“Vie et destin”, l’indispensable roman

En ces temps troublés, je fais un rêve: celui de voir tout le monde se ruer sur Vie et destin, roman de Vassili Grossman. Parce que ce roman tend à l’humanité un miroir à la fois désespérant et rempli d’espoir.

Oui, Vie et destin est un roman russe, foisonnant, bourré de personnages aux trajectoires complexes, broyés dans le hachoir de l’histoire. Bouquin d’une implacable lucidité, qui suit les parcours déviés de ses multiples personnages, Vie et destin renvoie dos à dos les totalitarismes côtoyés par l’auteur: le nazisme et le stalinisme.

Ce roman est d’autant plus inattendu que Vassili Grossman est, avant Vie et destin, un écrivain soviétique qui ne fait pas de vagues. Mais voilà, sa famille est frappée par les purges staliniennes puis, correspondant de guerre au sein de l’armée rouge pendant la deuxième guerre mondiale, il vit le siège épouvantable de Stalingrad, les massacres en Ukraine, la libération des camps de concentration.

Vassili Grossman vient de Berdytchiv (ou Berditchev), où il est né. En Ukraine, donc – et il y aurait une thèse à faire sur cette ville et la littérature, mais tel n’est pas notre propos aujourd’hui. Sa mère y est assassinée par les Einsatzgruppen, mais cela, Vassili Grossman ne l’apprendra qu’après la guerre. Vie et destin est aussi un hommage à sa mère assassinée.

L’humaine bonté

Alors me direz-vous, c’est tout ce que vous avez trouvé pour nous remonter le moral? Oui, parce que Vie et destin ne se résume à une immense fresque historique. Il vibre d’une humanité vivante et résistante. En cela, il a marqué un philosophe comme Emmanuel Levinas, car Vie et destin est aussi le roman de la bonté désintéressée, de l’humaine bonté qui fait qu’en dépit de la barbarie, on soigne un ennemi blessé. Qu’en dépit du plus grand dénuement, on partage son pain avec plus affamé que soi.

Face à la barbarie, il nous reste, à chacune et à chacun, à cultiver cette humanité. Tel est le message que Vie et Destin nous fait parvenir à travers les années.

Un roman emprisonné

Et puis il y a la saga de ce roman, achevé en 1962, confisqué par le KGB dont les agents auraient dit: “nous ne sommes pas venus arrêter l’auteur, mais le livre”. Vassili Grossman meurt en 1964, dans le dénuement, après avoir, en vain, demandé la “libération” de son manuscrit.

Vassili Grossman ne verra pas son chef d’œuvre publié de son vivant. D’ailleurs, on croit le manuscrit perdu. Pourtant, bien des années plus tard, une copie réapparaît grâce à un ami de l’écrivain. Il la confie au dissident Andreï Sakharov qui la met sur microfilm. Le microfilm franchit le rideau de fer, dans les bagages de l’écrivain et dissident Vladimir Voïnovic. En 1980, Vie et destin est publié en russe, à Lausanne, par Vladimir Dimitrievic, fondateur des éditions L’Âge d’Homme, qui publiera également la traduction française avec l’éditeur français Julliard. Un destin hors du commun pour un roman hors du commun.

Je conseille aussi les Carnets de guerre du même auteur, disponibles en poche.

Emmanuelle Robert

Après des études de lettres et un parcours de journaliste, Emmanuelle Robert a travaillé dans la coopération au développement. Active dans la communication (le jour), elle écrit (la nuit) et est l'auteure de Malatraix (Slatkine, Genève, 2021). Elle est aussi coach professionnelle et amatrice de course à pied.

6 réponses à ““Vie et destin”, l’indispensable roman

  1. Bonjour
    J’avais tellement entendu parler de ce livre que je l’ai lu, malgré sa taille le nombre impressionnant de personnages aux noms parfois difficiles à associer ( les noms changent avec les diminutif) mais qu’importe. C’est une lecture magnifique et terrible ( la scène de la chambre à gaz, la vieille qui recueille et soigne un pauvre homme etc.)
    Mais j’ai une question à vous poser: le dernier chapitre, très poétique, le seul oú les deux personnages – un couplé dans la campagne- qui sont ils? Le sens de ce dernier chapitre ?
    Bien sûr c’est un détail mais si vous pouviez m’éclairer..
    Bonne journée
    Pierre

    1. Bonjour,
      Je dois vous avouer que je n’en ai aucune idée! Mais cela offre une fin ouverte, un espoir. À chacune et à chacun d’y mettre du sens. N’est-ce pas le propre des grands romans d’offrir des lectures multiples?
      Cela dit, félicitations de vous être attaqué à ce “morceau” et de vous être laissé embarquer dans cette fresque époustouflante dont vous citez deux moments très forts.

  2. Je reprends mon commentaire car incomplet ” le seul chapitre où les personnages n’ont pas de nom”
    Excusez moi

  3. Bonjour,
    Pour votre information, ce roman est disponible en podcast sur le site de Radio France (C’est Gratuit). Il y a 60 épisodes de 20 mn et c’est top pour moi qui fait de longs trajets en voiture. L’Allemagne et la Russie ont eu la malchance d’avoir porté au pouvoir les deux plus gros tueurs en série du 20eme siècle, ce qui est le plus effrayant ce sont les relais du pouvoir et aucun garde fou sous prétexte de respect aux ordres, Et puis brusquement un virage à 180 degrés une fois le maître disparu. Cela me fait penser aux grosses entreprises (Multi nationales, Banques , mastodontes de la chimie) et leurs relais, les politiques qui appliquent aveuglément une vision ultra libérale. On va au plus loin et après on change tout. Il n’y a pas de responsables, pas de coupables et au final que des victimes et des dégâts. Le régime démocratique est malheureusement le seul qui permet aux voix d’alerter et d’exprimer une opposition mais les forces du bâillon sont vraiment toujours en action.
    L’exercice du pouvoir est vraiment quelque chose à ne pas mettre entre toutes les mains…

  4. Je viens de terminer ce monument…Il faut s’accrocher et comme tous les classiques russes, il faut se doter d’une liste de personnages (je conseille la fiche Wikipédia en anglais – on change de langue à droite en haut de la fiche- la fiche polonaise ou russe apporte des compléments également intéressants)
    On devrait lire bien plus ce livre, comme ceux des grands russes, de Tolstoï à Soljenitsyne (je recommande le pavillon des cancéreux et le Premier Cercle).
    J’en profite également pour recommander en ces temps troublés le passé d’une illusion de François Furet.

  5. Mais quel bonheur de tomber au hasard sur cet article. J’ai lu Vie et destin lors de la sortie des bienveillantes (2008?), suite à un article qui comparait les deux livres. Je n’ai jamais relu les bienveillantes… Vie et destin occupe mes pensées depuis, je l’ai relu à deux reprises, et à chaque fois je reste sidéré. Sidéré par le désespoir teinté d’humanisme, ou l’inverse ? Par la quasi-infinie clairvoyance de l’auteur, par sa délicatesse, par la force avec laquelle il évoque l’indicible. Quelques années après ma première lecture, je me suis rendu aux abords du lac Yssyk-Koul, avant de (re-)découvrir que le bleu de ce lac est la dernière vision d’une victime des chambres.
    La Beauté, ultime vision ? Peut-être est-ce la part de ce roman que je souhaite garder.

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