Sylvain Tesson, l’ivresse des cimes

Photos © Isolda Agazzi

De passage en décembre à Genève, l’écrivain – voyageur, lauréat du Prix Renaudot pour La panthère des neiges, raconte comment l’affût d’un animal qu’il croyait disparu s’est transformé en quête mystique. S’il a réussi à patienter sur les hauts plateaux tibétains, il ne va pas poser ses valises pour autant. Dorénavant il vise « l’affût en mouvement » pour concilier action et contemplation.

« Jusqu’alors j’avais fondé ma vie sur l’idée que l’intérêt de l’existence repose sur la variété, qui ne pouvait naître que du mouvement. Mon premier usage du monde, c’est bouger », expliquait Sylvain Tesson, fraîchement lauréat du Prix Renaudot pour La panthère des neiges, invité en décembre à Genève par la Société de lecture. «Mais à l’occasion de la rencontre avec Vincent Munier, un  photographe animalier, j’ai découvert une autre variété de la contemplation du monde. On peut attendre le jaillissement de cette variété en laissant l’imprévu apporter ses irruptions. Ce n’est pas rien comme changement de l’usage du monde» renchérissait, en trépignant sur sa chaise à roulettes, celui qui a passé un mois sur les hauts plateaux tibétains, à 5’000 d’altitude et par une température de -30°, à l’affût d’un félin qu’il croyait disparu.

Un sacré changement pour Sylvain Tesson, peut-être le meilleur écrivain voyageur de sa génération,  qui, depuis une trentaine d’années, sillonnait le monde frénétiquement, cumulant les kilomètres et les sensations extrêmes pour les raconter dans des livres enivrants de vitalité.

Apparition religieuse, deuxième naissance

Et pourtant, l’affût, cette tentative de calme et d’immobilité finira par réussir à l’hyperactif surdoué. Il sera même « couronné d’une apparition », comme il définit la vue soudaine de la panthère. « On ouvre l’œil, on rend une dévotion à la beauté du monde, sans chimères. L’affût est une prière existentielle, peut-être un peu païenne. Le païen peut reconnaître la présence divine, à condition qu’elle se manifeste dans le vivant. »

Un affût qui est devenu une quête mystique. Il estime que le champ sémantique sacral n’est pas abusif, qu’il y a quelque chose de l’ordre de la religion « La panthère des neiges fut une apparition religieuse. Chaque fois que je voyais son visage, c’était une autre face qui surgissait, comme des fantômes, des éclats… c’était une expérience spirituelle, voire magique ». C’est le visage de sa mère décédée qu’il voit dans la panthère et celui d’une femme dont la perte l’a fait beaucoup souffrir. Il réalise alors que c’est cet amour qu’il est venu chercher à l’autre bout du monde.

« C’était le plus beau jour de ma vie depuis que j’étais mort », écrit-il. C’est qu’il y a cinq ans, il a vécu une deuxième naissance : grièvement blessé après la chute du toit d’un chalet à Chamonix, où il séjournait chez son ami, l’écrivain Jean-Christophe Rufin, il a pu revenir à lui « grâce à la médecine, à la chance, peut-être autre chose, je ne sais pas…. »

« Nous nous sommes agenouillés devant la technique »

Malgré ces progrès spectaculaires de la médecine qui lui ont sauvé la vie, peut-être, Sylvain Tesson entretient une relation ambiguë avec le progrès – cela apparaît dans tous ses ouvrages. « Je me livre en permanence à la méfiance envers mon époque, concède-t-il. C’est facile de critiquer le progrès lorsqu’on est occidental, bien nourri et qu’on a bénéficié des avancées des technologies et de la médecine moderne. Mais le progrès que nous vivons n’est pas une simple amélioration des conditions de vie – dont je suis très content. Le problème est que nous nous sommes agenouillés devant la technique et c’est ça mon effroi: l’homme a perdu la force vitale, l’appétit féroce de la vie pour jouir d’un confort moderne et avoir le chauffage central. Ce qui m’effraie, c’est aussi notre soumission profonde au virtuel et que le langage se perde, remplacé par la religion de l’innovation. Le progrès peut être le développement d’une erreur.»

Au fil des ans, il a vécu l’arrivée en trombe du progrès même au Tibet, où il s’est rendu à plusieurs reprises depuis 1993, jusqu’à son affût de la panthère l’année passée et à sa dernière visite, il y a quelques mois. Il estime que l’emprise de Pékin sur la province a changé de mode opératoire :  jusque dans les années 1990, les Chinois ont exercé un contrôle religieux et politique en interdisant la conservation des spécificités culturelles. Aujourd’hui ils développent le Tibet, l’améliorent, construisent des réseaux routiers et ferroviaires, des écoles, des hôpitaux – c’est le deuxième chapitre de la colonisation d’un pays. « Or vous tuez ainsi le ferment contestataire, car on vous rétorque : de quoi vous plaignez-vous ? Cela permet de relâcher la pression directe, mais derrière l’hôpital, il y a une caserne. »

Un Occidental avec ses désirs et ses besoins

Maintenant qu’il a découvert le bonheur de la contemplation, Sylvain Tesson, va-t-il arrêter de sillonner le monde pour rester chez lui à faire de la méditation? Lui demandons-nous. Le Fernweh, ce mystérieux mal du lointain ressenti par tant de voyageurs et qu’il évoque lui-même dans le livre, l’a-t-il lâché ? Tout comme cette fascination pour les endroits inhospitaliers et les climats extrêmes, sans chauffage central – neige et froid sur les plateaux tibétains et dans une cabane de Sibérie, chaleur écrasante dans les paysages lugubres d’Asie centrale, lorsqu’il pédalait frénétiquement sous le ciel bas?

Heureusement il n’en est rien : « Je m’amuse à jouer avec cette antinomie supposée entre l’affût et les voyages, mais si je suis très honnête, il n’y a pas une différence abyssale. Même en escalade ou en ski de randonnée dans les Alpes, il y a toujours un temps qui ressemble à l’affût. » Il n’est pas devenu un Bouddha illuminé de sagesse qui médite au pied d’un arbre, ni un Krishna, ni un Taoïste en position de non action, assure-t-il avec son humour décapant.

« Donc je suis un Occidental, Européen, Français de surcroît qui a des désirs et veut les assouvir, des rêves, des besoins… Je ne me suis pas métamorphosé radicalement, mais ce que j’ai appris avec Vincent Munier, c’est une technique du regard de l’affût, que j’essaie de travailler comme on fait des gammes au piano. Il faut apprendre à regarder les choses et mon regard passait trop vite. L’idéal pour moi serait de pouvoir opérer une espèce d’affût en mouvement », conclut-il.

Sa formidable énergie vagabonde peut continuer à se déployer à un rythme staccato, pizzicato, son préféré.


Une version de cet article a d’abord été publié par l’Echo Magazine 

Soixante ans au Tibet

Photo: Sweet Requiem © Pablo Bartholomew

Sweet Requiem, qui était en compétition au FIFDH de Genève, montre la fuite du Tibet d’une petite fille, qui finira par rejoindre l’Inde. Alors que le 10 mars a marqué les 60 ans du soulèvement contre l’occupation chinoise, le cinéaste et la co-productrice du film nous parlent de l’évolution de la situation sur place et au sein de la diaspora.  

Une tempête puissante balaye les contreforts de l’Himalaya. Dolkar, une fillette de huit ans, s’enfonce péniblement dans la neige, en compagnie de son père et d’un groupe de Tibétains qui essaient de gagner la frontière népalaise – d’abord seuls, ensuite avec l’aide de Gompo, un guide qui les abandonnera en pleine montagne. A l’approche du col, des gardes-frontières chinois ouvrent le feu, tuant le père de Dolkar et d’autres compagnons d’infortune. Une vingtaine d’années plus tard, on retrouve Dolkar à Delhi, où elle mène une vie paisible dans le camp de réfugiés tibétains, entre son emploi d’esthéticienne, ses visites au temple, ses activités au sein de la communauté et ses cours de danse. Jusqu’à ce que son passé la rattrape…

C’est ainsi que débute Sweet Requiem, une fiction qui était en compétition au Festival du film international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. En marge de la projection, nous avons rencontré le réalisateur, Tenzing Sonam, né en Inde de parents tibétains, et la co-productrice, l’Indienne Ritu Sarin. Ils nous racontent comment les Jeux olympiques de Pékin de 2008 ont marqué un durcissement dans la répression au Tibet, qui se fait désormais par des méthodes très sophistiquées. Vu l’énorme difficulté de lever des fonds pour un film en tibétain, notamment à cause de l’influence grandissante de la Chine dans la sphère culturelle, ils étaient particulièrement heureux de pouvoir présenter le film à Genève.

Photo: Ritu Sarin (gauche) et Tenzing Sonam (droite) © FIFDH Miguel Bueno

Sweet Requiem s’inspire d’un fait réel survenu en 2006 à la frontière entre le Tibet et le Népal. Les Tibétains fuient-ils encore leur pays en prenant autant de risques ?

Tenzing Sonam : Jusqu’en 2008, les enfants, mais aussi les personnes qui voulaient devenir moines, fuyaient en grand nombre – 3000 par an environ. Mais 2008 a marqué un véritable tournant, car la répression s’est intensifiée après les Jeux Olympiques de Pékin. La surveillance s’est nettement accentuée, elle se fait désormais par les drones et seule une vingtaine de personnes par an fuient encore le pays. Le téléphone mobile est très répandu au Tibet, pendant un certain temps les gens pouvaient envoyer des informations aux personnes en exil – comme dans le film, où Dolkar découvre l’auto-immolation par le feu sur son écran. Maintenant c’est impossible, il y a tellement de contrôles que vous seriez envoyé directement en prison. Ils ont mis en place un système de grilles de surveillance, toutes les communautés sont quadrillées – de l’unité familiale au village, à la ville, tout le monde doit faire un rapport au parti communiste chinois. Même à l’intérieur des familles les gens se soupçonnent entre eux, il est devenu très difficile de quitter le pays.

Le 10 mars a marqué le 60ème anniversaire du soulèvement contre l’occupation chinoise. Comment a-t-il été vécu au Tibet ?

Tenzing Sonam : Au Tibet il ne s’est rien passé. Craignant des débordements, le gouvernement a mis un embargo sur l’octroi de visas aux touristes et aux journalistes étrangers. Mais en Inde il y a eu des manifestations à Dharamsala, comme chaque année. C’est la capitale politique de la diaspora [où réside le Dalaï Lama], avec un gouvernement en exil et un premier ministre élus par la communauté. A Delhi – la capitale commerciale des Tibétains en exil – il y a eu plusieurs manifestations, y compris par le Congrès de la jeunesse tibétaine, qui a pris d’assaut l’ambassade chinoise.

Photo: Dolkar sur le pont vers le camp de réfugiés tibétains de Delhi

Comment a évolué la diaspora en soixante ans ?

Ritu Sarin : La plupart des Tibétains en exil vivent dans le sud de l’Inde, près de Mysore. Cela a été leur première destination lorsqu’ils ont fui le Tibet en 1959, et ils y ont reconstruits les trois grands monastères qui avaient été détruits par les Chinois. En soixante ans la communauté a beaucoup changé. Les premières années, les gens n’avaient aucun contact avec la famille restée au pays. En 1980, la situation s’est ouverte et les familles ont repris contact entre elles. Ensuite, il y a une vingtaine d’années, les gens ont commencé à se déplacer dans le monde entier et la diaspora s’est étendue. S’ils sont intégrés ? Pour ce qui est du travail, on peut dire que oui. Mais en ce qui concerne le mariage, la culture, ils préfèrent rester entre eux. Ils ont leur propre système scolaire, où le tibétain est la langue principale, pas comme au Tibet, où c’est interdit. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup de parents ont envoyé leurs enfants en Inde, afin qu’ils puissent étudier dans leur propre langue.

Quant à l’immigration en Suisse, elle date du début des années 1960.

Tensing Sonam : Les gens de la première génération, celle de mes parents, qui ont fui entre 1959 et 1970, croyaient qu’ils allaient retourner au pays. Mais cette génération a disparu, maintenant la connexion avec le Tibet est beaucoup plus ténue. Les gens continuent à vouloir rentrer, mais je doute qu’ils seraient capables de s’adapter à un pays qui est devenu beaucoup plus chinois.

Votre film a été partiellement financé par crowdfunding. A-t-il été facile de lever les fonds?

Ritu Sarin : Cela a été très difficile car il n’y a pas de public prêt à payer pour voir un film en tibétain – rien à voir avec la production d’un film en hindi par exemple. En Inde, la communauté tibétaine est trop petite et dispersée. Sans compter que la Chine exerce toujours une pression : si un producteur finance un film comme le nôtre, il risque de ne plus pouvoir distribuer ses films en Chine, donc il va s’auto-censurer. Même dans la culture, le « soft power » exercé par la Chine est énorme ! Je vous donne un exemple : nous faisons aussi des installations artistiques. Il y a trois ans, nous avons montré au Dhaka Art Summit (Bangladesh) cinq lettres de Tibétains qui s’étaient auto-immolés par le feu. L’ambassadeur chinois était furieux, il a menacé de clore l’exposition si nous ne les enlevions pas. Nous avons été obligés de les couvrir avec du papier.

Vous avez lancé le Festival international du film de Dharamsala. Qu’est-ce que c’est?

Ritu Sarin : C’est l’un des festivals de film indépendants les plus importants d’Inde. Nous montrons des films indépendants, des documentaires, nous travaillons avec la communauté tibétaine en exil. Comme il n’y a pas de cinéma, les films sont projetés dans la grande école tibétaine et dans les villages. La prochaine édition, la huitième, aura lieu du 7 au 10 novembre 2019, vous êtes les bienvenus !


Cet article a été publié aussi dans l’Echo Magazine