Piste pour la politique d’immigration 1: Des quotas “vieux style” ?

Le nouvel article constitutionnel sur l’immigration voté le 9 février 2014 est flou et laisse une marge de manœuvre politique considérable. Des propositions de tous bords cherchent à le concrétiser. Nous allons en proposer une évaluation systématique sur ce blog. Penchons-nous d’abord sur la remise en place de la politique de quotas menée de 1970 à 2002[1]. Il est frappant de constater que cette période n’a pas fait l’objet d’une évaluation scientifique. De nombreuses recherches historiques et un bilan d’ensemble restent à faire, mais plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette expérience de plus de 30 ans[2] :

  1. Effet confirmé sur les flux. Comme nous l’avons montré dans un blog précèdent, il faut reconnaître que ce système a eu un effet sensible sur les flux d’immigration de travail: le nombre d’entrées en Suisse a décliné et le solde migratoire s’est infléchi. La demande de main-d’œuvre étrangère a dépassé l’offre durant une bonne partie de la période et la répartition à l’intérieur du pays ne s’est donc pas faite par le marché. Les contingents ont par contre eu peu d’effet sur la population étrangère qui a continué de croître. Les contingents ne portaient en effet que sur les travailleurs et non sur le regroupement familial. C’est par un processus de négociation avec les administrations cantonales, les entreprises et les partenaires sociaux que l’administration fédérale a répartis les quotas annuels. Ce processus suivait trois phases. Dans un premier temps, l’administration préparait un projet d’ordonnance. Elle procédait ensuite à une consultation. Sur la base de ces prises de position, l’ordonnance était remaniée, puis transmise au Conseil fédéral pour entrer en vigueur le 1er novembre de chaque année.  Dès 1990 les contingents ont cependant été accrus sous la pression des milieux économiques dans une proportion telle qu’ils n’ont plus été entièrement utilisés et sont devenus largement inopérants.

  2. Système très compliqué. La répartition entre les entreprises au niveau des cantons s’est fait le plus souvent par des commissions tripartites réunissant les autorités cantonales, les syndicats et les organisations patronales. Parfois, les cantons transmettaient une partie de leurs compétences aux communes, en particulier aux grandes villes. Cette complexité a rendu le pilotage et l’évaluation très difficiles. Au niveau des entreprises, il était nécessaire de démontrer, pour chaque demande individuelle, que les conditions d’entrées étaient remplies (en particulier qu’il n’était pas possible de recruter sur le marché du travail national). Le critère de priorité sur  le marché du travail pour les résidents était en effet appliqué à l’échelle individuelle.

  3. Rigidification géographique du marché du travail. La mobilité des étrangers devait être restreinte puisque les contingents étaient octroyés par canton. Ils ne pouvaient donc changer de poste qu’après un an et n’avaient pas le droit de travailler dans un autre canton ou d’exercer une autre profession qu’après trois ans. Une étude des migrations internes des étrangers publiée en 1991 par Giorgio Dhima montre que, si beaucoup d’étrangers sont entrés en Suisse via les quotas octroyés aux régions périphériques, ils tendaient ensuite – malgré les restrictions – à migrer vers les cantons centraux et économiquement plus aisés où ils rencontraient souvent des difficultés d’intégration sur le marché du travail car leur recrutement n’était pas basé sur les besoins de ces régions.

  4. Inéquité entre régions et branches. Tous les acteurs n’étaient pas placés sur un pied d’égalité dans le processus de préparation des contingents. On peut penser que les multiples contacts informels qui avaient lieu durant la première phase d’élaboration avantageaient les représentants des cantons et des organisations patronales ayant le plus de poids. On peut penser aussi que certaines branches économiques ont bénéficié de « droits acquis » dans les négociations.

  5. Situations de conflits et frein à la collaboration. Le souhait de s’approprier des quotas conduisait les branches et régions à consacrer des ressources au lobbying et à faire pression sur l’administration aux dépens de la collaboration interrégionale et entre branches. Les cantons périphériques étaient en outre mécontents de voir « leurs étrangers » les quitter vers des régions plus attractives et exigeaient un flux continu de nouveaux immigrants.

  6. Effets pervers sur les retours. L’hypothèse n’a pas été évaluée en Suisse mais la littérature internationale suggère que les freins rigides à l’immigration tendent à dissuader les immigrants présents sur le territoire de rentrer dans leur pays (p.ex. à la retraite ou en cas de chômage) en raison de la crainte de perdre tout droit  au séjour. La conséquence paradoxale peut-être une augmentation de la population issue de l’immigration.

  7. Suboptimalité économique. Pour de nombreux économistes, le système des contingents a conduit au recrutement d’une main-d’oeuvre faiblement qualifiée ce qui a nuit, à long terme, à la modernisation du système de production suisse et posé des problèmes d'intégration. Ainsi, pour Straubhaar et Fisher en 1994 (p. 145): « tout bien considéré, les bénéfices économiques de la politique d’immigration suisse liée au marché du travail se sont avérés insignifiants dans le passé ». Ce bilan très noir mériterait un examen plus approfondi mais il illustre les difficultés d'une substitution d'une gestion étatique à la liberté de choix des employeurs.

  8. Difficultés de recrutement. Même si, durant les trente années considérées, les employeurs suisses ont toujours trouvé des candidats à l'immigration, la fragilité des droits de séjour accordés à parfois dissuadés les gouvernements des pays d'origine et certains travailleurs eux-mêmes d'envisager un départ vers la Suisse. Le Conseil fédéral est bien conscient de se danger avant la mise en place des contingents et note en 1964 « Nous devons nous rendre compte en définitive que les travailleurs étrangers (…) sont devenus un facteur indispensable de notre vie économique. Notre politique d’admission future ne pourra se borner à freiner l’entrée de nouveaux travailleurs ; elle devra tendre dans une mesure accrue à garder et à assimiler la main-d’oeuvre qui a fait ses preuves ». Cette voie se révélera difficile. Ainsi l'immigration italienne s'est progressivement tarie ce qui a obligé la Suisse à recruter dans des régions géographiques de plus en plus éloignées (Portugal, Yougoslavie, Turquie).

  9. Contraintes des relations internationales. Les contraintes extérieures ont joué un rôle important durant la période et la politique migratoire de la Suisse n'a jamais été autonome. Ainsi en 1965, les besoins de main-d'oeuvre obligent déjà la Suisse à concéder à l'Italie la transformation automatique du permis de saisonniers en permis annuel après 5 saisons. Cette concession sera ultérieurement accordée aux autres pays d'émigration ce qui constituera une brèche majeure mais inévitable dans le système de contingentement.  

En conclusion, on peut citer le chef du service des migrations internationales du BIT M. Abella : « un modèle de quotas d’immigration totalement flexible, tel que celui adopté par la Suisse dans les années soixante-dix, permet incontestablement à l’Etat d’accueil de disposer d’un instrument supplémentaire de politique conjoncturelle, tout en gardant le contrôle sur l’effectif total de la population étrangère. L’expérience suisse montre cependant que le contexte international, les relations avec les pays d’origine ainsi que la politique intérieure permettent rarement d’atteindre pleinement ces objectifs à long terme. »[3].

A la lumière de l'expérience historique que nous venons de relater, la réintroduction d’un système de quota sur le modèle historique pour remplacer la libre-circulation avec l'Union européenne semble une fausse piste. Elle rappelle l'incantation pathétique de Winnie dans Oh les beaux jours : "Le vieux style ! le vieux style…".

 

 

Nb. cette évaluation est susceptible d'être développée et modifiée. Etat au 8 avril 2014.

 

Blattner, N., and G. Sheldon. 1989. Foreign labour, growth and productivity: the case of Switzerland. In European factor mobility: trends and consequences, eds. I. Gordon and A. P. Thirlwall, 148-165. London: MacMillan.

Dhima, G. 1991. Politische Ökonomie der schweizerischen Ausländerregelung : eine empirische Untersuchung über die schweizerische Migrationspolitik und Vorschläge für ihre künftige Gestaltung. Chur: Rüegger.

Flückiger, Y. 2005. Le changement du contexte économique international et les transformations du marché du travail. In Histoire de la politique de migration, d'asile et d'intégration en Suisse depuis 1948, ed. H. Mahnig, 377-403. Zurich: Seismo.

Golder, S. M., and T. Straubhaar. 1999. Empirical findings on the Swiss migration experience. Bonn: IZA [Institute for the Study of Labor].

Niederberger, J. M. 1982. Die politisch-administrative Regelung von Einwanderung und Aufenthalt von Ausländern in der Schweiz : Strukturen, Prozesse, Wirkungen. In Ausländer in der Bundesrepublik Deutschland und in der Schweiz : Segregation und Integration : eine vergleichende Untersuchung, eds. H.-J. Hoffmann-Nowotny and K.-O. Hondrich, 11-123. Frankfurt: Campus.

Piguet, E., and H. Mahnig. 2000. Quotas d'immigration: l'expérience suisse. In Cahiers de Migrations Internationales (ILO/BIT), 1-42. Genève: International Labour Office / Bureau International du Travail – Service des migrations internationales.

Piguet, E. 2006. Economy versus the people ? Swiss immigration policy between economic demand, xenophobia  and international constraint. In Dialogues on Migration Policy eds. M. Giugni and F. Passy, 67-89. Oxford: Lexington Books.

Piguet, E. 2013. L'immigration en Suisse – soixante ans d'entrouverture (3e édition mise à jour). Lausanne: Presses polytechniques romandes – Collection "Le Savoir Suisse".

Sheldon, G. 2001. Foreign labor employment in Switzerland: less is not more. Swiss political science review  7 (1):104-112.

Sheldon, G. 2003. L'impact de la main-d'oeuvre étrangère sur les salaires relatifs et la croissance en Suisse. In Les Migrations et la Suisse, eds. H.-R. Wicker, R. Fibbi and W. Haug, 322-354. Zurich: Seismo.

Straubhaar, T., and G. Dhima. 1991. Von der Migrationsinnenpolitik zur Migrationsaussenpolitik : Analyse der Auswirkungen der heutigen Ausländerpolitik – Perspektiven und Vorschläge für ihre künftige Weiterentwicklung. Basel: Wirtschaftswissentschafliches Zentrum der Universität Basel.

Straubhaar, T., and P. A. Fischer. 1994. Economic and social aspects of immigration into Switzerland. In European migration in the late twentieth century : historical patterns, actual trends, and social implications, eds. H. Fassmann and R. Münz, 127-148. Aldershot: E. Elgar.

Straubhaar, T., and R. Weber. 1993. Qualitative Aspekte der Einwanderung in die Schweiz : eine Strukturanalyse auf der Basis der Verbrauchserhebung 1990. Schweizerische Zeitschrift für Volkswirtschaft und Statistik 129 (3):313-330.

 

 


[1] Une certaine forme de contingentement a été mise en place dès 1963 à l’échelle des entreprises et ces derniers ont perdurés jusqu’e en 2007 si l'on prend en compte la phase de transition vers la libre-circulation avec l’UE. Ils restent en vigueur pour le reste du monde.

[2] Les principales études scientifique sur la période des contingents son, en économie, les travaux de Flückiger, Sheldon et Straubhaar, dans le domaine politologique, l’étude « Quotas d’immigration – l’expérience suisse » menée en 2000 pour le Bureau international du travail par Piguet et Mahnig et les travaux de Niederberger (cf. bibliographie en fin de document).

[3] Préface de l’étude de Piguet et Mahnig (2000) – Citation du CF de 1964 : Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant l’approbation de l’accord entre la Suisse et l’Italie relatif à l’émigration de travailleurs italiens en Suisse du 4 novembre 1964, Feuille fédérale, 1964, p.1038

 

Immigration portugaise et vote sur l’immigration de masse

Interview donnée à l’Agência portuguesa de notícias

L’immigration portugaise vers la Suisse a été importante ces dernières années en particulier vers la Suisse romande. Avec 254'000 ressortissants, la population portugaise représente plus de 3% de la population totale (13.5% des étrangers). C’est le groupe national qui a connu la plus forte croissance récente (+15'337 entre 2012 et 2013). Chaque année 2000 portugais reçoivent la nationalité suisse.

1) Quelles seront les effets possibles de la nouvelle loi sur l'immigration sur les immigrants portugais ? Quelles sont les craintes que les Portugais devraient avoir s'ils possèdent un statut temporaire ?

L’initiative demande un plafonnement de l’immigration, mais il est probable que cette dernière continuera à répondre aux besoins de l’économie. A moins d’un ralentissement conjoncturel, l’immigration portugaise va donc continuer. Si l’initiative est appliquée avec modération un scénario sans changements majeurs est tout  à fait possible. Les statuts temporaires en particulier vont subsister. En cas d’application restrictive de l’initiative une conséquence serait que le regroupement familial et la transformation d’un statut temporaire en statut stable deviendraient plus difficiles. Il est aussi possible que la protection en cas de licenciement (accès aux prestations d’assistance sociale) soit diminuée. Il est cependant encore difficile de savoir dans quelle direction ira le Conseil fédéral.

2) Pensez-vous que les Portugais au bénéfice d'un permis C seront plus susceptibles de demander une naturalisation à cause de ce vote ? Devraient-ils être inquiets?

Les Portugais déjà titulaires d’un permis C seront très peu touchés par les conséquences de ce vote. Cependant, ils peuvent gagner à se naturaliser s’ils craignent un licenciement ou s’ils souhaitent rentrer quelques années au Portugal sans perdre le droit de revenir en Suisse. On observe généralement un accroissement des demandes de naturalisation lorsque les migrants sont inquiets sur la stabilité de leur séjour. Ce fut le cas dans les années septante lors du choc pétrolier.

3) Comment la Suisse pourrait gérer la réintroduction des contingents sans nuire aux grandes communautés immigrantes comme les Portugais, les Allemands et les Italiens?

L’initiative reste très floue et ne demande qu’un plafonnement sans en fixer le niveau. En conséquence, une application modérée pourrait être sans conséquences majeures. Il sera nécessaire pour cela que l’UE fasse preuve de souplesse car en cas de rupture des accords bilatéraux on peut craindre que les forces anti-européennes soient renforcées dans leurs exigences d’un plafonnement strict.

4) Est-ce que la Suisse peut se passer de la main d'oeuvre portugaise, comment serait-elle remplacée ?

La main-d’œuvre portugaise est actuellement nécessaire dans de nombreux secteurs de l’économie (bâtiment, industrie, services domestiques, hôtellerie-restauration, commerce, etc. mais aussi dans des activités hautement qualifiées) et ne pourrait que marginalement être remplacée.

5) Quelles sont les solutions envisageables pour éviter que les relations CH-UE ne soient trop affectées et que le recrutement de personnel étranger ne soit pas trop bureaucratisé tout en convenant aux partis politiques et milieux économiques?

Un contingent global permettant d’éviter une concurrence des immigrants et des nationaux sur le marché du travail est envisageable sans traitement individuel bureaucratique de chaque demande. Le droit des citoyens de l’UE à la libre immigration en Suisse pourrait être maintenu mais assorti d’un délai en cas de dépassement du contingent de l’année concernée ou en moyenne sur plusieurs années. L’UE devrait comprendre cette mesure car la Suisse connaît un taux d’immigration très supérieur à celui de tous les grands pays de l’Union et qui peut rester élevé si l’application de l’initiative reste modérée.

6) Est-ce que les autorités portugaises étaient clairement au courant des conséquences sur leurs concitoyens qui habitent en Suisse?

Il reste un important travail d’explication à faire par la Suisse. Certaines erreurs d’interprétation de la Commission européenne doivent être corrigées, comme par exemple celle selon laquelle l’initiative impliquerait le retour des contrôles aux frontières, ce qui est inexact puisque l’initiative ne porte que sur les permis de séjour et de travail et pas sur la mobilité. Les régions de Suisse qui ont accepté l’initiative populaire visant à un plafonnement de l’immigration ne sont pas celles où l’immigration portugaise est la plus forte. Le vote suisse ne doit donc pas être interprété comme dirigé contre l’immigration portugaise mais comme le résultat d’une pluralité de facteurs dont l’inquiétude générale face à la modernité et aux abus constatés de la part de certains employeurs sur la marché du travail.

Pour en savoir plus sur la migration portugaise en Suisse :

Fibbi, Rosita (dir.) 2010. Les Portugais en Suisse. Berne: Office fédéral des migrations.

Les vrais perdants de «l’immigration de masse» ne seront pas les travailleurs de l’UE

Le peuple et les cantons ont accepté l’initiative «Contre l’Immigration de masse». Les leçons de Schwarzenbach n’ont pas été tirées. La stratégie risquée poursuivie par le Conseil fédéral a échoué.

Des contingents d’immigration devront être mis en place (maintenus en fait car – fait largement occulté durant la campagne – la Suisse a, «clause de sauvegarde oblige», actuellement un contingent de 2180 autorisations B pour les Etats de l’UE-8 et 53 700 pour les Etats de l’UE-17 en vigueur jusqu’au 31 mai 2014).

La négociation des contingents avec l’UE sera difficile. Elle pourrait conduire à la résiliation des accords de libre-circulation voire à celle d’autres accords bilatéraux mais rien n’est sûr.

Sur la base de l’expérience historique, il n’y a pas trop de soucis à se faire pour l’immigration économique. Que l’Accord sur la libre circulation (ALCP) soit résilié ou non, les entreprises et le Conseil fédéral feront tout pour que des contingents suffisants restent disponibles. Un quota assez large pourrait ainsi être octroyé à l’UE, dans un ALCP modifié, si elle adopte une ligne pragmatique et ne fait pas de la libre-circulation absolue un principe.

Ce sont donc les autres catégories d’immigration qui payeront le prix fort de la volonté de réduire la migration. L’initiative – et désormais la Constitution – spécifie en effet «Les plafonds valent pour toutes les autorisations délivrées».

En première ligne, les immigrants des pays non européens sur lesquels il est facile d’agir sans froisser l’UE. On espère que nul n’osera toucher aux engagements fondamentaux du domaine de l’asile, mais le regroupement familial et l’immigration d’étudiants risquent bien de subir un plafonnement explicite ou des chicaneries administratives destinées à les décourager. Si l’ALCP était résilié et les relations tendues avec l’UE, ce serait alors le regroupement familial de l’UE qui serait limité, en particulier celui lié à l’immigration non-qualifiée en provenance du Sud et de l’Est de l’Europe, bien avant que les travailleurs eux-mêmes ne soient touchés. Enfin, si les mesures d'accompagnements sont réduites afin de compenser la bureaucratie des quotas, les travailleurs suisses et résidants pourraient souffir paradoxalement d'un dumping salarial accru mais profitable à l'économie.  

Dans tous ces cas de figure, on constate que l’arrivée de  travailleurs «utiles» sera favorisée.  L’économie tirera son épingle du jeu dans le contexte d’une entrouverture typiquement helvétique mais où les droits  humains à l’unité de la famille, à la reconnaissance du statut de réfugié et à l’éducation, sont perdants.

Il appartient maintenant au Conseil fédéral et au parlement d’éviter une telle dérive.

Les leçons des contingents d’immigration

La Suisse a connu un contingentement de l’immigration européenne de 1963 à 2007. Quelles sont les leçons qui peuvent en être tirées?

En premier lieu, on ne saurait affirmer que les contingents ont été sans effets sur l’immigration. Un politicien de haut rang a récemment prétendu que la Suisse connaissait durant la période des contingents une immigration deux fois plus forte qu’à l’heure actuelle, ce qui en démontrerait l’inefficacité. C’est inexact, car si l’immigration a certes atteint 200'000 entrées par année en 1961/62 (soit presque le double dès 125'000 entrées de 2012), les tout premiers contingents n’ont été introduits timidement qu’en 1963… On a dès lors vu le nombre d’entrées et le solde migratoire décliner au fur et à mesure que la politique de contingentement s’est durcie.

Par contre, il est exact d’affirmer que les contingents n’ont pas eu l’effet escompté par le Conseil fédéral, à savoir stabiliser la population étrangère. Les soldes migratoires sont restés positifs et la population étrangère a continué de croître. Les contingents ne portaient en effet que sur les travailleurs et non sur le regroupement familial. L’économie est, par ailleurs, souvent parvenue à contourner les contingents, soit par le recrutement de main-d’œuvre temporaire (le contingentement des saisonniers était beaucoup plus souple), soit en faisant échapper certaines branches au contingentement (la santé et l’agriculture jusqu’en 1974). Dès 1990 les contingents ont été accrus sous la pression des milieux économiques dans une proportion telle qu’ils n’ont plus été entièrement utilisés et sont devenus largement inopérants.

Les contingents ont eu d’autres inconvénients. Ils ont engendré une forte concurrence entre les branches et les régions pour tenter d’influencer la répartition de l’immigration en leur faveur: une source de tension et de conflit politique importante. Les contingents ont aussi nécessité un appareil bureaucratique lourd afin de déterminer quels employeurs pourraient bénéficier de main-d’œuvre étrangère en respectant les principes de priorité à la main-d’œuvre résidante. Enfin, les contingents se sont révélés un instrument peu flexible puisqu’ils étaient fixés pour l’ensemble d’une année sans pouvoir tenir compte de manière assez souple des besoins spécifiques et ponctuels de certaines branches ou régions.

Qu’en est-il de l’effet négatif parfois relevé sur la qualification des immigrants? C’est là, selon nous, un reproche excessif: en eux même les contingents ne spécifiaient pas que seuls des immigrants non qualifiés devaient être recrutés. Ce sont bien les employeurs suisses qui ont fait ce choix et les employés suisses qui en ont bénéficié par des possibilités accrues de mobilité professionnelle. Ce diagnostic est confirmé par le fait que le contingentement de l’immigration reste, aujourd’hui encore, en vigueur pour l’immigration extra-européenne, laquelle doit, de par la loi, être hautement qualifiée.

Peut-on conclure de ce bilan nuancé que les contingents proposés par l’initiative «Contre l’immigration de masse» seraient une solution acceptable pour la Suisse? Il n’est est rien. Sans entrer dans le détail d’arguments développés ailleurs (cf. l’argumentaire en 10 points de la Commission fédérale des migrations), il faut en particulier rappeler que les contingents proposés par les initiants portent non seulement sur les travailleurs – comme cela était le cas entre 1963 et 2007 – mais sur l’ensemble de l’immigration étrangère, ce qui obligerait à des choix cornéliens entre immigration économique, obligations humanitaire d’asile et regroupement familial. On peut ajouter que les contingents peuvent paradoxalement accroître la pression de l’immigration sur les salaires s’ils coïncident – comme le demande implicitement l’initiative – avec la suppression des mesures d’accompagnement de la libre-circulation qui protègent en partie le marché du travail du dumping.

Réintroduire les contingents est donc une mauvaise idée, mais diaboliser l’expérience migratoire des décennies où cette politique a été menée relève d’une simplification historique excessive.

 

Deux références pour aller plus loin: Piguet, E. et H. Mahnig. 2000. Quotas d'immigration: l'expérience suisse. In Cahiers de Migrations Internationales (ILO/BIT), 1-42. Genève: International Labour Office / Bureau International du Travail – Service des migrations internationales. Piguet, E. 2005. L'immigration en Suisse depuis 1948 – Une analyse des flux migratoires. Zurich: Seismo.

La saison des soldes

L’immigration augmente-t-elle ou diminue-t-elle en Suisse? Voilà à première vue la plus basique des questions à laquelle il faut répondre avant tout débat sur le thème…

Pas si facile pourtant! Ainsi, en consultant l’infographie du site de la Radio Télévision Suisse (RTS) on croit comprendre que le solde migratoire annuel (différence entre les entrées et les sorties de Suisse) est passé de + 68'967 personnes en 2010 à + 51’190 en 2012… Diminution de 26% donc!

Mais en consultant le site de l’initiative UDC «Contre l’immigration de masse» le solde migratoire (ici appelé «Bilan») prend l’ascenseur sur la même période de + 64'803 personnes en 2010 à + 73'287 en 2012… Augmentation de 13%!

La différence entre les deux sources est particulièrement spectaculaire pour 2012: 22'097 immigrants semblent créés de toute pièces ou évaporés dans la nature! Qui ment? La RTS, chaîne d’Etat, fait-elle de la propagande? L’UDC, en pleine campagne, manipule-t-elle les chiffres?

Source: RTS

Source: UDC

Remontons d’un cran: la RTS donne comme source l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’UDC l’Office fédéral des migrations (ODM). Nouvelle hypothèse: guerre des Offices? Incohérence administrative? Il y a quelques années, le gouvernement britannique a vacillé pour une histoire de statistique migratoire et l’Institut national français de la statistique (INSEE) a parfois été accusé de dissimulation de migrants…

Rassurons-nous, il n’en est rien mais pour s’en convaincre il faut plonger dans les chiffres!

Dans le calcul de son solde migratoire, l’ODM considère comme des immigrants les étrangers qui entrent en Suisse physiquement avec un permis durable (d’une durée ≥ à 1 an), mais aussi les étrangers déjà en Suisse avec un permis non-permanent (d’une durée < à 1 an) qui obtiennent un permis durable (par exemple une étudiante avec un permis L (< 1an) obtient par mariage un permis B (≥ 1an) ou un requérant d’asile (permis N) obtient un statut de réfugié (permis B)). Ces personnes entrent dans la «population résidante permanente». Ce mode de calcul est tout à fait correct dans la mesure où, lors de leur arrivée avec un permis de courte durée, ces personnes n’avaient pas été comptées dans le solde migratoire. Le solde calculé par l’ODM – et donc  les chiffres repris par l’UDC – reflètent donc bien l’impact démographique de l’immigration étrangère en Suisse (évidemment aussi influencée par les naissances, les décès et les naturalisations d’étrangers) mais avec un décalage temporel: certains immigrants comptés en 2012 peuvent être entrés en Suisse avant cette date!

Depuis 2011, l’OFS procède différemment de l’ODM et ne considère pour calculer son solde migratoire de la «population résidante permanente» que les personnes qui entrent effectivement en Suisse au bénéfice d’un permis de longue durée (> 1 an). Les immigrants de courte durée sont comptés dans un solde migratoire de population non permanente d’abord et ils apparaissent ensuite dans une rubrique «changement de type de population». Cette façon de faire est  défendable puisque par ailleurs un solde de population non-permanente est calculé. Le hic est que beaucoup d’étrangers entrent en Suisse avec des permis de courte durée et que les «changements de type de population» sont donc importants. Si on les oublie (comme le fait l’infographie de la RTS), le solde migratoire ne reflète plus correctement l’impact effectif de la migration sur la population résidante permanente. Au vu du changement de méthode, les années 2011/12 ne peuvent en outre pas être comparées aux années antérieures*.

En conclusion, il n’y a pas de solde plus juste ou plus faux que l’autre, disons que celui de l’OFS est techniquement plus exact, mais que celui de l’ODM reflète mieux l’impact effectif de l’immigration sur la population. A titre personnel, c’est une troisième démarche que je privilégie. Elle consiste à calculer, selon une vieille tradition, un solde migratoire total par différence entre l’accroissement de la population et les soldes naturels (naissance – décès), sans distinction entre immigrants/émigrants suisses et étrangers**. Cette méthode est intéressante car elle donne une image fidèle de l’impact démographique de la migration sans s’embarrasser d’une distinction entre nationalités peu pertinente (il y a des naturalisés parmi les émigrants). Elle permet en outre de remonter plus loin historiquement (jusqu’en 1861!). Avantage majeur, ces chiffres ne sont pas touchés par les biais évoqués ci-dessus et par les erreurs fréquentes dans le comptage des entrées et des sorties de Suisse. Pour la période récente, mes chiffres sont inférieurs à ceux du solde de l’ODM car il y a un solde migratoire négatif des Suisses, ils sont par contre supérieurs à ceux du solde migratoire de la population résidante permanente de l’OFS car les changements de types de population sont pris en compte.

Conclusion de l’enquête: pas de scoop! Après une croissance marquée en 2007/8 qui coïncide avec la levée des contingents pour les 15 anciens Etats membres de l’UE et avec une vigoureuse croissance économique, l’immigration en Suisse est d’une remarquable stabilité. Elle a peu augmenté avec l’élargissement progressif de la libre-circulation aux nouveaux pays de l’UE après 2008 mais force est de constater qu’elle reste en perspective historique et en comparaison internationale de très grande ampleur.

*On notera que les soldes ODM et OFS présentent aussi des différences, plus faibles, avant 2011. Elles s’expliquent par une définition différente de la population résidante permanente étrangère. A noter par ailleurs un autre changement: La population résidante permanente à partir du 31.12.2010 comprend les personnes dans le processus d’asile totalisant au moins 12 mois de résidence en Suisse (consulter la page).

**Sur la base des données historiques de l’OFS (consulter fichier)


Deux références pour aller plus loinHéran, F. 2007. Le temps des immigrés. Paris: Seuil (discussion des soldes migratoires et de leur signification – comparaison internationale). Can, E., N. Ramel, und G. Sheldon. 2013. Effekte der Personenfreizügigkeit auf die wirtschaftliche Entwicklung der Schweiz. Basel: (FAI) Universität Basel – im Auftrag des Schweizerischen Arbeitgeberverbands (analyse détaillée des soldes migratoires).

 

Sur le même sujet, dans L'Hebdo

Sur les blogs

  • François Cherix:

Vrais et faux réfugiés…

Deux visions s’affrontent en politique d'asile. Pour les uns, une minorité de vrais réfugiés doit être distinguée d'une majorité de migrants économiques qui abusent de la procédure d'asile; afin d'opérer un tri, il s'agit d'examiner sévèrement les motifs d'asile et d'avoir recours à des mesures dissuasives rendant la Suisse peu attractive. Pour les autres, les demandeurs d'asile sont, avant tout, des personnes à protéger et tout doit être mis en œuvre pour éviter de les renvoyer vers des pays où elles pourraient être en danger.

Les tenants de la première thèse s'installent assez confortablement dans une position «dure mais juste» et les seconds dans une sauvegarde des «valeurs humanitaires fondamentales», elle aussi confortable. Tout le monde, en fin de compte, affirme chercher à protéger efficacement les personnes en détresse. Les partisans de la fermeture comme ceux de l’ouverture se fondent cependant sur des conceptions biaisées des réalités actuelles des mouvements migratoires.

Une première erreur est de penser qu'il existerait d'une part de vrais réfugiés, méritant d'être accueillis en Suisse, et de l'autre des migrants économiques sans besoin de protection. Certes, seule une minorité des requérants sont personnellement persécutés et correspondent à la Convention de 1951 sur les réfugiés, mais l’examen de la situation politique et économique des pays d'origine montre que, dans une large proportion d’autres cas, ce sont bel et bien des situations de violence ou de violation des droits humains qui expliquent la fuite. Des analyses statistiques permettent ainsi de montrer qu’à l’échelle mondiale, le chômage et la pauvreté sont sans incidence sur le nombre de demandeurs d'asile quittant un pays alors que leur effectif augmente si la situation politique se dégrade et diminue si elle s’améliore.

Une deuxième erreur est cependant de croire qu'une politique de portes ouvertes est une réponse adéquate aux besoins de protection dont nous venons de mesurer l’ampleur. Elle buterait vite, en effet, sur un problème d’effectifs et d’équité. Un problème d’effectifs, car le nombre de personnes en quête de protection à l’échelle du globe est sans commune mesure avec les possibilités d’accueil. Un problème d’équité, car les personnes qui parviennent à gagner l’Europe et la Suisse sont rarement celles pour qui le besoin de protection est le plus aigu: il est beaucoup plus difficile pour les femmes, les personnes âgées et les plus démunis de fuir sur de longues distances. Or, dans les milieux défendant les réfugiés, l’énergie déployée pour défendre les cas individuels de demandeurs d’asile parvenus jusqu’en Suisse contraste souvent avec une attention limitée portée à l’assistance au-delà des frontières. Le déséquilibre impressionnant (de 1 à 25) entre la contribution financière de la Suisse au budget du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et le budget fédéral lié à l’asile en Suisse illustre cette myopie humanitaire.

Nos arguments invalident donc l'idée selon laquelle on peut, avec bonne conscience, renvoyer une majorité de «faux» réfugiés pour accueillir la minorité des «vrais». Il en ressort cependant aussi qu'un accueil réservé aux personnes remplissant les conditions strictes de la Convention de 1951 et restrictif vis-à-vis de celles qui fuient la détresse et l'insécurité est nécessaire pour éviter de susciter des espoirs chez des centaines de milliers de migrants potentiels. Une telle politique de sélection n’est cependant moralement justifiable qu'à deux conditions: d'une part, si elle s'accompagne d'efforts plus soutenus pour offrir des alternatives de protection à proximité des zones de tension et soutenir les efforts du HCR, d'autre part, si les autorités garantissent à tous les demandeurs d’asile une procédure respectant leurs droits fondamentaux. La mission des défenseurs de l’asile est donc double, veiller à garantir l’humanité des politiques en Suisse sans perdre de vue les enjeux mondiaux.

Deux références pour aller plus loin: Price M.E. Rethinking Asylum. Cambridge University Press; 2009 / Gibney M.J. The Ethics and Politics of Asylum. Cambridge University Press; 2004.

Texte remanié sur la base d’une contribution parue dans "Agir – Le magazine de l'entraide protestante suisse"