Ava DuVernay, la réalisatrice afro-américaine de 42 ans, a eu du nez. Son dernier film: "Selma" sort le 25 décembre, jour de Noël. Celui-ci raconte la lutte de Martin Luther King et d'autres partisans du mouvement des droits civiques notamment lors de la marche de Selma en Alabama à Montgomery en faveur du droit de vote en 1965. La première marche fut sanglante, réprimée par les forces de l'ordre. L'actuel congressiste démocrate John Lewis en faisait partie. Il fut sévèrement battu. Ce fut le "Bloody Sunday", ancré dans la mémoire collective américaine.
Le film met en scène, dans un petit rôle, la star télévisuelle Oprah Winfrey qui incarne une activiste des droits civiques Lee Cooper. Pour elle, "Selma" est d'une brûlante actualité: "Regardez par la fenêtre les gens protester et regardez Selma. C'est très similaire. (…) C'est une chose magnifique que les gens protestent. Quand ils disent "assez c'est assez", et "l'injustice n'importe où est une menace contre la justice n'importe où ailleurs, c'est ce que Martin Luther King disait à Selma" à l'époque.
Le film sort en effet à un moment où la question raciale est à nouveau remontée à la surface aux Etats-Unis après la non-inculpation de deux policiers blancs à Ferguson dans le Missouri et à Staten Island à New York, qui ont tué/contribué à tuer deux Afro-Américains non armés, Michael Brown, 18 ans, et Eric Garner, 43 ans. D'autres abus policiers ont fait le tour des télévisions. Dans un supermarché Walmart d'Ohio, un jeune Afro-Américain jouait avec une arme à billes exposée sur une étagère du magasin. Un client a appelé le numéro d'urgence 911 pour dire que le jeune pointait l'arme sur des gens. Or la vidéo montre que ce n'était pas le cas et qu'il était dans son plein droit de jouer avec une telle arme factice en vente chez Walmart dans un Etat qui autorise par ailleurs le port d'arme si celle-ci est cachée. Les policiers blancs qui sont venus à Walmart ne se sont pas embarrassés d'enquêter. Ils ont abattu le jeune homme. A Cleveland, un enfant afro-américain de 12 ans jouait avec un pistolet factice dans un parc désert. Même scénario. Une personne appelle le numéro 911, expliquant la situation tout en précisant que l'arme en question pourrait être une arme factice. Rien n'y fait. Les policiers arrivent en trombe avec leur voiture, en sortent et abattent immédiatement l'enfant. Les exemples de ce type abondent. La communauté afro-américaine n'a plus confiance dans la police, ni dans le système judiciaire qui pénalise de façon disproportionnée les Noirs. C'est l'une des manifestations les plus flagrantes de racisme institutionnel qui persiste en Amérique, bien que les relations interpersonnelles aient beaucoup progressé au plan racial.
Le film "Selma" sort par ailleurs quelque temps après que la Cour suprême des Etats-Unis a supprimé une clause majeure de la loi sur le droit de vote (Voting Rights Act) de 1965: la section V qui impose à quelques Etats du Sud au passé ségrégationniste de soumettre leur législation électorale avant toute élection pour que Washington puisse s'assurer qu'elle n'est pas discriminatoire. C'est un pas en arrière, estiment les Afro-Américains.
J'étais en juin dernier à Selma au moment du tournage du film. Voici les quelques photos que j'en ai ramenées. A lire également la série sur les droits civiques publiée dans Le Temps.
Le fameux Pettus Bridge qui enjambe la rivière Alabama.
La bande annonce du film:
Le tournage s'est déroulé à Selma. Lors de mes pérégrinations dans cette petite ville d'Alabama, j'ai pu rencontrer plusieurs participants à la marche de 1965
Joanne Bland était une enfant à l'époque de la marche. Elle se souvient très bien des cris des gens qui revenaient du pont après avoir été battus par la police:
J'ai également rencontré le révérend Frederik Douglas Reese, qui participa à la marche et partagea aussi un jour une cellule de prison avec Martin Luther King:
L'activiste des droits civiques Joanne Bland, qui organise des tours à Selma (Journeys for the Soul), enrage à chaque fois qu'elle passe devant cette statue de Martin Luther King. Elle ne comprend pas comment on a pu graver la fameuse phrase du King en la déclinant au passé (I had ou lieu de I have a dream).
La Brown Church, l'église où les activistes du mouvement des droits civiques se réunirent en 1965 pour organiser la marche Selma-Montgomery:
Après la première marche avortée de Selma-Montgomery, Martin Luther King fit un appel pour que des activistes de tout le pays accourent à Selma. C'est ce qu'a fait le révérend blanc du Massachusetts James Reeb, qui fut assassiné par des Blancs racistes qui sortaient du café Silver Moon:
Des drapeaux confédérés sont toujours visibles dans un cimetière, le Old Live Oak, en périphérie de Selma. C'est là que trônait une statue du général de la Confédération Nathan Bedford Forest, accusé de crime de guerre pour avoir fait massacrer des milliers de soldats noirs à la bataille de Fort Pillowen 1864. Mais la statue fut volée. Le général devint même le premier Grand Sorcier du Ku Klux Klan. Le piédestal est toujours là: