A propos de souverainisme non identitaire

Pour en finir avec la géopolitique

Newton's pendulum. Balls with the design of the state symbols of China, USA, Russia, European Union, Great Britain. Geopolitical topics.

Au-delà du conformisme et de l’alignement contraint sur la puissance, on aurait tort d’oublier les idéaux de la neutralité. La neutralité suisse en particulier*.

Il n’aura pas fallu grand-chose pour que la machine de Tinguely se remette en branle. La diplomatie russe qui s’enquiert de la position de la Suisse dans le conflit ukrainien. Ou Nathalie Loiseau qui évoque, avec sa morgue d’euro-députée française va-t-en guerre, ce que l’UE ne doit pas devenir par rapport à la Russie : « une grosse Suisse molle ». Débat national assuré et instantané sur ce qu’est, n’est pas, devrait ou ne devrait pas être la neutralité. L’occasion de constater une nouvelle fois qu’il y a, dans le champ politique, une neutralité de gauche et une neutralité de droite. Une sorte de tension permanente entre cynisme, pragmatisme et hypocrisie. 

Bien qu’héritée d’un passé honnis, la neutralité demeure à gauche le seul moyen de se tenir à l’écart d’une alliance militaire atlantique dominée par les capitalistes américains et britanniques. Ce qui compte surtout, c’est que cette réserve n’empêche pas de désigner, condamner et sanctionner les méchants de ce monde. Tous ces Etats plus ou moins attardés qui mésestiment les droits humains. L’efficacité est nulle sur le plan politique et humanitaire, mais l’on comprend qu’il s’agit surtout de bonne conscience et de confort intérieur.

A droite, la légendaire neutralité est censée conférer une existence politique à la puissance économique. Elle sert en retour l’image des entreprises suisses sur cinq continents, ultime réalité d’une prospérité nationale et sociale enviée. Du gagnant-gagnant en boucle. Mais ce sont en premier lieu les organisations internationales localisées à Genève qui sont invoquées. Et la politique suisse des bons offices dans la résolution des conflits : est-ce approprié de faire des phrases sur le colonialisme israélien, comme tout le monde, si l’on a pour ambition de jouer un rôle singulier de médiateur au Moyen-Orient ? Etait-ce nécessaire d’adopter telles quelles les sanctions européennes contre la Russie dans le conflit ukrainien, pour être bien sûr d’apparaître sur la liste des « Etats inamicaux » aux yeux de Moscou ? Et laisser le président Macron, éminent Européen, si soucieux de la « place de la France dans le monde », discuter seul avec Poutine ?  

On aurait tort cependant d’oublier les idéaux de la neutralité. Presque atteinte, jamais complètement assurée, la relative paix dans le monde ne représente-t-elle pas une conquête dans l’histoire de l’humanité ? Le fait que cette ère exceptionnelle d’apaisement soit probablement due à la dissuasion nucléaire ne change rien à une évidence aussi simple que platonique : si tous les Etats devenaient neutres, la guerre passerait pour une utopie. Dans l’absolu, le problème n’est pas la neutralité des neutres, mais bien la géopolitique. Cette propension des grandes puissances économiques et militaires à vouloir se partager le monde en zones d’influences.

Un quart des humains, chinois, américains, russes, français et britanniques, représentés de manière permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies, avec droit de veto, bénéficient en quelque sorte du statut de terrien de première classe. Les Etats auxquels ils appartiennent s’arrogent la pleine légitimité de défendre leurs intérêts. Les autres peuvent aussi s’en prévaloir, mais en second seulement, à l’ombre d’un protecteur de préférence. Voilà où en est la grande histoire. Si cette épopée a un sens, qui irait au hasard de l’obscurité à la lumière, par rapport à ce que l’on appelle « progressisme » sans trop y penser, il y a forcément un moment – oui, dans longtemps, et alors ? –  où la géopolitique devrait sembler aussi incongrue que les empires coloniaux dans la phase précédente.

Le neutralité suisse n’est pas qu’un encombrant reliquat du passé, à gérer au fil des événements et doctrines de circonstance. Les deux guerres mondiales du XXe siècle lui ayant insufflé l’endurance d’un insubmersible cliché, pourquoi ne pas s’en saisir pour rappeler à chaque occasion, avec un sourire si possible désarmant, que la géopolitique n’est pas une donnée anthropologique indéconstructible? Qu’elle ne sera peut-être pas une fatalité jusqu’à la fin des temps ?

C’est aussi dans cette optique que devrait finalement apparaître la maladroite candidature de la Suisse comme membre non-permanent du Conseil de Sécurité. L’opportunité de jouer les ingénus, pour un mandat de deux ans de toute manière décoratif (pour ne pas dire grotesque), et de faire entendre une nouvelle petite musique : le règne des grandes puissances intrigantes et ombrageuses est certainement un fait, la réalité du moment, mais il n’en s’agit pas moins d’une anomalie sur le plan de la morale et de la raison. Une absurdité idéalement destinée à disparaître dès que possible. En conviendront celles et ceux qui n’ont pas complètement déserté la dimension idéaliste constitutive du genre humain (semble-t-il) .    

* Inspiré de l’article paru le 4 mars dans Paris Match Suisse.

 

 

 

  

 

 

 

 

                            

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