Incapable de préparer une transition écologique radicale et volontaire, l’éducation au développement durable doit se réinventer d’urgence.
Un article co-écrit avec Richard-Emmanuel Eastes, (Haute école spécialisée de Suisse occidentale – HES-SO)
Parfois à la peine pour canaliser la contestation manifestée par les jeunes lors des récentes grèves de l’école pour le climat, l’Éducation nationale aurait pourtant de quoi se réjouir : l’éducation au développement durable (EDD), entrée formellement dans les programmes français en 2007, n’a-t-elle pas fini par porter ses fruits ?
Sans doute. Mais paradoxalement, cette crise pourrait bien en même temps rebattre les cartes de ce champ pédagogique interdisciplinaire qu’est l’EDD, notamment parce qu’elle interroge désormais la pertinence du concept de développement durable lui-même.
Il faut bien l’admettre, cet idéal de développement humain conciliant à parts égales les sphères économique, sociale et environnementale donne à bien des égards l’impression de ne plus être le concept le plus opératoire pour imaginer les termes et conditions d’une transition écologique radicale et volontaire. Il est même probable qu’en s’appuyant sur une vision continue et non-disruptive du développement humain, le développement durable joue le rôle de « concept-sédatif » et créée des taches aveugles dans les imaginaires nécessaires à l’anticipation du « grand basculement » de la civilisation.
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Comment alors repenser les contenus et la mise en œuvre de l’éducation qui était sensée le promouvoir ? Surtout, comment faire entrer à l’école, qui se veut à la fois laïque et garante d’une certaine stabilité face aux soubresauts de la société, ces deux repoussoirs que sont pour elle l’urgence de l’action et les enjeux politiques, intriqués avec la recherche de solutions à la crise ?
Pour tenter de comprendre sur quels principes nouveaux il pourrait être possible de rebâtir une éducation à ce que nous pourrions a minima appeler la « transition écologique », il est nécessaire d’interroger les fondements de l’actuelle éducation au développement durable. À savoir les visions du monde sur lesquelles elle repose et ce qu’elles impliquent d’un point de vue éducatif.
Des visions du monde
Dans la conception « forte » du développement durable, l’écologie est clairement posée comme une condition sine qua non de l’existence des sphères sociales et économiques. Sans ce que nous offre la Terre, pas de possibilité de développement social et, sans ce dernier, pas d’économie. Le capital environnemental est fini et non renouvelable, comme l’envisageait déjà en 1920 l’économiste Alfred Marshall avec sa loi des rendements non-proportionnels.
La vision du monde qui émane de cette conception apparaît en rupture avec le modèle dominant au XXe siècle dans le monde occidental, et donc potentiellement militante. La logique est linéaire, simple et efficace : si l’on protège la nature, on permet aux humains de subvenir à leurs besoins essentiels et de développer une économie au service de l’amélioration de leur confort. C’est dans cette vision que l’éducation relative à l’environnement (ERE) et à l’éco-citoyenneté a évolué, se démarquant d’ailleurs souvent ostensiblement de l’éducation au développement durable.
La conception « faible » du développement durable émane quant à elle de l’approche économique de Hartwick (1977). Ancrée dans une économie libérale classique, elle s’autorise l’idée de marchandisation de la nature afin de maintenir un équilibre artificiel entre les trois sphères que sont l’économie, l’écologie et le social. Cette représentation de la durabilité est plus ancrée dans son époque : lorsqu’en 1987, Gro Harlem Brundtland rédige le rapport pour l’ONU qui va ensuite fixer la notion de développement durable pour les décennies à venir, elle part du constat que l’économie est omniprésente et que c’est sa croissance non régulée qui conduit aux déséquilibres sociaux et aux perturbations environnementales auxquels le monde assiste. Plutôt que de nier la primauté de l’économie, elle affirme l’interdépendance des trois pôles et donc la nécessité de les maintenir en équilibre.
À la fin du XXe siècle, l’enjeu essentiel étant de sensibiliser les milieux économiques et politiques sans les effrayer, c’est cette seconde conception qui finira par s’imposer. Élaborée pour toucher le plus grand nombre, elle conduit à une vision du monde consensuelle et donc peu militante, ne désignant aucun responsable mais définissant des responsabilités réciproques pour tous les acteurs.
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Une éducation au développement durable sous pression
C’est sur cette conception « faible » que les préoccupations environnementales ont été intégréee dans les programmes éducatifs dans les années 2000. Un bienfait en matière de sensibilisation, sans doute, mais qui a peut-être également contribué à promouvoir une vision angélique d’une civilisation occidentale qui n’aurait qu’à « faire un peu moins mal » pour pouvoir continuer à vivre comme avant.
Si l’idée de développement durable a vécu, l’éducation au développement durable doit donc également se réinventer d’urgence. Or s’il convient de préparer les futurs citoyens de ce monde à endiguer les extraordinaires crises environnementales, politiques, économiques et sociales à venir, il y a deux manières de le faire : en enseignant à nos enfants les connaissances et compétences qui leur permettront de résoudre ces crises, ou en leur prodiguant celles qui leur permettront de s’y adapter. Préparer la résilience plutôt que le changement, c’est faire un douloureux constat d’échec. Mais ne serait-il pas temps de leur apprendre à penser le monde d’après et à y vivre, voire à y survivre ? Il en va de notre responsabilité de penseurs de l’éducation.
Du grain à moudre pour l’éducation
Les réponses à ces questions sont évidemment éminemment politiques. Comment penser l’éducation en vue d’une transition écologique radicale sans faire entrer au sein de l’école des visions du monde qui seront inévitablement accusées d’être orientées idéologiquement ?
C’est d’ailleurs ce que ses opposants reprochent à Greta Thunberg, l’accusant soit de manipulation politique, soit de préparer la « dictature verte ». Pourtant, au vu de la gravité de la situation environnementale, l’entrée d’une certaine radicalité écologique à l’école nous semble indispensable.
Mais jusqu’où déplacer le curseur ? Quels verrous sommes-nous prêts à faire sauter ? Quels garde-fous devrons-nous préserver quoiqu’il arrive ?
Il y a une différence énorme entre un élève qui répète les gestes que l’on attend de lui et un élève qui choisit délibérément de les accomplir parce qu’il en a compris le bien-fondé et estime que c’est de son devoir, de sa responsabilité de les perpétuer. Alors quelles que soient les réponses à ces questions, il est une valeur qui ne saurait être négociable : l’école devra garantir des objectifs d’autant plus élevés en matière de compétences, de compréhension et d’autonomie de pensée qu’elle se verra chargée d’orienter la société vers une transition plus radicale. Pour justement ne pas tomber dans le despotisme écologique.
Nous avons conscience que ce positionnement relève de l’utopie démocratique ; mais c’est une utopie que nous devons nous imposer avant de commencer à penser, comme l’historien narrateur de l’essai d’anticipation de Naomi Oreskes (L’Effondrement de la civilisation occidentale), que la dictature est le seul régime propre à nous protéger de notre inaction chronique.
Un basculement, trois questions
Comment, dans ces conditions, inventer le courant éducatif qui succédera à l’éducation au développement durable ? Pour y réfléchir, nous nous inspirons des travaux de Bruno Latour et proposons une grille d’analyse susceptible de clarifier quelque peu les pistes à suivre dans la perspective du « grand basculement » évoqué plus haut. Elle consiste à distinguer les trois questions : où sommes-nous ? Où voulons-nous aller (Bruno Latour dirait « Où atterrir ? ») ? Comment pourrions-nous y aller ? Des questions qui reviennent respectivement à prendre acte sans ambiguïté de l’état environnemental de notre planète, à penser et négocier les conditions de notre existence future, ainsi qu’à définir les mesures à prendre pour habiter la Terre dans son nouvel état.
Emerge alors immédiatement une ultime interrogation : comment organiser les modalités de ces négociations pour être collectivement en mesure de prendre des décisions admises par tous ? La récente crise des « gilets jaunes » a montré combien il était difficile d’y répondre.
À la première question « Où sommes-nous ? » – et contrairement à ses habitudes consistant à n’enseigner que des connaissances stabilisées depuis des décennies –, l’école se doit de faire preuve de courage en intégrant les données scientifiques environnementales produites récemment. Quitte à les réviser ou à revenir en arrière, mais en se montrant intraitable face aux tentatives de désinformation climatosceptiques qui gangrennent les médias sociaux, jusqu’aux sites d’information pour enseignants. Et comme l’éducation au développement durable le préconisait déjà, certes sans grand succès, elle doit développer encore plus largement l’enseignement de la pensée systémique et complexe : non plus la linéarité mais les interdépendances, les rétroactions, la gestion du flou, de l’aléatoire, de l’incertain. Pour littéralement « changer le logiciel » de la manière dont nous enseignons aux élèves à penser le monde.
À la deuxième question « Où voulons-nous aller ? », l’école doit donner aux futurs citoyens que sont ses élèves la capacité d’élaborer collectivement la réponse. Aux compétences systémiques évoquées ci-dessus, elle ajoutera la pensée prospective et créative et visera le développement d’individus capables d’une pensée autonome et critique, mais surtout collaborative. Car la difficulté principale ne résidera pas dans le fait de répondre à cette question mais, comme nous l’avons vu, de mettre en place des conditions permettant d’y répondre.
Il faudra enfin peut-être laisser un peu de côté la troisième question « Comment y aller ? », pourtant favorite d’une éducation au développement durable fondée sur des propositions destinées à faire évoluer nos modes de vie. Parce qu’il est vain de chercher à décider du chemin et du véhicule si l’on ne sait ni d’où on part, ni où on va. On remplacera alors les approches prescriptive et normative de l’EDD par une approche plus programmatique, non plus fondée sur des écogestes mais visant à développer de véritables compétences.
Pour une éducation à la condition terrestre
En 2011, nous affirmions que l’éducation au développement durable avait pour mission « d’insuffler un changement d’état d’esprit pour « voir plus loin », anticiper sur l’avenir et agir en conséquence ». En ce sens, elle entendait déjà préparer une hypothétique transition écologique, même si le terme était encore peu populaire. Cette définition reste pour nous d’actualité, mais elle nécessite désormais de prendre acte du caractère inévitable de la catastrophe, comme nous y incite le philosophe Jean‑Pierre Dupuy depuis quinze ans déjà. À ce stade, et alors que la pertinence du concept de « transition » est elle-même déjà contestée, même une « éducation à la transition écologique » nous semble devenue insuffisamment forte. Alors quoi ?
Combiner une vision du monde militante où l’urgence est reconnue, avec une vision de l’école démocratique où l’opinion et la liberté d’expression et de pensée sont respectées : tel est le défi que nous proposons à la communauté éducative de relever pour fonder une nouvelle forme d’action. Au-delà du développement durable, de la transition écologique, de l’éco-citoyenneté et de la préservation de l’environnement, l’éducation qu’il convient de bâtir devra être soucieuse de construire une société capable de définir démocratiquement les moyens de protéger radicalement des humains les biens communs que sont la biosphère et son enveloppe atmosphérique, en prenant acte des limites de la Terre.
Une éducation relative à la condition terrestre.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.