compétition au Festival du film international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. En marge de la projection, nous avons rencontré le réalisateur, Tenzing Sonam, né en Inde de parents tibétains, et la co-productrice, l’Indienne Ritu Sarin. Ils nous racontent comment les Jeux olympiques de Pékin de 2008 ont marqué un durcissement dans la répression au Tibet, qui se fait désormais par des méthodes très sophistiquées. Vu l’énorme difficulté de lever des fonds pour un film en tibétain, notamment à cause de l’influence grandissante de la Chine dans la sphère culturelle, ils étaient particulièrement heureux de pouvoir présenter le film à Genève.

Photo: Ritu Sarin (gauche) et Tenzing Sonam (droite) © FIFDH Miguel Bueno

Sweet Requiem s’inspire d’un fait réel survenu en 2006 à la frontière entre le Tibet et le Népal. Les Tibétains fuient-ils encore leur pays en prenant autant de risques ?

Tenzing Sonam : Jusqu’en 2008, les enfants, mais aussi les personnes qui voulaient devenir moines, fuyaient en grand nombre – 3000 par an environ. Mais 2008 a marqué un véritable tournant, car la répression s’est intensifiée après les Jeux Olympiques de Pékin. La surveillance s’est nettement accentuée, elle se fait désormais par les drones et seule une vingtaine de personnes par an fuient encore le pays. Le téléphone mobile est très répandu au Tibet, pendant un certain temps les gens pouvaient envoyer des informations aux personnes en exil – comme dans le film, où Dolkar découvre l’auto-immolation par le feu sur son écran. Maintenant c’est impossible, il y a tellement de contrôles que vous seriez envoyé directement en prison. Ils ont mis en place un système de grilles de surveillance, toutes les communautés sont quadrillées – de l’unité familiale au village, à la ville, tout le monde doit faire un rapport au parti communiste chinois. Même à l’intérieur des familles les gens se soupçonnent entre eux, il est devenu très difficile de quitter le pays.

Le 10 mars a marqué le 60ème anniversaire du soulèvement contre l’occupation chinoise. Comment a-t-il été vécu au Tibet ?

Tenzing Sonam : Au Tibet il ne s’est rien passé. Craignant des débordements, le gouvernement a mis un embargo sur l’octroi de visas aux touristes et aux journalistes étrangers. Mais en Inde il y a eu des manifestations à Dharamsala, comme chaque année. C’est la capitale politique de la diaspora [où réside le Dalaï Lama], avec un gouvernement en exil et un premier ministre élus par la communauté. A Delhi – la capitale commerciale des Tibétains en exil – il y a eu plusieurs manifestations, y compris par le Congrès de la jeunesse tibétaine, qui a pris d’assaut l’ambassade chinoise.

Photo: Dolkar sur le pont vers le camp de réfugiés tibétains de Delhi

Comment a évolué la diaspora en soixante ans ?

Ritu Sarin : La plupart des Tibétains en exil vivent dans le sud de l’Inde, près de Mysore. Cela a été leur première destination lorsqu’ils ont fui le Tibet en 1959, et ils y ont reconstruits les trois grands monastères qui avaient été détruits par les Chinois. En soixante ans la communauté a beaucoup changé. Les premières années, les gens n’avaient aucun contact avec la famille restée au pays. En 1980, la situation s’est ouverte et les familles ont repris contact entre elles. Ensuite, il y a une vingtaine d’années, les gens ont commencé à se déplacer dans le monde entier et la diaspora s’est étendue. S’ils sont intégrés ? Pour ce qui est du travail, on peut dire que oui. Mais en ce qui concerne le mariage, la culture, ils préfèrent rester entre eux. Ils ont leur propre système scolaire, où le tibétain est la langue principale, pas comme au Tibet, où c’est interdit. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de parents ont envoyé leurs enfants en Inde, afin qu’ils puissent étudier dans leur propre langue.

Quant à l’immigration en Suisse, elle date du début des années 1960.

Tensing Sonam : Les gens de la première génération, celle de mes parents, qui ont fui entre 1959 et 1970, croyaient qu’ils allaient retourner au pays. Mais cette génération a disparu, maintenant la connexion avec le Tibet est beaucoup plus ténue. Les gens continuent à vouloir rentrer, mais je doute qu’ils seraient capables de s’adapter à un pays qui est devenu beaucoup plus chinois.

Votre film a été partiellement financé par crowdfunding. A-t-il été facile de lever les fonds?

Ritu Sarin : Cela a été très difficile car il n’y a pas de public prêt à payer pour voir un film en tibétain – rien à voir avec la production d’un film en hindi par exemple. En Inde, la communauté tibétaine est trop petite et dispersée. Sans compter que la Chine exerce toujours une pression : si un producteur finance un film comme le nôtre, il risque de ne plus pouvoir distribuer ses films en Chine, donc il va s’auto-censurer. Même dans la culture, le « soft power » exercé par la Chine est énorme ! Je vous donne un exemple : nous faisons aussi des installations artistiques. Il y a trois ans, nous avons montré au Dhaka Art Summit (Bangladesh) cinq lettres de Tibétains qui s’étaient auto-immolés par le feu. L’ambassadeur chinois était furieux, il a menacé de clore l’exposition si nous ne les enlevions pas. Nous avons été obligés de les couvrir avec du papier.

Vous avez lancé le Festival international du film de Dharamsala. Qu’est-ce que c’est?

Ritu Sarin : C’est l’un des festivals de film indépendants les plus importants d’Inde. Nous montrons des films indépendants, des documentaires, nous travaillons avec la communauté tibétaine en exil. Comme il n’y a pas de cinéma, les films sont projetés dans la grande école tibétaine et dans les villages. La prochaine édition, la huitième, aura lieu du 7 au 10 novembre 2019, vous êtes les bienvenus !


Cet article a été publié aussi dans l’Echo Magazine

Isolda Agazzi

Isolda Agazzi est la responsable du commerce international romand d’Alliance Sud, la coalition des principales ONG suisses de développement. Après des études en relations internationales à Genève et des voyages aux quatre coins du monde, elle travaille depuis plus de 20 ans dans la coopération internationale, en Suisse et dans les pays du Sud. Elle est journaliste RP et a enseigné à l’université en Italie. Elle s'exprime ici à titre personnel.

5 réponses à “Soixante ans au Tibet

  1. L’histoire du Tibet est boulversante. Le plus triste, c’est que rien n’est fait pour aider ce pays et sa population opprimée. Tout cela parce que l’argent et le pouvoir de la Chine sont plus intéssants que le petit Tibet.
    Cela rejoint le point de non retour de notre monde. Les jeunes l’ont compris mais peuvent-ils renverser la vapeur?
    J’ai l’impression d’être à la porte de 1984 de George Orwell.
    Combien de personne vont lire votre article? Le Tibet n’intéresse personne car pas de retour économique…..

    1. “Le Tibet n’intéresse personne car pas de retour économique…..”

      Si vous me permettez, c’est le contraire, le Tibet est extrêmement riche en matières premières (Coltan, etc.).
      “La malédiction des ressources”, comme on commence à appeler cette dérive.

      Mais la Chine n’est pas plus bête que les américains ou nos chères multis suisses, alors!
      Pauvres tibétains, là on est d’accord.

    1. Il passait au FIFDH de Genève. Ils m’ont dit qu’ils étaient en train de chercher un distributeur en Suisse

  2. Le film va passer de nouveau au Festival ACDH organisé par Amnesty International du 30 mai au 2 juin 20121.
    Venez nombreux ! A Nice, à La Ciotat, à Perthuis. Faites connaître la situation des Tibétains en Inde et dans le monde !
    Merci
    Marie

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