Corée du Nord : le racket pour financer le nucléaire et l’économie

En obligeant les quelques 150’000 travailleurs nord-coréens de l’étranger à verser leur salaire à un fonds secret – qui possède aussi des banques, des hôtels et des restaurants partout dans le monde – Kim Jong Un arrive à contourner les sanctions internationales et à collecter un demi à un milliard USD par an

On a beaucoup parlé de Corée du Nord en Suisse ces derniers jours, suite au voyage d’un parlementaire qui en louait les exploits économiques, à mille lieues de l’image morose qu’on se fait généralement du « Royaume ermite ». C’est pourtant le même sentiment que l’on éprouve à la vue de Corée du Nord, les hommes des Kim, projeté au Festival du Film sur les droits humains (FIFDH) de Genève en mars dernier, qui explique cependant les sombres coulisses de cette réussite. Après des années d’enquête, la journaliste Marjolaine Grappe, qui s’est vu décerner le Prix Albert Londres 2018, montre d’où vient la manne financière qui a permis à la famille Kim de financer le très coûteux programme nucléaire et développer le pays, à commencer par Pyongyang, malgré les sanctions internationales : d’un vaste système de racket international reposant sur le travail forcé.

Quelques anciens employés ou cadres du Bureau 39 – qui ont déserté et se sont réfugiés pour la plupart à Seoul – affirment que cet organe ultrasecret du Service de protection et sûreté de l’Etat assure la gestion de toutes les activités économiques de plusieurs milliers de sociétés, usines et montages financiers clandestins à l’étranger. Personne ne connaît le montant du fonds secret de la famille au pouvoir, mais les estimations oscillent entre 500 millions et 1 milliard d’USD par an. Ce qui est sûr, c’est que la taille de ce fonds a augmenté de façon spectaculaire ces 20 dernières années et qu’en ce moment il sert surtout à financer le programme nucléaire et balistique.

L’idée d’envoyer des travailleurs à l’étranger remonte à 1974. Aujourd’hui il y en aurait 150’000, surtout en Russie, en Chine, mais aussi dans les anciens pays de l’Est, en Asie du Sud-est et en Afrique. Les anciens forçats affirment que 70% – 80% de leur salaire était confisqué et versé directement à la famille des Kim, en liquide. « Il y a deux économies : celle des Kim et celle de l’économie nationale, dirigée par le gouvernement central. Les Kim possèdent toutes les meilleures entreprises, hôtels, magasins et restaurants qui génèrent des devises étrangères », affirme un ancien cadre d’une banque nord-coréenne à Singapour.

Biens immobiliers en France et en Allemagne, racket informatique aux Etats-Unis

Il y a le cas de cet ancien ouvrier parti construire des immeubles dans le désert koweïtien pour échapper à la famine des années 1990. Censé gagner 120 USD par mois, il n’en a pas vu la couleur pendant cinq mois car son salaire était versé directement au parti. Ou celui des ouvriers du bâtiment en Mongolie – il y en aurait 1’200, en toute légalité, ce qui pose la question de la complicité de l’Etat hôte, qui n’a pas voulu répondre aux questions des journalistes. Les travailleurs affirment être obligés de rester trois ans dans le pays sans pouvoir rentrer, surveillés 24 heures sur 24, et ne toucher que quelques dollars par mois, leur salaire étant versé directement à l’ambassade nord – coréenne. Il y a aussi des chiropraticiens et acupuncteurs qui ouvrent des cliniques très lucratives, ou des restaurants nord – coréens (130 dans le monde, 3 à Oulan-Bator, où les serveuses vivent et dorment sur place avec interdiction de sortir).

Les pays occidentaux ne sont pas en reste. L’une des personnes interviewées affirme que le Bureau 39 gagne aussi de l’argent en France et en Allemagne. Pas en y envoyant de la main d’œuvre – les lois y sont trop strictes -, mais en achetant et vendant des biens immobiliers pour les louer et faire de la spéculation. Le cas le plus connu est celui du City Hostel Berlin, situé dans la partie orientale de la capitale allemande. Depuis 2016, les autorités allemandes essayent de faire fermer cette auberge de jeunesse située sur le terrain de l’ambassade de Corée du Nord. Depuis 2008 le loyer, 38’000 euros par mois, est versé directement dans la caisse des Kim. L’Allemagne a fait annuler le bail, mais les propriétaires refusent de quitter les lieux. Quant aux Etats-Unis, toujours selon le même témoin, le Bureau 39 y ferait du piratage informatique avec des logiciels de rançon et demanderait de l’argent, en échange de la promesse de ne pas utiliser les données volées.

Les scientifiques, nouveaux héros de la nation

Lorsque l’équipe des journalistes est enfin autorisée à entrer en Corée du Nord en train, depuis la Chine, elle constate que tout l’espace est utilisé pour nourrir la nation, même si l’agriculture est peu ou pas mécanisée. Le sous-sol regorge de matières premières. Arrivée à Pyongyang, elle se demande si le pays est hermétique aux sanctions… Ces trois dernières années, l’ambiance y est devenue presque décontractée, il y a peu de voitures, mais la ville a pris des couleurs. « Le régime tient la population d’une main de fer, la moindre critique peut vous amener dans un camp pour prisonniers politiques. Mais Kim Jong Un a donné l’ordre de développer l’économie à la même vitesse que le nucléaire. »

Les images montrent une ville moderne, où les bâtiments flambants neufs poussent comme des champignons. La capitale de la Corée du Nord abrite trois millions d’habitants, 10% de la population choisie parmi les plus fidèles du régime. Elle voue un véritable culte aux nouveaux héros de la nation : les scientifiques et techniciens. Un architecte tout juste rentré de France pointe fièrement un gratte-ciel sorti de terre en huit mois. « Nous voulons montrer que nous pouvons tout faire nous-mêmes, affirme-t-il, et pour cela la science est le domaine le plus important. » En chantant les louanges du dictateur, une femme dont le mari enseigne la mécanique des fluides à l’Ecole polytechnique de Corée du Nord, fait visiter son spacieux appartement, mis à disposition gratuitement par le régime. « Cette famille est privilégie, mais ce n’est pas une exception », nous explique-t-on : les immeubles neufs sont offerts aux scientifiques et aux familles méritantes du régime.

La production locale ne semble pas affectée par les sanctions

Visiblement, les sanctions n’ont pas affecté les chantiers, ni les usines, dont on se demande comment elles se procurent les intrants. Les responsables d’une usine de chaussures affirment avoir créé eux-mêmes les matériaux et construit les équipements pour réduire la consommation d’électricité et doubler la production. La clé de l’embellie économique semble tenir dans l’adaptation, pour montrer au monde que le pays n’a besoin de personne. « On n’a peur de rien, on avance quand même » entend-on.

Dans chaque secteur de l’industrie, Kim Jong Un a fait construire une usine modèle qui devrait être répliquée dans le reste du pays. Pour assurer la relève, l’Etat choisit le métier des citoyens dès leur plus jeune âge. Beaucoup se retrouvent à l’armée, qui compte un million d’hommes et où le service militaire obligatoire dure sept ans. Mais ceux qui peuvent aller à université Kim Jong Un, la plus réputée du pays, en sont dispensés. Ici sont  formés les ingénieurs, les économistes, les banquiers et les hommes d’affaire – la relève du Bureau 39

Piscines et parcs d’attraction au lieu des statues à la gloire du dictateur

Un haut cadre de l’Académie des sciences sociales de Pyongyang détaille la propagande officielle: « Les Etats-Unis nous ont déclaré la guerre le 28 juin 1950. Trois jours après ils ont passé une loi pour interdire les exportations de Corée du Nord. Ils nous ont désignés comme ennemis. Maintenant que nous avons l’arme nucléaire ils ne peuvent plus nous menacer, même avec leurs armes, donc nous pouvons nous consacrer au développement économique sans inquiétudes. » Un armement qui va bien au-delà de l’arme nucléaire et est même exporté, puisque un expert de l’ONU affirme que les armes nord-coréennes sont présentes dans une douzaine de pays d’Afrique et du Moyen-Orient et que l’installation nucléaire en Syrie a été mise sur pied avec l’aide des Nord-Coréens – qui possèdent aussi  beaucoup d’armes chimiques.

« Dans les campagnes, la famine des années 1990 semble avoir laissé la place à des lendemains meilleurs, commente le film. De son enfance passée en Suisse, Kim Jong Un a-t-il ramené des rêves de modernisation et d’ouverture ? Fort de son arme nucléaire qui le protège vers l’extérieur, là où ses ancêtres construisaient des statues, lui il construit des patinoires, des piscines, des bowlings et des parcs d’attraction, plus seulement pour les élites ».

Malgré les sanctions internationales, certes, mais au prix d’un système de racket institutionnalisé qui repose sur le travail forcé et la violation des droits humains, comme montré par cet excellent reportage.

Soixante ans au Tibet

Photo: Sweet Requiem © Pablo Bartholomew

Sweet Requiem, qui était en compétition au FIFDH de Genève, montre la fuite du Tibet d’une petite fille, qui finira par rejoindre l’Inde. Alors que le 10 mars a marqué les 60 ans du soulèvement contre l’occupation chinoise, le cinéaste et la co-productrice du film nous parlent de l’évolution de la situation sur place et au sein de la diaspora.  

Une tempête puissante balaye les contreforts de l’Himalaya. Dolkar, une fillette de huit ans, s’enfonce péniblement dans la neige, en compagnie de son père et d’un groupe de Tibétains qui essaient de gagner la frontière népalaise – d’abord seuls, ensuite avec l’aide de Gompo, un guide qui les abandonnera en pleine montagne. A l’approche du col, des gardes-frontières chinois ouvrent le feu, tuant le père de Dolkar et d’autres compagnons d’infortune. Une vingtaine d’années plus tard, on retrouve Dolkar à Delhi, où elle mène une vie paisible dans le camp de réfugiés tibétains, entre son emploi d’esthéticienne, ses visites au temple, ses activités au sein de la communauté et ses cours de danse. Jusqu’à ce que son passé la rattrape…

C’est ainsi que débute Sweet Requiem, une fiction qui était en compétition au Festival du film international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. En marge de la projection, nous avons rencontré le réalisateur, Tenzing Sonam, né en Inde de parents tibétains, et la co-productrice, l’Indienne Ritu Sarin. Ils nous racontent comment les Jeux olympiques de Pékin de 2008 ont marqué un durcissement dans la répression au Tibet, qui se fait désormais par des méthodes très sophistiquées. Vu l’énorme difficulté de lever des fonds pour un film en tibétain, notamment à cause de l’influence grandissante de la Chine dans la sphère culturelle, ils étaient particulièrement heureux de pouvoir présenter le film à Genève.

Photo: Ritu Sarin (gauche) et Tenzing Sonam (droite) © FIFDH Miguel Bueno

Sweet Requiem s’inspire d’un fait réel survenu en 2006 à la frontière entre le Tibet et le Népal. Les Tibétains fuient-ils encore leur pays en prenant autant de risques ?

Tenzing Sonam : Jusqu’en 2008, les enfants, mais aussi les personnes qui voulaient devenir moines, fuyaient en grand nombre – 3000 par an environ. Mais 2008 a marqué un véritable tournant, car la répression s’est intensifiée après les Jeux Olympiques de Pékin. La surveillance s’est nettement accentuée, elle se fait désormais par les drones et seule une vingtaine de personnes par an fuient encore le pays. Le téléphone mobile est très répandu au Tibet, pendant un certain temps les gens pouvaient envoyer des informations aux personnes en exil – comme dans le film, où Dolkar découvre l’auto-immolation par le feu sur son écran. Maintenant c’est impossible, il y a tellement de contrôles que vous seriez envoyé directement en prison. Ils ont mis en place un système de grilles de surveillance, toutes les communautés sont quadrillées – de l’unité familiale au village, à la ville, tout le monde doit faire un rapport au parti communiste chinois. Même à l’intérieur des familles les gens se soupçonnent entre eux, il est devenu très difficile de quitter le pays.

Le 10 mars a marqué le 60ème anniversaire du soulèvement contre l’occupation chinoise. Comment a-t-il été vécu au Tibet ?

Tenzing Sonam : Au Tibet il ne s’est rien passé. Craignant des débordements, le gouvernement a mis un embargo sur l’octroi de visas aux touristes et aux journalistes étrangers. Mais en Inde il y a eu des manifestations à Dharamsala, comme chaque année. C’est la capitale politique de la diaspora [où réside le Dalaï Lama], avec un gouvernement en exil et un premier ministre élus par la communauté. A Delhi – la capitale commerciale des Tibétains en exil – il y a eu plusieurs manifestations, y compris par le Congrès de la jeunesse tibétaine, qui a pris d’assaut l’ambassade chinoise.

Photo: Dolkar sur le pont vers le camp de réfugiés tibétains de Delhi

Comment a évolué la diaspora en soixante ans ?

Ritu Sarin : La plupart des Tibétains en exil vivent dans le sud de l’Inde, près de Mysore. Cela a été leur première destination lorsqu’ils ont fui le Tibet en 1959, et ils y ont reconstruits les trois grands monastères qui avaient été détruits par les Chinois. En soixante ans la communauté a beaucoup changé. Les premières années, les gens n’avaient aucun contact avec la famille restée au pays. En 1980, la situation s’est ouverte et les familles ont repris contact entre elles. Ensuite, il y a une vingtaine d’années, les gens ont commencé à se déplacer dans le monde entier et la diaspora s’est étendue. S’ils sont intégrés ? Pour ce qui est du travail, on peut dire que oui. Mais en ce qui concerne le mariage, la culture, ils préfèrent rester entre eux. Ils ont leur propre système scolaire, où le tibétain est la langue principale, pas comme au Tibet, où c’est interdit. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de parents ont envoyé leurs enfants en Inde, afin qu’ils puissent étudier dans leur propre langue.

Quant à l’immigration en Suisse, elle date du début des années 1960.

Tensing Sonam : Les gens de la première génération, celle de mes parents, qui ont fui entre 1959 et 1970, croyaient qu’ils allaient retourner au pays. Mais cette génération a disparu, maintenant la connexion avec le Tibet est beaucoup plus ténue. Les gens continuent à vouloir rentrer, mais je doute qu’ils seraient capables de s’adapter à un pays qui est devenu beaucoup plus chinois.

Votre film a été partiellement financé par crowdfunding. A-t-il été facile de lever les fonds?

Ritu Sarin : Cela a été très difficile car il n’y a pas de public prêt à payer pour voir un film en tibétain – rien à voir avec la production d’un film en hindi par exemple. En Inde, la communauté tibétaine est trop petite et dispersée. Sans compter que la Chine exerce toujours une pression : si un producteur finance un film comme le nôtre, il risque de ne plus pouvoir distribuer ses films en Chine, donc il va s’auto-censurer. Même dans la culture, le « soft power » exercé par la Chine est énorme ! Je vous donne un exemple : nous faisons aussi des installations artistiques. Il y a trois ans, nous avons montré au Dhaka Art Summit (Bangladesh) cinq lettres de Tibétains qui s’étaient auto-immolés par le feu. L’ambassadeur chinois était furieux, il a menacé de clore l’exposition si nous ne les enlevions pas. Nous avons été obligés de les couvrir avec du papier.

Vous avez lancé le Festival international du film de Dharamsala. Qu’est-ce que c’est?

Ritu Sarin : C’est l’un des festivals de film indépendants les plus importants d’Inde. Nous montrons des films indépendants, des documentaires, nous travaillons avec la communauté tibétaine en exil. Comme il n’y a pas de cinéma, les films sont projetés dans la grande école tibétaine et dans les villages. La prochaine édition, la huitième, aura lieu du 7 au 10 novembre 2019, vous êtes les bienvenus !


Cet article a été publié aussi dans l’Echo Magazine