Les leçons des contingents d’immigration

La Suisse a connu un contingentement de l’immigration européenne de 1963 à 2007. Quelles sont les leçons qui peuvent en être tirées?

En premier lieu, on ne saurait affirmer que les contingents ont été sans effets sur l’immigration. Un politicien de haut rang a récemment prétendu que la Suisse connaissait durant la période des contingents une immigration deux fois plus forte qu’à l’heure actuelle, ce qui en démontrerait l’inefficacité. C’est inexact, car si l’immigration a certes atteint 200'000 entrées par année en 1961/62 (soit presque le double dès 125'000 entrées de 2012), les tout premiers contingents n’ont été introduits timidement qu’en 1963… On a dès lors vu le nombre d’entrées et le solde migratoire décliner au fur et à mesure que la politique de contingentement s’est durcie.

Par contre, il est exact d’affirmer que les contingents n’ont pas eu l’effet escompté par le Conseil fédéral, à savoir stabiliser la population étrangère. Les soldes migratoires sont restés positifs et la population étrangère a continué de croître. Les contingents ne portaient en effet que sur les travailleurs et non sur le regroupement familial. L’économie est, par ailleurs, souvent parvenue à contourner les contingents, soit par le recrutement de main-d’œuvre temporaire (le contingentement des saisonniers était beaucoup plus souple), soit en faisant échapper certaines branches au contingentement (la santé et l’agriculture jusqu’en 1974). Dès 1990 les contingents ont été accrus sous la pression des milieux économiques dans une proportion telle qu’ils n’ont plus été entièrement utilisés et sont devenus largement inopérants.

Les contingents ont eu d’autres inconvénients. Ils ont engendré une forte concurrence entre les branches et les régions pour tenter d’influencer la répartition de l’immigration en leur faveur: une source de tension et de conflit politique importante. Les contingents ont aussi nécessité un appareil bureaucratique lourd afin de déterminer quels employeurs pourraient bénéficier de main-d’œuvre étrangère en respectant les principes de priorité à la main-d’œuvre résidante. Enfin, les contingents se sont révélés un instrument peu flexible puisqu’ils étaient fixés pour l’ensemble d’une année sans pouvoir tenir compte de manière assez souple des besoins spécifiques et ponctuels de certaines branches ou régions.

Qu’en est-il de l’effet négatif parfois relevé sur la qualification des immigrants? C’est là, selon nous, un reproche excessif: en eux même les contingents ne spécifiaient pas que seuls des immigrants non qualifiés devaient être recrutés. Ce sont bien les employeurs suisses qui ont fait ce choix et les employés suisses qui en ont bénéficié par des possibilités accrues de mobilité professionnelle. Ce diagnostic est confirmé par le fait que le contingentement de l’immigration reste, aujourd’hui encore, en vigueur pour l’immigration extra-européenne, laquelle doit, de par la loi, être hautement qualifiée.

Peut-on conclure de ce bilan nuancé que les contingents proposés par l’initiative «Contre l’immigration de masse» seraient une solution acceptable pour la Suisse? Il n’est est rien. Sans entrer dans le détail d’arguments développés ailleurs (cf. l’argumentaire en 10 points de la Commission fédérale des migrations), il faut en particulier rappeler que les contingents proposés par les initiants portent non seulement sur les travailleurs – comme cela était le cas entre 1963 et 2007 – mais sur l’ensemble de l’immigration étrangère, ce qui obligerait à des choix cornéliens entre immigration économique, obligations humanitaire d’asile et regroupement familial. On peut ajouter que les contingents peuvent paradoxalement accroître la pression de l’immigration sur les salaires s’ils coïncident – comme le demande implicitement l’initiative – avec la suppression des mesures d’accompagnement de la libre-circulation qui protègent en partie le marché du travail du dumping.

Réintroduire les contingents est donc une mauvaise idée, mais diaboliser l’expérience migratoire des décennies où cette politique a été menée relève d’une simplification historique excessive.

 

Deux références pour aller plus loin: Piguet, E. et H. Mahnig. 2000. Quotas d'immigration: l'expérience suisse. In Cahiers de Migrations Internationales (ILO/BIT), 1-42. Genève: International Labour Office / Bureau International du Travail – Service des migrations internationales. Piguet, E. 2005. L'immigration en Suisse depuis 1948 – Une analyse des flux migratoires. Zurich: Seismo.

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.